Le syndicalisme rassemblé, une illusion ? edit

20 juin 2011

Partant du constat que la crise du syndicalisme français était notamment due à sa division, le dirigeant cégétiste Louis Viannet militait déjà dans les années 1990 en faveur d’un rapprochement entre les grandes organisations syndicales. Repris avec force par Bernard Thibault dès son accession à la tête de la CGT, le thème du syndicalisme rassemblé semble avoir produit ses pleins effets lors des récents mouvements sociaux de 2009 et de 2010. Une fois passées la fièvre des mobilisations et la pression de l’événement, que reste-t-il des divers commentaires qui voyaient dans ces mouvements unitaires un nouvel élan pour le syndicalisme français ?

Il faut le noter : qu’il s’agisse d’affirmer les positions syndicales face à la crise économique et aux choix gouvernementaux ou de protester contre la nouvelle réforme des retraites mettant en cause l’âge légal de départ à 60 ans, jamais l’unité syndicale ne fut aussi parfaite. En dépit de certaines réserves de la part de FO, cette unité concerna la totalité des confédérations, de SUD à la CFTC, ce qui reste inédit dans le contexte de l’après-1945 et eut des effets certains sur l’état de l’opinion. En effet, le capital de sympathie qu’accordait cette dernière aux grands mouvements de 2009 et de 2010 fut particulièrement élevé. Un mois après le début des mobilisations de l’automne dernier, 70% des Français estimaient que celles-ci étaient justifiées (IFOP, Sud-Ouest, 7-8 octobre 2010). Mais le soutien à tel ou tel mouvement social, implique-t-il une adhésion plus durable au syndicalisme ?

Le dernier mouvement sur les retraites s’est heurté à l’intransigeance prévisible du gouvernement, et son échec, après d’autres, a eu d’évidents effets sur l’opinion. Le conflit à peine achevé, la cote de confiance des syndicats subissait un recul. En décembre 2010, le baromètre annuel du CEVIPOF montrait que la confiance que l’opinion accordait aux syndicats était en recul de trois points par rapport à l’année précédente ; elle se situait à 33% contre 61% d’avis négatif. Les syndicats se positionnaient ainsi loin derrière des institutions comme les hôpitaux (78% d’avis positifs) voire les grandes entreprises publiques (43%) ou l’Union européenne (40%).

Au niveau plus concret de l’entreprise, les mouvements de 2009 et 2010 ne semblent pas non plus avoir contribué à conforter l’image des syndicats. À la question : « pour défendre vos intérêts en tant que salariés, qu’est-ce qui est selon vous le plus efficace ? », les réponses ne privilégient nullement les syndicats, loin de là. Les salariés optent en priorité pour une discussion individuelle avec la hiérarchie (51%, selon les résultats recueillis par la Sofrès pour l’Institut Dialogues, à l’automne 2010). En second lieu intervient le fait de se coordonner avec d’autres collègues (26%), puis le recours aux syndicats (20%). Fait préoccupant pour ces derniers, les tendances que l’on retrouve sur l’ensemble des salariés s’accentuent parmi les jeunes de 18-30 ans : 59% d’entre eux privilégient la hiérarchie, 15% les syndicats.

Par-delà les opinions émises à propos de la confiance ou de l’efficacité accordée aux syndicats par les salariés, d’autres données montrent que l’image des syndicats est également affectée sur un terrain essentiel du point de vue de la cohésion sociale et des représentations symboliques : le terrain des valeurs. À la question : « pour chacun des acteurs suivants, avez-vous le sentiment qu’il véhicule plutôt des valeurs positives ou plutôt des valeurs négatives pour la société française ? », 39% des Français pensent que les syndicats apportent des valeurs positives, 57% estimant le contraire. Comparée à d’autres acteurs ou institutions, la position des syndicats est critique. Ils se situent loin derrière les associations (79% d’avis positifs contre 17% d’avis négatifs), l’école (71%, 25%), ou les entreprises (54%, 41%) (Source : La Lettre de l’opinion, IFOP, n° 33, 14 juin 2011).

Est-ce ceci qui explique les obstacles que rencontrent les syndicats sur le terrain de la syndicalisation et certains échecs patents comme celui de la CGT qui en 2003, s’était fixé comme but d’atteindre le million d’adhérents en 2007 ? Ou plutôt, les modalités même qui président dans certaines circonstances à l’unité syndicale ? En fait, si l’opinion reste distante à l’égard du fait syndical, ce n’est pas seulement dû à l’échec de certains grands mouvements sociaux. Le problème se pose aussi quant aux assises et aux registres de l’unité d’action. À l’automne 2010, celle-ci était déjà fragilisée par les appels répétés de FO et de SUD en faveur d’une grève générale déclenchée de façon centralisée et la défiance de la CGT et de la CFDT face à cette initiative. Mais surtout, l’unité dans l’action ne coïncidait pas avec un accord réel sur les débouchés de l’action et sur les propositions à opposer aux projets du gouvernement. Les divergences entre la CGT et la CFDT, qui constituaient l’axe majeur du front syndical de l’automne 2010, étaient patentes, notamment sur le plan de l’allongement de la durée des cotisations. En fait, en France, l’unité d’action fonctionne selon un principe, le principe de mobilisation, qui l’emporte souvent sur celui de propositions. En l’occurrence, le postulat s’avère élémentaire : il s’agit d’atteindre le plus haut niveau possible de mobilisations pour « montrer sa détermination » face au pouvoir. Et après ?

Faute de propositions communes, faute d’une sorte de « programme syndical commun », la mobilisation ne s’arrête-t-elle pas aux portes de la négociation – alors que c’est précisément là qu’elle devrait porter tous ses fruits ? Par essence, le temps de la (seule) mobilisation est toujours un « temps court », relevant de l’éphémère. Seule une unité d’action fondée sur des propositions communes peut produire des résultats qui s’inscrivent dans le long terme. On est ici confronté à de pures évidences mais aussi aux limites du « syndicalisme rassemblé ». Dans les faits, même massive, la mobilisation reste ambiguë, et c’est d’ailleurs précisément grâce à son ambiguïté qu’elle peut être massive. Elle repose sur des attentes, des objectifs et des conceptions distinctes voire opposées, que masquent mal les déclarations communes et de circonstances.

Fautes de propositions réellement communes, l’unité d’action se limite à l’action et ne débouche que rarement sur des résultats tangibles. C’est l’une des raisons qui explique la désaffection durable des salariés par rapport aux syndicats même s’ils adhèrent à l’occasion à telle ou telle mobilisation, une adhésion par définition éphémère. D’où ce paradoxe : les mobilisations massives que savent impulser les syndicats français n’ont quasiment nul effet sur la syndicalisation et le taux global d’adhésions. Entre « mobilisation » et « engagement », le lien est loin d’être évident.