Sarko et les régimes spéciaux : anatomie d’un fiasco edit

18 septembre 2012

La réforme des régimes spéciaux de retraite de la RATP et de la SNCF, menée tambour battant à l’automne 2007, avait été présentée comme une grande victoire du sarkozysme. Pourtant, des doutes avaient germé à l’époque parmi responsables et élus, au point que certains ont même pensé alors qu’il aurait mieux valu ne pas réformer ! Il est vrai qu’il faut pour cela faire des calculs fastidieux et disposer de certaines données. Ces calculs, nous les avons faits dans une étude qui vient d’être rendue publique et qui se concentre sur l’exemple des conducteurs de métro de la RATP. Il se trouve que sort au même moment, le 13 septembre 2012, un rapport de la Cour des comptes, qui, dans son Chapitre VI, revient sur les retraites de la SNCF et de la RATP, donne un « son de cloche » également très critique, et fournit d’intéressantes informations, en particulier sur la SNCF.

Les dispositions de la réforme de l’automne 2007 sont en apparence raisonnables : elles proposent la création de nouveaux échelons dans leur carrière à ceux des agents qui accepteront de rester au travail plus longtemps et supprime les avantages les plus « dérogatoires » des chauffeurs de rames de métro, comme la bonification qui leur faisait cadeau de cinq années de cotisation et permettait de partir à la retraite à 50 ans. Mais cette réforme est complètement gâchée par l’ensemble des mesures d’accompagnement et le régime transitoire qu’elle a mis en place. Elle commencera donc par coûter de l’argent à l’Etat, avant de permettre d’en économiser un peu, mais bien plus tard…

Notons tout d’abord que la réforme ne reçoit de début d’application qu’en 2012 : cela fait cinq ans qu’elle est en fait en sommeil. Ensuite, le régime transitoire s’applique à tous les agents recrutés avant le premier janvier 2009, soit la quasi-totalité des agents en place au moment de la réforme, et il préserve beaucoup de leurs avantages. Nous montrons que ce régime transitoire, qui commence à s’appliquer en 2012, « perd de l’argent ».  On peut espérer des effets de baisse des coûts à partir de 2024 ! François Hollande a donc le temps de finir deux mandats avant que la réforme de son prédécesseur ne commence réellement à porter ses fruits. L’argument récemment avancé par la direction de la RATP, selon lequel la masse salariale de la régie n’augmente pas plus vite que dans d’autres entreprises publiques, ressemble à un mensonge par omission, car en bon comptable des deniers publics, l’économiste doit tenir compte non seulement des coûts de l’entreprise, mais aussi de la valeur des engagements de sa caisse de retraite. Si on se donne la peine d’évaluer les coûts du travail de l’entreprise publique consolidée avec sa caisse de retraite, au moyen du calcul actuariel, qui est la méthode indiquée dans ce cas-ci, le diagnostic de réforme dispendieuse devient indiscutable.

En dernière analyse, tout se passe comme si les négociateurs, représentant la collectivité, avaient en fait « acheté » aux plus vieux des travailleurs le droit de réformer le régime qui s’appliquera aux plus jeunes. Les réformateurs ont acheté ce droit de réformer à des conditions peu favorables pour les finances publiques. La mise en place d’un régime transitoire était sans doute inévitable, mais pour expliquer les choses clairement, une règle de conduite simple aurait consisté à ne pas faire de cadeau sans contrepartie aux plus vieux, pour éviter la hausse des coûts et n’accorder d’avantages nouveaux qu’en contrepartie de changements substantiels, permettant d’espérer des économies de subventions publiques.

La précipitation, le manque probable de préparation, une direction générale prise en sandwich entre un gouvernement, un président de la République, désireux d’engranger un succès politique rapide, d’une part, et une direction du personnel, disposant seule des données techniques nécessaires à la décision, d’autre part, la pression de la grève, enfin : tout nous montre que les conditions étaient peu favorables à la réussite d’une réforme. Certains commentaires, entendus ici ou là dans l’administration, ou lus dans la presse, suggèrent que la réforme des régimes spéciaux était si emblématique qu’elle justifiait cette dépense, mais c’est tout à fait douteux !

De manière générale, cette affaire de la réforme des retraites est si importante qu’elle mériterait un grand débat national, une grande loi et peut-être un recours au peuple par référendum, pour mettre en place un régime de retraite universel, équilibré, conforme aux idées de justice et d’égalité qui fondent notre République. Des groupes sociaux particuliers ne devraient pouvoir s’accorder des avantages spéciaux que s’ils sont capables de les financer eux-mêmes, en se contraignant à l’équilibre budgétaire. On voit bien qu’un tel débat sur les retraites devrait forcément poser la question des avantages dont disposent les élus en la matière, et au premier chef, les députés et sénateurs. Àla précipitation sarkozienne, s’appuyant sur une gestion de la crise par des technocrates, répond donc sans doute le « lâche soulagement », et en tout cas l’assentiment tacite, d’une classe politique qui veut éviter que ce débat revienne sur le tapis et de devoir tout mettre à plat. Comment en effet trouver le courage politique d’imposer aux autres des sacrifices quand on jouit soi-même de privilèges difficiles à justifier? On a beaucoup parlé des défaillances du marché dans les années de crise que nous venons de traverser ; dans cette affaire, nous observons pratiquement un cas d’école de « défaillance de l’État », dont nous venons de suggérer quels sont les ressorts possibles.

En réalité, comme le souligne la Cour des Comptes, la réforme des régimes de retraite est encore devant nous. Tout suggère que c’est une des clés de la compétitivité française, un des leviers les plus puissants sur lesquels on peut jouer pour le redressement du pays. Les privilèges des uns et des autres en matière de droit des pensions vont donc être mis sur la table, tôt ou tard. Car le peuple ne comprendra pas pourquoi il devrait encore une fois être le seul à payer : avec une joie cruelle, il exigera l’abolition des derniers régimes dérogatoires.

Documents :

Le rapport de la Cour des comptes

Touria Jaaidane et Robert Gary-Bobo, « La réforme des régimes spéciaux de retraite a-t-elle été « ratée » ? Etude du cas de la RATP », 27 juillet 2012, PDF