Qui sont les Indignés de la Puerta del Sol ? edit

13 juin 2011

Après plus d’un mois d’occupation de la Puerta del Sol, les « Indignés » espagnols ont levé le camp. Cette mobilisation avait fait des émules en Grèce avec l’envahissement de la place de la Constitution à Athènes le 5 juin, et en France avec des occupations sporadiques (place de la Bastille à Paris, place de l’église Notre-Dame à Poitiers, place Bellecour à Lyon). Contrairement aux apparences ces manifestations désabusées n’ont pas grand-chose à voir avec les révolutions arabes dont elles disent s’inspirer. Que signifient-elles donc ?

Pour répondre à cette question il faut partir d’une réalité essentielle : l’amplification du mouvement d’éducation des populations européennes. En 2008, la population française des 25-34 ans comprenait 42 % de diplômés du supérieur, celle du Danemark 43 %, celle du Royaume-Uni 39 %, celle de l’Espagne 39 %, celle enfin de la Grèce : 29 %.

En théorie qui dit éducation élevée dit chômage limité. Une étude européenne (Eurostat 2009) concernant le taux de chômage des 25-34 ans montre qu’il est de 19,2 % pour les gens à éducation faible, de 9,1 % pour ceux ayant un niveau d’éducation moyen, et de 5,9 % pour ceux ayant un diplôme du supérieur. Simultanément, la rentabilité des études supérieure varie sensiblement d’un pays à l’autre. Mais en France, pays où le parchemin est un sésame absolu pour les employeurs, de nombreux travaux font apparaître que l’économie absorbe une part importante des diplômés même s’ils mettent plus longtemps qu’auparavant à s’intégrer. Ce qui explique pourquoi les indignés français ont été en définitive peu nombreux.

Tel n’est pas le cas de l’Espagne où cet effort éducatif s’est révélé moins efficace. En 2006, 59 % des diplômés du supérieur de 25-34 ans occupaient un emploi qualifié, chiffre le plus bas de tous les pays de l’OCDE, contre 74 % en France ou 76 % au Royaume-Uni à la même époque. Dans la période 2008-2009, lorsque la crise financière s’intensifie, l’Espagne voit le niveau de chômage des diplômés de 15-29 ans croître bien davantage (+ 6 %) que la moyenne européenne de cette tranche d’âge (+ 2%). Parallèlement, dans ce pays, pour les jeunes de 15-29 ans ayant un niveau de formation inférieur au second cycle universitaire, le taux de chômage a crû de 14 % cette année-là, contre 6 % dans l’ensemble des pays de l’OCDE. Seule l’Irlande, pays aussi fortement secouée par la crise financière et l’économie spéculative, obtient un score analogue à celui de l’Espagne.

Dans certains pays le diplôme ne joue plus du tout son rôle protecteur. L’exclusion des jeunes dans la péninsule ibérique est un phénomène massif : sur une population de 11 millions de jeunes de 16-35 ans, 4 millions font des études, 5,7 sont sur le marché de l’emploi mais pour la majorité dans une situation précaire, et 1,5 million de jeunes ne sont ni en emploi ni étudiants (données portant sur le premier trimestre 2011, issus d’un travail du sociologue espagnol José Felix Tezanos). La situation des jeunes diplômés est semblable en Grèce et a donné lieu au mouvement des « 700 » (euros mensuels), ceux qui, bien que diplômés, perçoivent un salaire qui permet difficilement de vivre. Dans ces pays, la révolte des diplômés est au plus haut : elle entremêle la stupéfaction face à l’inconcevable, le sentiment d’un énorme gâchis, l’angoisse du déclassement, et pire encore, l’effroi devant ce qui s’esquisse comme un « no future ». Articulée aux effets des politiques d’austérité, cette protestation entraîne dans son sillage des franges d’autres catégories sociales, et d’autres catégories d’âge.

Ce soulèvement massif s’exerce contre les pouvoirs en place, les politiciens, les hommes d’affaires et les banquiers. Un antiélitisme dans sa pureté de diamant, une posture qui se suffit à elle-même, et qui n’est pas reliée à une idéologie particulière ou à une vision politique. « Nous sommes des gens ordinaires », dit le Manifeste des Indignés de la Puerta del Sol. Certains parmi nous se considèrent progressistes, d’autres conservateurs. (…) Nous sommes tous inquiets et en colère au sujet du paysage politique, économique et social que nous voyons autour de nous (….). Si nous assemblons nos forces, nous pouvons construire ensemble une nouvelle société. » Et de décliner la liste des droits auxquels ils se rattachent : le droit au logement, au travail, à culture, etc. En fait, une sorte de rappel à l’ordre envers une classe dirigeante « qui ne nous écoute même pas », et qui a produit les inégalités et d’injustices. Tout juste repère-t-on dans cette indignation populiste, un zeste d’esprit écologique –rejet d’un modèle économique « antinaturel et obsolète » – et une prise de position en faveur d’une révolution éthique –sans plus de précision.

La dimension égalitariste et le « do-it-yourself » irriguent le mode d’organisation des indignés. Ceux-ci, en effet, campent sur des espaces urbains symboliques et mettent en place un phalanstère à l’égalitarisme parfait : aucun chef ou porte-parole, décisions adoptées à l’unanimité, participation de tous aux tâches les plus diverses, économie d’échanges gratuits et autoproduction. Ils se révèlent de fait experts en communication : ils érigent un prototype de la société idéale qu’ils appellent de leurs vœux -–y compris dans le respect de l’environnement en nettoyant les lieux en partant – et rendent ce spectacle visible à la planète entière. Une microsociété vertueuse en opposition avec la société corrompue qu’ils dénoncent. Ce contraste entre l’image des humbles et celle des puissants, celle du nombre face à une minorité, scelle ce message visuel.

Les modalités d’action des indignés constituent une gifle pour l’ordre parlementaire. De partis ou de groupuscules, de sélection de leader, de médiations, de slogans, de projets politiques, ou de propositions concrètes : aucune de ces « vieilleries » ne pointe à l’horizon. Les indignés revendiquent, au contraire, le droit « de permettre la participation des citoyens à la politique par des canaux directs ».

Parallèlement, à l’instar d’un comportement observé chez les gens de 20 ans partout en Europe, les jeunes Espagnols ont peu voté lors des élections locales de mai, laissant dans une quasi indifférence s’installer une majorité conservatrice. L’expression spectaculaire de leur indignation à travers les relais médiatiques semble leur importer bien davantage que l’action partisane. Au militantisme de long cours, ils préfèrent le happening avec chorégraphie sur la société juste. Cette désertion à l’égard des codes politiques classiques constitue le talon d’Achille de ce mouvement, qui, une fois les bâches repliées, risque de s’épuiser de lui-même – bien que les Indignés aient annoncé que leur combat se poursuivrait sous d’autres formes, notamment des comités de quartiers et une journée de manifestation le 19 juin.

Ainsi, les actions protestataires des jeunes Européens, malgré certaines affinités avec celles des pays arabes du début 2011, s’en éloignent sur un point décisif. Leurs homologues de Tunisie et d’Égypte, eux, revendiquent avec ferveur l’avènement de la démocratie parlementaire. Et pensent sans état d’âme que l’engagement dans les jeux et les rites partisans leur ouvre un avenir.