La croissance ne suffit plus à rendre le futur désirable edit

11 mai 2017

« The economy, stupid ». Ce mantra de la campagne présidentielle de Bill Clinton en 1992 est toujours d’actualité. Une économie plus dynamique servirait bien la future majorité. Toutefois elle ne suffira pas à éviter complètement la disgrâce dont souffrent aujourd’hui les grands partis de gouvernement. Le mal est plus profond. Il ne s’agit pas seulement d’avoir de la croissance, il faut aussi savoir à qui elle profite (vieille question) et (ce qui est plus nouveau) savoir comment elle est obtenue, ce qu’elle apporte et comment elle transforme notre mode de vie.

Le bilan du quinquennat de François Hollande est en demi-teinte, ce qui justifie une gamme assez large d’interprétations. Comme dans l’ensemble de l’Europe, la menace de déflation semble s’éloigner, mais la France fait plutôt moins bien que la moyenne des pays de la zone euro, avec une croissance qui reste modeste (1,2% en 2015, 1,1% en 2016) et un taux de chômage élevé. Toutefois, quelques éléments laissent penser que la politique mise en place au cours de la seconde moitié du quinquennat commence à porter ses fruits : la situation financière des entreprises s’améliore et les secteurs marchands recommencent à créer des emplois.

Comment, sur cette base qui se raffermit mais demeure fragile, bâtir une politique menant à un véritable redémarrage ? Tout dépend du diagnostic que l’on formule. Selon l’institut COE-Rexecode, le problème majeur de la France est le manque de compétitivité de ses entreprises. Fort logiquement, ses économistes en ont conclu que le meilleur programme était celui de François Fillon, qui concentrait l’essentiel de son action sur ce point. Les conseillers économiques des autres candidats ont des visions sensiblement différentes, ainsi qu’ils sont venus l’expliquer devant l’Association des journalistes économiques et financiers. Jean Pisani-Ferry, économiste en charge du programme d’Emmanuel Macron, estime qu’il faut transformer le CICE en dispositif permanent d’allègement de charges, sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter ; mais si l’on veut un rebond de l’activité, il faut augmenter la croissance potentielle et donc la productivité, ce qui implique un plan d’investissement orienté vers une montée en gamme de l’économie française et une offre renforcée. Pour Jean-Marc Germain, directeur de campagne de Benoît Hamon, l’appareil productif français a rétabli ses marges avec le CICE et le pacte de responsabilité, donc la priorité est aujourd’hui de soutenir la demande.

Les autres diagnostics sont encore plus divergents. Pour le très keynésien Liêm Hoang-Ngoc, conseiller de Jean-Luc Mélenchon, la politique de l’offre peine à relancer la croissance, car les profits des entreprises partent en dividendes et la faiblesse de la part des salaires dans la valeur ajoutée pèse sur les revenus des ménages. Il faut rouvrir le débat sur la croissance en Europe, lancer un programme d’investissement de 100 milliards d’euros financé par l’emprunt et organiser un vaste programme de redistribution de 173 milliards. La question de l’impact d’une relance de la demande ne se pose pas : l’appareil de production pourra répondre, il n’est utilisé qu’à 75%. Quant à Bernard Monot, « stratégiste économique » du Front national, il ne s’embarrasse pas de considérations sur le thème de la politique de la demande versus la politique de l’offre. Pour lui, le débat est ailleurs, contre l’ultralibéralisme et la mondialisation, pour le patriotisme économique et le protectionnisme « intelligent ». La priorité, c’est de retrouver son indépendance pour la monnaie, le budget et la surveillance du système bancaire, qui serait incité à financer le déficit budgétaire. Là, très clairement, on est ailleurs.

Soyons optimistes et parions que le nouveau président réussira à relancer la croissance et à faire reculer le chômage. Ce qui n’est pas évident : obtenir des résultats durables dans un délai de cinq ans suppose qu’il n’y ait pas de temps perdu dans la mise en œuvre du programme et que ce programme ait été bien pensé dès le départ. L’économie est comme un navire, elle a une inertie. De surcroît, un pays qui représente seulement un peu plus de 2% du PIB mondial peut difficilement ignorer la conjoncture internationale. Mais même si toutes ces conditions sont réunies, cela sera-t-il suffisant pour rétablir la confiance et permettre à la France de sortir de sa morosité ? Pour que ce soit le cas, il faudrait que la majeure partie de la population voie son sort s’améliorer au cours des cinq prochaines années et cela non plus n’est pas évident : le thème de la montée des inégalités n’est pas abordé seulement dans les réunions des mouvements contestataires, il est depuis quelques années au cœur de la réflexion des grandes organisations internationales telles que l’OCDE et le FMI et les statistiques nationales de nombreux pays montrent que souvent seule une minorité profite pleinement du progrès technologique et de la mondialisation. Une croissance moyenne un peu supérieure à 2% pendant les quatre années du second mandat de Barack Obama n’a pas suffi à inciter les électeurs américains à voter pour la candidate démocrate : les classes moyennes n’en avaient tiré aucun bénéfice.

Mais le doute qui s’est installé dans la population de beaucoup de pays industrialisés va au-delà de la capacité des dirigeants à assurer une croissance plus soutenue de l’activité et une amélioration réelle du niveau de vie. Les questions qui se posent aux gouvernants d’aujourd’hui sont beaucoup moins simples qu’elles ne l’étaient il y a cinquante ans. Pendant les Trente Glorieuses, le progrès était mesurable : qu’il s’agisse du confort des logements, de leur équipement, de l’accès à l’automobile, de la possibilité de partir en vacances, l’amélioration du niveau de vie était évidente. Nous sommes entrés dans une phase de développement beaucoup plus complexe et la notion même de progrès est mise en cause. Les interrogations sur le climat, la qualité des produits alimentaires, les médicaments, etc. montrent à quel point la confiance est ébranlée.

Et le pire est sans doute à venir : les nouvelles technologies changent complètement la donne. Prenons l’exemple de l’automobile. Pendant des années, on a pu avoir l’impression que ses changements étaient minimes : elle consommait moins, elle était plus nerveuse, plus sûre, mieux équipée, mais, fondamentalement, il s’agissait du même produit. La voiture autonome, qui se déplace toute seule, c’était de la science-fiction. Aujourd’hui, on voit qu’elle arrive à toute allure et que les modes de transport sont à la veille d’un bouleversement radical. Et il en est de même dans pratiquement tous les domaines. Les mutations technologiques qui s’annoncent sont telles et leurs répercussions possibles sur la vie de chacun de nous peuvent être si importantes que le débat politique semble à certains moments tout à fait hors du temps.

Ce n’est pas étonnant : une campagne électorale est une lutte pour le pouvoir. On est là pour arracher des voix, pas pour faire avancer la réflexion collective sur ce que pourrait ou devrait être le monde de demain. Il n’empêche. De plus en plus souvent, il nous arrive d’entendre, chez des gens ayant fait peu d’études et vivant comme ils le peuvent avec des salaires modestes ou des aides sociales des phrases du genre : « cela va trop vite ». Si le présent leur sourit peu, le futur leur paraît encore plus inquiétant. Le langage d’une Marine le Pen ou d’un Jean-Luc Mélenchon les touche et les rassure davantage que celui d’un Emmanuel Macron sur les start-ups et l’intérêt qu’il y aurait à avoir des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. Se retrouver à l’abri dans notre petit cercle franco-français, comme cela ferait du bien!

Benoît Hamon et ses conseillers ont eu une intuition heureuse avec la formule du « futur désirable ». Ils n’en ont guère profité électoralement, mais c’est bien là que réside la question essentielle. Les économistes peuvent promettre ce qu’ils veulent en termes de croissance et d’emploi, ce ne sera jamais suffisant s’ils n’arrivent pas à rendre le futur « désirable ». Mais sans doute sort-on là de leur domaine de compétence. It’s not only the economy, stupid !