Huit candidats edit

20 septembre 2016

François Ozon est l’homme de l’année. Moins pour son film de rentrée, Frantz, que parce que la chorégraphie de notre élection présidentielle fait furieusement penser au ballet mis en scène dans un précédent long métrage, l’élégant et facétieux Huit femmes. Autour d’un crime qu’on a le plus grand mal à prendre au sérieux, s’y danse en effet dans une maison coupée du monde un ballet unisexe, en l’occurrence féminin, de huit suspectes, qui sans doute ne sont pas toutes également coupables mais dont aucune n’est vraiment innocente. Ce ballet obéit à une logique structurelle rigoureuse, les personnages s’y regroupant deux à deux dans quatre séries de face à face, dont la scène finale fixe les figures, tandis que la plus âgée des candidates au crime, l’insubmersible Danielle Darrieux, qui réussit à cette occasion un brillant come back, conclut mélancoliquement l’affaire en chantant d’une voix légèrement altérée par les ans « Il n’y a pas d’amour heureux ».

Changez sept des huit femmes en hommes et tous les éléments de la comédie désenchantée de François Ozon se retrouvent dans le pas de danse quasi unisexe que nous propose, cet automne, un système politique en plein désarroi. Quatre couples, pour la plupart pas très frais, s’y opposent de part et d’autre d’une ligne médiane qui sépare la droite et la gauche mais ne parvient pas à dissimuler le parallélisme des affinités unissant deux à deux selon un dégradé parfaitement symétrique chacun des huit protagonistes.

Observons d’abord que la fine équipe est modérément reluisante. Sur huit candidats, une seule femme. C’est peu. Cinq récidivistes de la candidature et deux anciens présidents dont l’un a été rejeté et l’autre est en train de l’être. C’est beaucoup. Un septuagénaire, quatre sexagénaires, deux quinquagénaires et un seul quadra. C’est bien vieux. Cinq fonctionnaires et quatre politiciens professionnels. C’est faiblement « productif ». On ne peut exclure aujourd’hui que les cinq candidats finaux soient très exactement les mêmes qu’il y a cinq ans. Heureusement pour la participation électorale que les Français adorent la politique !

Procédons à l’inventaire : aux cases extrêmes, cases de rang 1, les champions du droite/gauche hors système, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, avec une double prime de non-conformisme à la première, seule femme de la compétition et seule politique assez incorrecte pour refuser la mondialisation dans sa triple dimension, commerciale, financière et migratoire. Aux deux cases suivantes, de rang 2, les champions du droite/gauche intégral, idéologiquement et stratégiquement bipolarisés, Nicolas Sarkozy et Arnaud Montebourg. Entre les deux hommes, un avantage énorme pour le premier qui profite du dextrisme actuel de la société française et de l’irréalisme économique de son vis-à-vis. Héritiers de fait de Giscard et de Delors, Alain Juppé et François Hollande occupent les cases de rang 3, et assument la bipolarisation institutionnelle tout en cultivant l’héritage « libéral, social et européen » commun à l’ancienne UDF et à la «  deuxième gauche ». Ici c’est évidemment Juppé qui tient la corde face au président sortant dont la modération relève moins d’une introuvable aptitude à la synthèse que d’une dérive balbutiante et entravée. Et enfin, campant de part et d’autre de la ligne dans les cases de rang 4, les centristes intégraux, François Bayrou et Emmanuel Macron, vieux cuir contre pied tendre, rejettent le droite/gauche à la fois idéologiquement et stratégiquement et recommandent une recomposition politique générale du haut d’un parti imaginaire, celui que l’un a perdu et que l’autre n’a pas trouvé.

Tirons-en une première conclusion: à la différence des partis anti-système d’un côté et centristes de l’autre, la droite et la gauche ont perdu toute cohésion idéologique. Les partis, qui se réclamaient de ce grand clivage ordonnateur de la politique française depuis ce jour de 1789 où les « amis de la Reine » ont décidé de siéger à l’Assemblée Constituante à la droite du président, sont désormais condamnés à des bricolages idéologiques et stratégiques de fortune. En dépit de son exécrable réputation, le centre est (avec l’extrême droite et en complète opposition avec elle), le seul lieu de cohérence de la politique française, celui où s’affiche sans complexe une offre gouvernementale fondée sur la défense et illustration des valeurs d’ouverture européenne et internationale, de respect du pluralisme et des droits fondamentaux, de liberté entrepreneuriale et de responsabilité solidaire. Nous vivons donc une contradiction relativement inédite entre un découpage idéologique à la fois binaire et bi-axial (le centre contre les extrêmes) et un principe bipolaire d’organisation des combats (la droite contre la gauche) : l’exigence de cohérence idéologique l’emporte dans les quatre cases du centre et des extrêmes, l’exigence stratégique du droite/gauche s’efforçant dans les quatre cases intermédiaires, et non sans mal, de survivre à la contradiction idéologique qui ravage désormais les deux grandes familles matricielles du jeu républicain. Belle revanche de fond pour ce malheureux centre éternellement présenté comme une variante politique de l’âne de Buridan !

Rien, bien entendu, n’autorise à penser que le combat décisif devrait opposer l’un à l’autre des champions issus de cases de même rang et boxant en quelque sorte dans la même catégorie. Si la candidate de droite hors système, Marine Le Pen, a de bonnes chances d’arriver en finale, il faudrait pour qu’elle s’y trouve confrontée avec son vis à vis de la case 1, Jean-Luc Mélenchon, que l’offre politique issue du système soit la proie d’une atomisation suicidaire, toutes les cases de rang 2, 3 ou 4 ayant un candidat au premier tour de scrutin

L’objectif des élections primaires est très précisément d’éviter cette prolifération disqualifiante. La primaire de droite débouche potentiellement sur deux scénarios distincts. Premier scénario, le vainqueur de la sélection des 20 et 27 novembre est le candidat issu de la case de rang 3, (réformisme socio-libéral et bipolarisation) c’est-à-dire Alain Juppé. Sa victoire entraîne le retrait des candidats potentiels de rang 2 (droite de confrontation idéologique et stratégique) et 4 (conjonction droite gauche), c’est-à-dire de Nicolas Sarkozy et de François Bayrou. Dans cette hypothèse, le candidat des droites est particulièrement bien placé pour l’emporter, même dans l’hypothèse où François Hollande réussirait à la faveur de la primaire socialiste à s’imposer comme le candidat représentant à la fois les cases de gauche de rang 2, 3 et 4. La symétrie apparente des positions des deux hommes n’effacerait pas le double handicap personnel (une image dégradée) et structurel (un rapport de forces favorable à la droite) pénalisant le président sortant. La situation serait toutefois moins facile face au candidat de gauche issu de la case 4, Emmanuel Macron. Confronté au second tour à la candidate du FN, Alain Juppé serait en revanche un excellent candidat d’union nationale.

Si c’était Nicolas Sarkozy, le candidat issu de la case de rang 2 sur l’échelle droite/gauche, qui sortait victorieux de la primaire de droite, la situation se présenterait de toute autre manière. Sa sélection donnerait à l’ancien président le monopole de la représentation des seules cases de droite de rang 2 et 3, la case centriste, de rang 4, alimentant au premier tour une candidature autonome, celle de François Bayrou. De plus, au second tour, Nicolas Sarkozy peinerait à mobiliser les voix de la gauche face à Marine Le Pen, ce qui ne l’empêcherait pas d’être élu mais lui vaudrait un score sensiblement inférieur à celui qu’obtiendrait Alain Juppé. François Bayrou tenterait alors pour la quatrième fois de faire passer son chameau par le trou d’une aiguille. On lui reprochera de faire à nouveau le jeu de François Hollande. Il pourra rétorquer que sa candidature prendra autant de voix, sinon davantage, au président sortant qu’à son prédécesseur. Pour devancer ce dernier et figurer au second tour, il lui faudrait mobiliser toutes les ressources électorales des cases 4, abondées des déçus du juppéisme de la case 3. C’est dire qu’une candidature Macron anéantirait des chances déjà faibles.

À gauche, l’objectif du chef d’orchestre, Jean-Christophe Cambadelis, est de réussir avec François Hollande une candidature d’échec. Utiliser la primaire non pour faire réélire le président sortant, mission jugée impossible, mais pour sauver le Parti socialiste. Pour reprendre nos catégories, cela signifie de conserver au parti le monopole de la représentation des cases de gauche de rang 2, 3 et 4. Entreprise redoutable puisqu’elle implique de contrôler les effets délétères d’une contradiction idéologique massive entre repli sur soi et ouverture sur le monde, et du discrédit personnel abyssal frappant le président sortant. Concrètement, il s’agit d’utiliser la primaire pour délégitimer une candidature sauvage de Montebourg en la reléguant hors de la case de rang 2 (gauche de gauche à l’intérieur du système) et en la marginalisant au sein de la case de rang 1 (anti-système). Si Montebourg acceptait en revanche de se plier à l’élection primaire, François Hollande devrait vraisemblablement l’emporter, le vote antisystème se situant pour l’essentiel à l’extérieur de l’espace du PS. Hollande candidat, Emmanuel Macron ne pourrait l’être et ce serait alors carton plein pour le Premier Secrétaire puisque le parti assurerait à nouveau à lui seul la représentation des cases de gauche de rang 2, 3 et 4 laissant à Mélenchon la représentation de la case de rang 1. Le scénario ne serait guère différent si Hollande renonçait à briguer sa propre succession et si, neuvième homme de la bande des huit, Manuel Vals reprenait les cartes du président évanoui et s’imposait à la primaire socialiste.

Le Parti socialiste n’est-il pas toutefois devenu électoralement un réservoir vide, un parti en peau de chagrin miné par les contradictions de la case de rang 3 et les médiocres scores de la gauche de gauche ? Comme Louis-Philippe vu par Tocqueville, Hollande ne ressemble-t-il pas alors « à cet homme qui refusait de croire qu’on eût mis le feu à sa maison tant qu’il en avait la clé dans sa poche » ? Candidat de l’avenir, Emmanuel Macron taille aujourd’hui dans les sondages de solides croupières aux candidats du parti. S’il devait se retrouver au premier tour de l’élection présidentielle face à Nicolas Sarkozy, il bénéficierait d’un vide immense dans les cases du centre et dans celle de la droite modérée. Seule une candidature Bayrou pourrait espérer casser cette dynamique et permettre à Nicolas Sarkozy de figurer au second tour. Le président du Modem assurant un nouveau mandat à Nicolas Sarkozy, on aurait alors tout vu !