La campagne s’égare en Russie edit
« Je veux être le président de la paix et faire une conférence de sécurité de l’Atlantique à l’Oural. Il faut qu’on rediscute de toutes les frontières issues de l’ancienne Union soviétique. Rien ne sert de se montrer armé jusqu’aux dents contre la Russie, mieux vaut discuter », a dit Jean-Luc Mélenchon lors du débat entre les cinq principaux candidats le 20 mars.
François Fillon l’a approuvé et ajouté: « Nous-mêmes nous avons modifié des frontières. [« Pas par la force ! », interrompt un journaliste.] Si, le Kosovo par exemple. Parce que nous sommes des Occidentaux, nous pensons que nous pouvons tout faire, envahir l’Irak, régler l’ordre dans toute une partie du monde, parce qu’on est des combattants de la liberté. Il y a un principe fondamental qui est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il y a des frontières qui ont été tracées dans des conditions inacceptables pour les peuples, et ce débat-là, on ne peut pas refuser de le voir s’ouvrir. »
Pressé par Benoît Hamon, qui relevait que « la question des frontières est la plus sensible de toutes », de préciser sa pensée sur la conférence qu’il proposait, Jean-Luc Mélenchon répondait : « Il faut qu’on rediscute de toutes les frontières. La frontière entre la Russie et l’Ukraine, est-elle à la fin de la Crimée ou avant ? Je n’en sais rien. On doit en parler. »
Marine Le Pen n’est pas intervenue dans cette phase du débat sinon par des signes approbateurs mais ses positions sur ce point étaient connues. Elle avait déclaré le 3 janvier sur BFM : « Je ne crois absolument pas qu’il y a eu une annexion illégale. Il y a eu un référendum, les habitants de la Crimée souhaitaient rejoindre la Russie ». Ces propos, qu’elle a réitérés le 17 janvier dans une interview aux Izvestia (« la Crimée n’a jamais été ukrainienne »), faisaient suite à une longue suite de prises de positions favorables à la Russie, où l’on relève à propos de la destruction de l’avion KLM- Malaysia Airlines au-dessus de l’Est de l’Ukraine un communiqué de la présidente du Front national du 17 juillet 2014 mettant en garde contre les conclusions hâtives tendant à « accuser les séparatistes du Donbass et même la Russie et à exonérer donc les forces armées ukrainiennes. »
Reçue à Moscou par Vladimir Poutine quelques jours après le débat, le 24 mars, elle a déclaré à cette occasion : « Nous ne croyons pas en une diplomatie de menaces, de sanctions ou dans une diplomatie de chantage que l’Union européenne, malheureusement, applique de plus en plus contre la Fédération de Russie et contre ses propres membres ». Elle a réitéré son « point de vue sur l’Ukraine qui coïncide avec celui de la Russie. »
Résumons. En France, trois des cinq principaux candidats à la présidentielle estiment qu’il y a deux explications au comportement international de la Russie et aux tensions actuelles avec elle : la première explication est le deux poids deux mesures de l’Occident envers elle ; la seconde est le problème des frontières entre la Russie et ses voisins, qu’on aurait dû réviser après la fin de la guerre froide, ce que l’Occident a refusé tout en ne se privant pas de modifier les frontières en Europe quand cela l’arrangeait, « par exemple » (François Fillon) au Kosovo. Et quand l’un des candidats propose une conférence de l’Atlantique à l’Oural – donc sans les Américains – pour rediscuter de toutes les frontières issues de l’ancienne URSS, seul l’un d’entre eux (Benoît Hamon) conteste l’idée au cours du débat, alors que le candidat de la droite modérée approuve.
La proposition de Jean-Luc Mélenchon n’est pas susceptible d’avoir de conséquence pratique : l’idée d’une conférence visant à redéfinir les frontières post-soviétiques n’est pas sérieuse, car tous les Etats au détriment desquels ces révisions sont susceptibles d’être opérées la refuseront, ce qui inclut potentiellement tous les voisins de la Russie, et plus particulièrement l’Ukraine, la Moldavie, les pays baltes, la Géorgie et l’Azerbaïdjan (à moins qu’on ne remette en cause certaines des acquisitions de Staline pendant et après la deuxième guerre mondiale et qu’on n’autorise la Roumanie à revendiquer la Bukovine du nord, la Finlande la Carélie, l’Allemagne Kaliningrad, mais l’on peut penser que ce n’était pas ce que Jean-Luc Mélenchon avait en vue). Au demeurant, les Russes, qui ont une diplomatie sérieuse, n’endosseraient jamais cette proposition, qui risquerait de les faire apparaître comme perturbateurs de l’ordre territorial européen, d’affoler leurs voisins et de les unir contre eux.
Cette idée extravagante ne vaut d’être relevée que par ce qu’elle révèle : de la provincialisation du débat de politique étrangère en France, et de la singularité de notre pays, unique en Europe pour une russophilie excessive, mal informée et dévoyée.
Sur le premier point, même ceux qui comme l’auteur de ces lignes estiment que l’Occident a commis des fautes envers la Russie après la guerre froide, que l’élargissement de l’OTAN était hasardeux, et franchement dangereux lorsqu’on a fait miroiter de façon irresponsable à l’Ukraine et à la Géorgie la perspective d’une adhésion, savent qu’il faut mettre ces erreurs –heureusement corrigées depuis 2008- en balance avec d’autres faits : la réticence de l’Ouest face à l’éclatement de l’URSS qu’il aurait préféré conserver unie (aux Baltes près, et encore), le biais favorable à la Russie avec lequel il a géré la succession de l’URSS, le soutien qu’il a apporté à Boris Eltsine, notamment dans la guerre de Tchétchénie, dans ses relations avec l’Ukraine et dans la crise financière de 1997.
Que l’Ouest ait cherché à humilier et diminuer la Russie après 1991 est un mythe. Quant aux frontières, il faut rappeler que la Russie n’en a pas fait un sujet prioritaire et les a librement confirmées dans les années qui ont suivi la guerre froide (la confirmation du statu quo territorial et notamment des frontières allemandes était la vraie priorité pour elle). Les frontières étaient un sujet dormant, qui n’a été réveillé que parce qu’il a plus tard servi les desseins nationalistes de Vladimir Poutine. Si l’on veut améliorer ses relations avec la Russie, de multiples sujets s’imposent, mais les frontières sont le dernier auquel on peut raisonnablement penser, et il n’y a qu’en France qu’on peut en parler comme les candidats l’ont fait le 20 mars.
De fait, et c’est le deuxième point, il y a une proximité ancienne et singulière de la France avec la Russie, que renforce l’idiosyncrasie de certains candidats. Ancienne, et plus vive en France qu’ailleurs, est la double tradition russophile, gaulliste d’une part, communiste de l’autre, dont François Fillon et Jean-Luc Mélenchon peuvent apparaître comme les héritiers.
Chacun y apporte cependant sa touche personnelle : chez le premier a pu jouer la fidélité à Philippe Séguin, qui était particulièrement attaché à l’alliance franco-russe, même dans ses manifestations les plus incertaines comme la « belle et bonne alliance » de décembre 1944 ; a pu jouer aussi son expérience de la coprésidence avec Vladimir Poutine, quand ils étaient tous deux Premiers ministres, de la grande commission franco-russe, expérience qui a dû représenter pour lui des moments de satisfaction et de sérieux contrastant avec le rôle réduit que Nicolas Sarkozy lui avait laissé à Matignon.
Chez Jean-Luc Mélenchon, la russophilie s’enrichit d’une fascination pour certains impérialismes civilisateurs, qui lui fait célébrer ce que les grands – exception faite naturellement des Etats-Unis – apportent aux petits peuples qu’ils asservissent, comme la Chine, par lui vantée pour ses valeurs universelles et les lumières qu’elle a apportées au Tibet.
En sens inverse, on se souvient de sa sortie sur la Lituanie, dans le contexte du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, alors qu’on lui faisait remarquer que l’Europe avait accueilli les Lituaniens : « Eh bien, qu’ils aillent se faire foutre ! Lituaniens ? T’en connais, toi, des Lituaniens ? J’en ai jamais vu un moi ! » Il a par la suite affirmé de façon inexacte que les autorités lituaniennes avaient refusé la citoyenneté à 400 000 membres de la minorité russophone, et versé des pensions aux anciens SS lituaniens (tous les résidents de la Lituanie indépendante ont obtenu la citoyenneté et il n’y a pas eu d’unités SS lituaniennes –pas davantage que polonaises ! – à la différence de la Lettonie).
Enfin, chez Marine Le Pen, la russophilie procède de racines idéologiques qu’il faut rattacher, non au gaullisme ni au communisme, mais au culte du chef et à l’aspiration à un régime fort, l’un et l’autre identifiés à Vladimir Poutine. Sur le plan géopolitique, Marine Le Pen qui prône comme Jean-Luc Mélenchon le retrait de la France de l’OTAN, a annoncé qu’elle rechercherait une alliance stratégique avec la Russie, et « une union paneuropéenne des Etats souverains incluant la Suisse et la Russie » qui aurait vocation à remplacer l’Union européenne.
Voilà donc le décor planté : trois candidats dont l’affinité avec la Russie a des racines variées, mais qui ont en commun de l’estimer maltraitée par l’Occident et de souhaiter que la France s’en rapproche, en particulier sur le dossier syrien. Selon François Fillon, toujours le 20 mars, « il faut moins engager les armées que ne l’a fait Hollande… Deuxièmement, la politique française contre l’Etat islamique est un échec. Nous avons laissé la liberté d’action à la Russie et à l’Iran, alors que nous aurions pu mener cette lutte avec ces nations. »
En face, Benoît Hamon et Emmanuel Macron : le premier est seul à assumer la ligne diplomatique du président sortant, qui a conduit à une détérioration des relations franco-russes ; le second critique également l’alignement sur les positions russes. Il a dit à Marine Le Pen le 20 mars « contrairement à vous, je ne veux pas pactiser avec Poutine » ; le 24 mars, dans une interview à Libération, il adoptait une position encore plus nette : « c’est un de mes grands désaccords avec Mme Le Pen, M. Fillon et M. Mélenchon : leur fascination pour la Russie de Poutine est délétère. Il faut certes discuter avec la Russie pour assurer la stabilité du Moyen-Orient. Mais n’oublions pas qui ils sont, ce qu’ils font, et la nature de leur régime. »
Cependant, Emmanuel Macron est plus nuancé sur la politique à suivre et la coopération avec la Russie, sujets où il exprime plus que des nuances avec François Hollande : « le désaccord que j’aurais avec certains, c’est l’interventionnisme. Une indépendance dans l’Europe, non pas pour s’y fondre, s’y confondre mais pour renforcer nos partenariats. J’aurais cette politique de crédibilité, de responsabilité car notre histoire, c’est une histoire séculaire. Nous avons ensemble construit la paix dans le monde, avec des alliances économiques, même parfois avec la Russie. »
Sur le site d’En Marche on trouve une analyse favorable au dialogue avec la Russie et à une levée progressive et conditionnelle des sanctions de l’UE contre elle. Enfin, sur la Syrie, Emmanuel Macron considère comme une erreur d’avoir fait du départ de Bachar Al-Assad un préalable – c’est l’évidence-même – et juge nécessaire de coopérer avec la Russie à la résolution de la crise.
Ces positions des candidats vis-à-vis de la Russie étaient relativement stables et, il faut le dire peu visibles, jusqu’aux frappes américaines sur une base aérienne syrienne en réponse à une attaque au gaz sarin le 6 avril. Les trois candidats les plus favorables à la Russie ont manifesté un désaccord allant de la condamnation (Jean-Luc Mélenchon), à l’étonnement (Marine Le Pen) et au scepticisme : « compréhensible mais dangereuse », a dit François Fillon de la réaction américaine.
Jean-Luc Mélenchon a détourné le communiqué franco-allemand approuvant l’opération américaine (« Bachar al-Assad porte l’entière responsabilité de ce développement. Son recours continu aux armes chimiques et aux crimes de masse ne peut en effet rester impuni ») qu’il a transformé en un tweet : « Hollande et Merkel portent l’entière responsabilité de donner à Trump le pouvoir solitaire de frapper qui il veut quand il veut » (comme s’il était en leur pouvoir de conférer au président américain quelque pouvoir que ce soit qu’il n’eût déjà en matière d’emploi de la force!).
L’embarras est palpable dans la position de Marine Le Pen, dont la proximité avec Vladimir Poutine et Bachar Al-Assad, le soutien à Donald Trump ainsi que l’hostilité à l’OTAN, se trouvaient jusque là légitimées par l’alignement Poutine-Trump et l’isolationnisme de ce dernier : les frappes américaines, avertissement à Poutine, réaction à un crime d’Assad redevenu infréquentable, et signe d’une présidence Trump engagée en politique étrangère, dérangent ces calculs. Les circonstances banalisaient les positions de politique étrangère de Marine Le Pen : avec les frappes du 8 avril, celles-ci redeviennent excentriques.
L’embarras est moindre pour François Fillon, qui, à la différence de Marine Le Pen, n’avait pas défendu Donald Trump. Il a cependant pris ses distances avec l’opération américaine, peut-être par souci de ne pas pratiquer un « alignement sur les Etats-Unis » qui lui semble le péché capital de la politique étrangère de François Hollande : il craint que les frappes américaines n’empêchent la réalisation du front uni incluant la Russie qu’il appelle de ses vœux sur l’affaire syrienne, et ne mènent à une confrontation américano-russe.
Alain Juppé, qui avait demandé après l’attaque aux gaz si « les tenants de la realpolitik [allaient] encore oser nous expliquer que le régime de Bachar Al-Assad est un partenaire fréquentable ? », a soutenu l’opération américaine, avec la plupart des leaders des Républicains. En refusant le constat d’évidence que ce n’est pas en laissant le champ libre à Bachar Al-Assad que l’on les amènera les Russes à coopérer, François Fillon s’est singularisé par rapport à son camp et aux partenaires européens de la France ; il s’avance ainsi plus que nécessaire, ce qui donne la mesure de la force de ses convictions sur la Russie.
Dans le camp opposé, Benoît Hamon a approuvé sans réserve l’opération américaine, et invité « tous ceux qui trouvent des excuses à M. Poutine à réviser leur jugement ». Emmanuel Macron s’est contenté de « prendre note » de l’opération américaine ; il s’était déclaré le 7 avril sur France 2 – juste après l’attaque chimique – favorable à une action internationale contre Bachar Al-Assad sous l’égide de l’ONU, à laquelle il souhaitait que la France prenne part (sans expliquer comment il amènerait les Russes à y consentir, alors qu’ils ne partagent selon lui « ni nos valeurs ni nos préférences »). Au rebours de François Fillon ou de Benoît Hamon, il ne souhaite sans doute pas s’exposer sur cette affaire.
L’affaire syrienne a pris à contre-pied les candidats les plus favorables à la Russie de Vladimir Poutine ; elle n’a cependant pas affaibli leurs convictions ni modifié leurs positions. Elle a aussi démenti les formules consensuelles d’Emmanuel Macron – intervention internationale sous l’égide de l’ONU, et coopération dans ce but avec la Russie – qui se sont trouvées aussitôt dépassées par les événements.
Au total, sur la Russie, la position la plus lucide revient à Benoît Hamon, c’est-à-dire au plus petit des grands candidats, en passe d’être abandonné par son électorat. Il a choisi de rompre sur ce sujet le pacte de non-agression conclu avec Jean-Luc Mélenchon, et l’on se demande à quelle fin, la fermeté sur la Russie n’étant sans doute guère plus populaire chez les électeurs qu’elle n’est partagée chez les candidats.
Quoi qu’il en soit, on doit l’approuver quand il dit : « Quand on discute avec Poutine mieux vaut arriver avec quelques arguments. » Disons-le autrement : nous devons chercher à améliorer nos relations avec la Russie. Cela ne se fera pas seulement avec de la bonne volonté ou en reconnaissant nos fautes passées, réelles ou imaginaires, mais sur la base d’un rapport de forces qui oblige la Russie à tenir compte de notre point de vue.
Les frappes de Donald Trump en Syrie vont peut-être y contribuer. Et, qui sait ? les candidats qui se réclament du réalisme vont peut-être payer un prix politique pour s’être obstiné, au nom d’une coopération que chacun souhaite avec la Russie, à ne lui dispenser que des gages d’ouverture et à refuser de les accompagner des signes de fermeté sans lesquels Vladimir Poutine n’aura aucune raison de coopérer avec nous.
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