Expérimenter pour mieux réformer edit
L'affaire est donc entendue, ou presque : réformer les règles qui encadrent le fonctionnement du marché du travail en France serait difficile, voire impossible.
Devons-nous pour autant abandonner tout projet de réforme ? Non, car il est urgent de faire baisser le chômage, et surtout de corriger des inégalités de fait, caractérisées par une situation où certains salariés sont protégés par des statuts particulièrement favorables alors que d'autres peinent à sortir de l'alternance d'emplois précaires et de périodes de chômage. Les réformes souhaitables sont certes affaire de clairvoyance et de détermination, mais elles sont aussi, et aujourd'hui plus que jamais, affaire de méthode et de pragmatisme.
De ce point de vue, l'expérimentation est l'un des moyens permettant aux gouvernants et aux citoyens de juger de l'efficacité des interventions publiques. Traditionnellement, l'évaluation d'un dispositif, par exemple de formation ou de subvention à l'emploi, utilise des informations sur les personnes ou entreprises qui ont bénéficié du dispositif considéré (le groupe cible), mais aussi d'informations sur les personnes ou entreprises comparables qui n'en ont pas bénéficié (le groupe de contrôle). Une comparaison des salaires ou des niveaux d'emploi dans ces deux groupes est supposée représenter l'effet moyen du dispositif évalué. Mais l'écart que l'on mesure ainsi reflète aussi le fait que ceux qui se portent candidats sont généralement ceux qui y ont le plus intérêt. Pour éviter ce phénomène d'autosélection, qui risque de fausser la mesure de l'effet du dispositif, les statisticiens préconisent de recourir à des expérimentations contrôlées. Le principe en est simple : il s'agit d'affecter de manière aléatoire (par tirage au sort) les personnes ou entreprises éligibles au dispositif dans le groupe de traitement, qui bénéficie du dispositif, ou bien dans le groupe de contrôle qui n'en bénéficiera pas. Le tirage au sort élimine le problème de l'autosélection des candidats.
Prenons quelques exemples. Le premier concerne la taille des classes dans l'enseignement primaire. Sur ce thème, la plus vaste expérimentation a été conduite aux Etats-Unis, dans le cadre du projet STAR (Student/Teacher Achievement Ratio). Cette expérimentation portait sur près de 110 000 élèves répartis aléatoirement dans des classes de 13 à 17 élèves ou de 22 à 26 élèves, depuis la dernière année de maternelle jusqu'à l'équivalent du CE2. Les résultats sont sans ambiguïté : le passage dans une petite classe a un effet bénéfique pour les élèves appartenant aux minorités et aux ménages pauvres. A la suite du succès de cette expérience, le Sénat américain a décidé de consacrer, en 2000 et 2001, 1,3 milliard de dollars au programme de réduction de la taille des classes.
Le second exemple provient également des Etats-Unis. Il concerne une expérience de lutte contre les ghettos urbains, le programme Moving to Opportunity (MTO) introduit dès 1994 dans cinq métropoles. Etaient éligibles à ce programme les ménages vivant dans des immeubles publics d'habitation et dans des quartiers où le taux de pauvreté dépassait 40%. Les aides prenaient la forme de vouchers permettant de louer des appartements à des propriétaires privés ou de se reloger dans des quartiers moins pauvres, mais elles incluaient aussi une aide des associations lors de la recherche d'un logement et au moment de l'installation dans le nouveau quartier de résidence. Les études ont montré que ce programme a amélioré les conditions de vie des ménages bénéficaires, notamment leur santé et leur sécurité.
Le dernier exemple est allemand. Dans cette expérience, il s'agissait d'évaluer l'effet d'une aide financière à des chômeurs reprenant un emploi. Entre 1999 et 2002, seize villes allemandes se prêtèrent à une expérimentation permettant d'évaluer ce dispositif. A Mannheim, par exemple, les chômeurs dont les revenus étaient inférieurs à un certain plafond se voyaient offrir, pendant au plus une année, un complément mensuel de revenu égal à 50% du salaire de l'emploi retrouvé. L'expérience a démontré que le taux d'emploi des chômeurs augmente ainsi de 6,6 points. Ce dispositif expérimental a été généralisé au début de l'année 2005.
Et en France ? Un rapport récent de la Cour des Comptes soulignait le retard de notre pays en matière d'évaluation des politiques publiques. Ajoutons qu'en ce qui concerne l'expérimentation sociale, le retard est plus grand encore. Il serait pourtant utile de recourir aux expérimentations dans plusieurs domaines, et notamment dans celui des politiques éducatives. Réduire la taille des classes, accroître les moyens des établissements situés dans les quartiers défavorisés, lutter contre l'échec dans l'enseignement supérieur par le tutorat et les partenariats avec les entreprises : voilà des actions pour lesquelles il est facile de développer des expérimentations adéquates. Mais le champ d'application est plus large. Pourquoi ne pas conduire dans certains bassins d'emploi ou certains secteurs d'activité une expérimentation relative à la modulation des cotisations-chômage dues par les entreprises, comme proposé par Blanchard et Tirole dans leur rapport au Conseil d'analyse économique, ou bien une expérimentation sur le principe du contrat de travail unique défendu par Cahuc et Kramarz dans leur rapport au ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie et au ministre de l'Emploi, du Travail et de la Cohésion Sociale ?
L'évaluation par expérimentation ne peut pas toujours être le préalable à l'action politique. L'urgence commande souvent aux gouvernants d'intervenir de façon rapide, sans attendre les résultats de programmes expérimentaux qui peuvent durer deux ou trois ans. Cette remarque faite, comprenons que les expérimentations, quand elles sont conduites avec rigueur et impartialité, peuvent permettre d'éviter les conséquences contre-productives et souvent coûteuses de décisions mal préparées. De ce point de vue, et n'en déplaise aux détracteurs systématiques du rationalisme en sciences sociales, l'expérimentation ouvre le débat démocratique plutôt qu'elle ne le clôt.
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