Irak : ce que les livres d'histoire ne nous disent pas edit
Cinq ans après, Saddam Hussein n'appartient pas encore à l'histoire. Chacun conviendra que l’héritage du dictateur affecte profondément l’Irak d’aujourd'hui. Mais ce que nous savons de son ère reste ténu et fragile, et vu les difficultés qui s’opposent à tout travail de recherche sérieux la tentation existe de la négliger tout à fait. De plus, une construction intellectuelle fort commode s’impose, qui simplifie les complexités et les ambiguïtés passées en affirmant que l'ancien régime avait écrasé toute société et toute politique, lesquelles renaîtraient aujourd’hui du néant.
Quand il n’ignore pas l'époque précédente, le discours actuel se fonde sur des généralités aussi vagues que discutables. Au lieu de continuer dans cette voie, un regard innovant et honnête sur le passé est indispensable pour permettre aux Irakiens et au reste du monde de se faire une image plus précise de leur pays.
L’effondrement brutal des institutions irakiennes en 2003 (y compris l'armée et le parti Ba’th), la ruine des infrastructures nationales, l'incapacité de la population à s’organiser face à des exilés qui leur inspiraient pourtant méfiance et la croyance initialement partagée que les Etats-Unis allaient gérer le pays, tout cela résultait d’un processus de déconstruction nationale, que l'occupation n’a fait que prolonger et compléter. Le pouvoir personnel de Saddam s’était construit aux dépends de toutes les institutions, y compris la tribu et la famille du président, l'appareil de sécurité, le Parti et l'Etat, de même que les piliers de la société. Mais dans les années 1990 le régime évolua d’un modèle quasi-totalitaire à une simple obsession de la survie, ouvrant le champ à des dynamiques sociales qui demandent désormais à être identifiées et comprises.
Le fait que l'insurrection ait rapidement pris une dimension salafiste renvoie à un courant de fond que les Irakiens qualifiaient de wahhabite et qui s’est développé en Irak tout au long des années 1990. Parfaitement visible sur le terrain, cette tendance n'a jamais suscité l’attention à l’étranger, contrairement au Mouvement national de la foi, une forme relativement inoffensive de propagande. Au moment où le régime est tombé, plusieurs figures religieuses étaient déjà connectés aux vastes ressources d'Internet et constituaient des membres actifs d'une oumma globalisée. Malgré la nature autoritaire du régime, le pays n’était pas non plus complètement à l’abri du phénomène des Arabes Afghans, comme l’ont montré par la suite les itinéraires de certains dirigeants de l’opposition armée à Fallouja.
Le mouvement Sadriste qui s’est rapidement développé après la chute du régime révèle une division de classe déjà ancienne au sein du monde chiite irakien. Sous Saddam, les Chiites avaient été réduits à la soumission et à l'invisibilité, mais un clivage s’était néanmoins dessiné entre d’un côté une coalition conservatrice réunissant l’élite religieuse quiétiste, la bourgeoisie chiite et certains intérêts commerciaux liés à l’industrie du pèlerinage, et de l’autre côté un prolétariat urbain issu de l'exode rural commencé plusieurs décennies auparavant.
Quand le régime s'est effondré, le désarroi des tribus mit quant à lui en évidence la vraie nature de leur relation avec le pouvoir central. Sous Saddam, le profil rural des dirigeants, la prédominance et la manipulation des loyautés traditionnelles, l’échec du processus de construction nationale et l'effondrement de l'Etat contribuèrent à répandre l’idée d'une « renaissance tribale », suggérant que les chefs réaffirmaient leur autorité et leur autonomie face au recul du pouvoir central. Ce qui est apparu en 2003, c’est que les Shuyukh al-Tis’inat (les chefs tribaux des années 1990, parfois surnommés « made in Taïwan »), dont l’autorité n’était fondée sur aucune assise traditionnelle, devaient plutôt leur pouvoir aux avantages et privilèges fournis par le régime, qui en avait fait une clientèle de personnes à charge. Quand les ressources se sont taries, plus d’un « puissant » dirigeant tribal a vu son pouvoir s’évanouir, jusqu'à ce qu’un changement récent de tactique américaine amène au premier plan une nouvelle génération de Shuyukh al-Alfinat (les chefs tribaux des années 2000).
Plus généralement, la violence multidimensionnelle qui accable l'Irak est un puissant révélateur de lignes de failles auparavant latentes, de spécificités et des disparités géographiques jusque-là peu visibles. La guerre civile à Bagdad nous permet malheureusement de cartographier avec une grande précision sociologique la topographie des quartiers de la capitale. Toute compréhension de leurs trajectoires exige de rejeter les explications simplistes, du type sunnites/chiites, et de combiner plusieurs facteurs : la cohésion et la combativité des anciens Sarayif (les banlieues qui ont accueilli les ruraux venus du Sud sous la monarchie) contrôlés par l’armée du Mahdi, la porosité des banlieues résidentielles, la résilience des indispensables zones commerciales et des quartiers historiques, l'importance des liens avec l'arrière-pays rural, et l'existence d’un représentant armé de la bourgeoisie chiite, à l’inverse de son homologue sunnite. Toutes ces dimensions ont compté dans les campagnes militaires complexes conçues et exécutées par les principaux acteurs de la guerre civile, et fournissent une image beaucoup plus claire de la géographie politique du pays.
Le régime n’avait guère homogénéisé la société, pas plus qu’il ne l’avait complètement atomisée. Il a plutôt monopolisé l'espace public, rendant ainsi la société irakienne invisible au monde extérieur et à elle-même. En 2003, quand le mythe de l'unité s'est effondré à la suite des institutions sur lesquelles il s’appuyait, la discorde qu’il dissimulait sont soudain apparus au grand jour. Écrire l'histoire de l’Irak, et l’écrire à l’encontre du point de vue réducteur qui domine aujourd’hui, fait partie d'un processus de réconciliation plus large, en aidant la société irakienne à se projeter dans une image plus nuancée et plus fidèle, avec laquelle elle pourra enfin vivre.
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