Le monde selon Ankara edit
En avril 2001, Ahmet Davutoğlu, alors professeur de relations internationales à l’université de Beykent et de Marmara, publiait un livre de 600 pages intitulé Profondeur stratégique : la position internationale de la Turquie (édition Kure yayinlari). Cet ouvrage, mal connu et traduit uniquement en langue arabe, peut être considéré comme le « texte fondateur » de la politique étrangère turque depuis l’accession au pouvoir de l’AKP en 2002. Nous en présentons pour la première fois en français les principaux arguments.
Davutoğlu estime qu’il existe deux catégories d’États : les États « centraux », qui sont des acteurs incontournables des relations internationales, et les États « périphériques », dont l’influence sur la scène mondiale reste limitée. Considérant que jusqu’au début du millénaire la Turquie n’a pu constituer qu’un État périphérique, Davutoğlu s’interroge sur les raisons de la faiblesse de son pays sur le plan international. Selon lui, la Turquie souffre d’un déficit intellectuel : elle manque de vision politique claire et de ce qu’il appelle une « planification stratégique » (stratejik planlama). Arguant que les dirigeants turcs se sont trop souvent préoccupés de la tactique en perdant de vue l’objectif stratégique final, Davutoğlu appelle à une refonte globale de la politique étrangère turque : il est nécessaire, selon lui, que la classe politique formule une vision claire et précise des intérêts nationaux et des objectifs stratégiques à atteindre, et qu’elle agisse en fonction afin que la Turquie (re)devienne un « État central ».
Par ailleurs, Davutoğlu rappelle qu’à la fin de la guerre froide, la Turquie s’est trouvée face à un réel problème d’adaptation : la division artificielle du monde en deux blocs étant révolue, la diplomatie turque se devait d’évoluer et de devenir plus active pour répondre au dynamisme nouveau de l’ordre international. Or, la classe politique est restée cloitrée dans une conception rigide et vieillie des relations internationales, et prisonnière de définitions statiques de la politique étrangère, ce qui a nui à la position internationale de la Turquie.
Ensuite, dans une partie qui s’apparente à un véritable cours théorique de relations internationales, le professeur Davutoğlu rappelle qu’il est important d’adopter une approche dynamique et multidimensionnelle pour étudier les relations entre États. Ainsi, une compréhension approfondie de la position d’un pays sur l’échiquier international requiert non seulement d’analyser sa diplomatie et sa politique interne, mais aussi et surtout de pénétrer dans sa « profondeur stratégique » (stratejik derinlik). En d’autres termes, il s’agit de « donner du sens » (anlamlandirmak) aux prises de position diplomatiques d’un État en analysant les structures sociologiques et psychologiques de sa société et en se plongeant dans sa profondeur historique et géographique.
Davutoğlu présente les atouts de la Turquie sur le plan international. Selon lui, le pays possède une « profondeur historique » qui découle essentiellement de son héritage ottoman : née des ruines d’un empire multiethnique et multinational, la Turquie d’aujourd’hui devrait être en mesure de développer un « soft power » et une politique d’influence culturelle dans les territoires ayant jadis fait partie de l’Empire Ottoman. Par ailleurs, l’auteur affirme qu’il est temps pour la Turquie d’assumer son identité musulmane et de la considérer comme un atout plutôt qu’un handicap. Car, s’il est vrai que la Turquie est une république laïque et un pays allié de l’Occident, elle est aussi l’héritière d’un califat musulman. Cette réalité lui confère la responsabilité de « protéger les minorités musulmanes » dans les Balkans et le Caucase, et de se servir de ces régions pour accroitre son influence sur la scène mondiale. Enfin, compte tenu de son expérience historique qui inclut la construction d’un empire, la modernisation et la sortie de cet empire, et la fondation d’une république démocratique, la Turquie doit pouvoir jouer un rôle positif dans les zones conflictuelles à travers le monde.
Quant à la profondeur géographique de son pays, Davutoğlu considère qu’elle réside dans la position exceptionnelle de la Turquie à l’intersection de plusieurs régions. Reprenant la thèse du géo-politologue Halford Mackinder, il souligne l’importance stratégique de l’Eurasie, zone d’affrontement et de compétition entre puissances continentales et puissances maritimes. De même, renouant avec les idées de Nicolas Spykman, Davutoğlu ressuscite le concept de « ligne de Rimland » qui s’étendrait de l’Europe occidentale jusqu’à l’Asie orientale en passant par le Caucase, les Balkans, l’Asie centrale, la Chine, l’Inde et la Corée du Sud. Selon Spykman, cette ligne délimiterait une zone où s’exprime la concurrence des grandes puissances ; et l’État qui réussirait à contrôler cette zone, contrôlerait le monde entier. Davutoğlu démontre la validité de ces thèses en énumérant les nombreux conflits qui ont agité et agitent encore cette zone située dans la « ligne de Rimland » : les guerres en Afghanistan, en Corée, dans les Balkans, etc. Or, il rappelle que la Turquie se trouve effectivement sur cette ligne ; elle doit donc tirer profit de cette position stratégique unique pour exercer une politique étrangère active et multidimensionnelle dans les régions avoisinantes, et accéder ainsi au rang d’ « État central » et de « puissance mondiale ». Il est à noter que si Davutoğlu reconnait la position stratégique de la Turquie entre l’Est et l’Ouest, il rejette la perception selon laquelle son pays serait un « pont » entre l’Orient et l’Occident, puisque ce rôle ferait de la Turquie un simple instrument au service des intérêts d’autres pays.
Concrètement, pour exploiter son potentiel et réaliser ses ambitions géostratégiques, la Turquie devrait selon Davutoğlu remplir deux conditions. D’une part, sur le plan intérieur, il est nécessaire de trouver une solution juste et définitive à la question kurde qui pèse lourd sur le budget national et bloque le développement économique de l’Est du pays. Il est également crucial de réconcilier les franges islamistes et laïques de la société afin de créer une Turquie unie et puissante. D’autre part, sur le plan extérieur, la Turquie devrait solder toute dispute avec ses voisins et mener une politique de bon voisinage intitulée « zéro problème » : afin de devenir un leader régional et mondial, elle doit se défaire de son sentiment de paranoïa et de son « syndrome phobique » à l’égard des pays voisins, et les considérer non pas comme des menaces et des ennemis, mais plutôt comme des partenaires. La diplomatie turque devrait aussi privilégier le « dialogue et la coopération » à « la force et la coercition ».
Davutoğlu critique la priorité accordée à l’Europe dans la diplomatie turque. Il considère qu’avant de se soucier de construire des alliances avec des pays géographiquement éloignés, la Turquie devrait se positionner comme une puissance régionale. Elle doit notamment être active, par ordre de priorités, dans: le bassin terrestre proche (Moyen-Orient, Balkans, Caucase) ; le bassin maritime proche (mer Noire, mer Méditerranée, mer Rouge, mer Adriatique, et mer Caspienne) ; et enfin, le bassin continental proche (Europe, Asie du Sud, Asie centrale et orientale, et Afrique du Nord).
Ainsi, estimant que le Moyen-Orient doit occuper une place centrale dans les priorités de la Turquie, l’auteur consacre à cette région deux chapitres entiers de son livre. Ils sont intitulés : « Le Moyen-Orient : un Hinterland indispensable », et « Le Moyen-Orient : économie politique mondiale et clé des équilibres stratégiques » (ces deux chapitres constituent d’ailleurs la plus grande partie de l’ouvrage). D’un ton modéré et avec un style clair, méthodique et pragmatique, Davutoğlu énonce ce que doit être une politique étrangère ambitieuse de la Turquie au Moyen-Orient : il s’agit de jouer un rôle actif et positif dans le processus de paix, et d’accroitre l’influence et la visibilité de la Turquie dans la région de façon à se créer un « hinterland ». S’appuyant sur des valeurs libérales, il suggère d’élaborer un projet comme la CECA pour construire la paix au Moyen-Orient, et de mener une politique d’ouverture dans la région semblable à l’Ostpolitik de Willy Brandt. Il est à noter qu’à aucun moment de son analyse, Davutoğlu ne mentionne explicitement la solidarité musulmane, même s’il est sous-entendu que l’islam et le passé ottoman sont les principaux ressorts du « soft power » turc dans la région.
Ainsi, à bien des égards, les initiatives diplomatiques de la Turquie dans le monde et surtout au Moyen-Orient laissent entrevoir l’influence de Profondeur stratégique et des thèses de Davutoğlu sur la détermination de la politique étrangère. La signature d’accords économiques de libre-échange avec la Syrie, l’Irak et le Liban, ainsi que la levée des visas entre la Syrie et la Turquie traduisent le principe de « zéro problème avec les voisins » théorisé par le « Kissinger turc ».
Pourtant, les événements du printemps arabe ont marqué un coup d’arrêt à la politique étrangère de Davutoğlu au Moyen-Orient, et révélé au grand jour les limites de la politique de « zéro problème ». En effet, tout au long de la dernière décennie, la Turquie s’apparentait à une puissance de statu quo, se contentant de construire ses relations avec les régimes et pouvoirs existants. En changeant la donne dans la région, les révolutions arabes ont pris Ankara au dépourvu, la contraignant à revoir ses calculs et à reformuler sa politique vis-à-vis du Moyen-Orient. D’autre part, le printemps arabe a mis le gouvernement AKP face à un dilemme entre idéalisme et realpolitik : soit l’AKP dénonce les régimes autoritaires en place et se positionne en champion de la démocratie tout en compromettant ses relations économiques et diplomatiques, soit il adopte une posture réaliste, privilégiant ses intérêts, au risque de paraitre comme complice des dictatures.
La Turquie de l’AKP semble avoir privilégié le réalisme sur l'idéalisme dans sa réponse politique au printemps arabe. Elle a adopté une approche au cas par cas, calculant rationnellement les coûts et bénéfices de sa prise de position dans chaque pays, et agissant en fonction. Bien que la Turquie et la Tunisie aient développé des relations chaleureuses, les événements à Tunis se sont déroulés trop vite pour permettre à Ankara de formuler une réponse adéquate. L'Egypte fut un cas différent : Erdoğan et Moubarak n'avaient jamais été proches, et le régime égyptien avait beaucoup d’appréhension pour les ambitions « expansionnistes » de la Turquie dans une région considérée comme la « chasse gardée » de l’Égypte. De plus, l'Égypte n’absorbait que 2% des exportations turques. Ainsi, ayant peu à perdre d’un changement de régime en Égypte, Erdoğan n'a pas tardé à appeler Moubarak à démissionner.
Quant à la révolution en Libye, elle mettait Ankara dans une situation complexe et posait un véritable défi au parti AKP. La Turquie avait investi quelques 23 milliards de dollars dans le secteur du bâtiment libyen, et Erdoğan avait reçu en décembre 2010 le Prix International de Kadhafi. Ainsi, alors que le Premier ministre turc n'avait pas tardé à se retourner contre Moubarak, en Libye, il a tergiversé : si Erdoğan s’est d’abord fermement opposé à l'intervention militaire de l'OTAN contre le régime de Kadhafi, les manifestations anti-turques à Benghazi et l’isolement de la Turquie au sein de la communauté internationale ont finalement eu raison de son opposition et l’ont contraint à accepter la participation de la Turquie dans les opérations de l’OTAN.
Quant aux événements en Syrie, ils représentent l’échec retentissant de la politique de « zéro problème avec les voisins ». Diplomatiquement, Erdoğan avait construit de fortes relations avec Bachar al-Assad. Économiquement, les économies syrienne et turque sont très bien intégrées. Étant donné que les troubles en Syrie menacent les intérêts économiques et diplomatiques de la Turquie, Erdoğan a tenté à plusieurs reprises de convaincre al-Assad en privé d’introduire des réformes et de mettre fin à la répression. Depuis le début de la révolution, Davutoğlu s’est rendu 61 fois à Damas pour négocier une solution avec al-Assad. Toutefois, malgré les bonnes relations bilatérales entre la Syrie et la Turquie, et malgré la politique de « zéro problème », les appels d'Erdoğan sont restés sans écho, al-Assad refusant tout compromis. Le printemps syrien a donc démontré les faiblesses de la politique étrangère de l'AKP au Moyen-Orient, et les limites de l'influence turque sur les régimes de la région.
Dans la période post-printemps arabe, Ankara doit faire face à plusieurs défis. D’une part, si le gouvernement AKP a jusque-là mené une politique active au Moyen-Orient, il serait néanmoins dans son intérêt de ne pas compter sur cette région comme un partenaire exclusif, mais plutôt de multiplier ses alliances. D’autre part, il est probable que dans les années à venir, le gouvernement AKP doive payer cher sa collaboration avec les régimes autoritaires déchus: il est probable, en effet, que les nouvelles élites au pouvoir soient méfiantes à l’égard de la Turquie et appréhendent son agenda dans la région. Enfin, si la Turquie peut certainement représenter un « modèle » pour les États arabes, les dirigeants de l'AKP devraient néanmoins faire attention à ne pas sermonner les populations sur le meilleur chemin à adopter dans leur transition vers la démocratie. Car, si le « modèle turc » est perçu favorablement par une grande partie de la population sunnite arabe, il suscite une certaine appréhension chez les autres communautés de la région, notamment chez les chrétiens d’Orient. La Turquie ainsi que les puissances occidentales favorables à son activisme dans la région feraient bien d’être vigilantes sur ce point.
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