La libéralisation du commerce est-elle nécessaire ? edit
Le 12 décembre dernier, Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), notait qu’ « il n’y avait pas actuellement de volonté politique suffisamment forte dans le monde pour effectuer le dernier pas qui permettrait de conclure le Cycle actuel de négociations commerciales internationales ». Après sept années de négociations, des oppositions existent encore sur les modalités, c’est-à-dire les propositions concrètes que les pays membres de l’OMC devront mettre en œuvre au terme de cette négociation. La crise semble par ailleurs encourager des velléités protectionnistes. Faut-il craindre une guerre commerciale ? Les risques afférents suggèrent que l’idée même de l’OMC est aujourd’hui en jeu. On peut pourtant voir dans ces règles communes un véritable bien public international.
Un certain nombre de membres de l’OMC ont pris lors des deux derniers mois, des mesures défensives, soit en remontant sur un certain nombre de produits des droits de douane appliqués au niveau des droits consolidés (droits de douane maximaux qu’un membre de l’OMC peut imposer sur les produits d’autres membres), comme l’Inde ou l’Equateur, soit en imposant des licences d’importation comme l’Argentine, comme soit en déposant auprès de leur Parlement des projets d’augmentation des droits de douane, comme les pays du Mercosur, l’Ukraine et le Pakistan. Notons enfin que la Russie, non membre de l’OMC, a déclaré qu’elle allait relever ses taxes à l’importation sur les automobiles. Bien entendu on ne peut établir un lien formel entre ces décisions ou intentions politiques et la crise financière, mais la coïncidence est troublante.
Les études économiques qui mesurent l’impact de l’accord potentiel de Doha comparent généralement les conséquences de la mise en place de cet accord à une situation de statu-quo. Ce faisant le coût d’un non accord est juste un coût d’opportunité, correspondant à la non-réalisation des gains. En fait cette approche peut sous-estimer les pertes réelles impliquées par l’absence d’accord, car le statu-quo n’est généralement pas une caractéristique des politiques commerciales.
La libéralisation multilatérale, à l’œuvre depuis soixante ans, pourrait ne pas survivre à un échec de cette négociation, enterrant par là même le bien public international fourni par l’OMC, qui permet de commercer plus librement, dans un environnement stable et moins distordu. Premièrement en cas d’échec du cycle de Doha, la menace de guerres commerciales pourrait devenir majeure. Le nombre de litiges à l’OMC augmenterait et les pays pourraient revenir sur la libéralisation commerciale récente. Deuxièmement la crise financière pourrait favoriser les décisions protectionnistes, à l’image de ce qui s’est passé à la suite du krach d’octobre 1929 : en 1930 aussi, le chômage augmentait, les craintes de la déflation étaient générales et un manque de ressources publiques, plus prononcé dans les pays qui avaient payé les réparations de guerre, empêchaient les gouvernements de remédier à la crise. En outre, aujourd’hui comme en 1930, le contexte déflationniste augmentait mécaniquement le niveau de protectionnisme, puisque les droits spécifiques, exprimés en unités monétaires par unité physique (dollars par tonne par exemple), nombreux dans l’agriculture, ont un effet de plus en plus restrictif quand les prix mondiaux diminuent. Dans ce type de contexte, le protectionnisme est un instrument particulièrement attractif pour les décideurs politiques : la protection accroit les prix, soutient l’activité des producteurs locaux (du moins dans un premier temps) et augmente les recettes publiques. Enfin les gouvernements n’anticipent généralement pas les représailles et contre-représailles, à l’instar des Etats-Unis en 1930, ou de la crise alimentaire de l’année dernière lors de laquelle les interdictions et les taxations d’exportation se sont succédé dans un cycle de rétorsions. Même si l’environnement économique et politique actuel est différent de celui des années 30, l’issue du cycle de Doha pourrait avoir un impact important sur la dynamique des politiques commerciales. Néanmoins la définition d’une situation de référence n’est pas facile. Une étude récente de l’IFPRI évalue les couts associés à la non-signature d’un Doha Round, en étudiant non seulement les scénarios coopératifs, mais aussi les situations non coopératives.
Le premier scénario est un plein accord du cycle de Doha, défini selon les lignes de la mini-Ministérielle de juillet 2008. L’intégration des autres éléments du cycle de Doha que la baisse des tarifs douaniers, comme la facilitation du commerce, la libéralisation des services, les droits de la propriété intellectuelle sont difficiles à évaluer et ne font pas partie de l’exercice. Deux scenarios sont définis pour évaluer les effets d’un non-accord: tous deux simulent une remontée du protectionnisme. La première option examine la possibilité que les membres de l’OMC ont d’augmenter leurs droits appliqués au niveau des droits consolidés (droits maximum définis par l’Uruguay Round – le cycle précédent – ils sont généralement strictement plus grands que les droits effectivement appliqués) en une période de 5 ans (2009-2014). Ce scénario s’appelle Up-to-Bound et il est défini donc par l’annulation du “marge de consolidation” (différence entre droits consolidés et droits appliqués). Un autre scénario protectionniste est étudié : le scenario Up-to-Max correspond au cas où les gouvernements appliquent la politique la plus restrictive qu’ils ont adoptée au cours de la période des 13 dernières années. Il est important de noter que dans ces deux scénarios, les tarifs impliqués par les accords régionaux ne sont pas modifiés.
Le cycle de Doha réduit la protection mondiale de 22%, à 3,6%. Ce serait une avancée majeure en comparaison aux cycles précédents. Cela verrouillerait en outre l’accès au marché existant aujourd’hui du fait de la libéralisation unilatérale pratiquée sur une base NPF ou préférentielle depuis 13 ans et fournirait une amélioration de l’accès au marché similaire pour les trois groupes de pays (riches/émergents/pays les moins avancés; environ 20%).
L’application des droits consolidés (scenario Up-to-Bound) double le niveau de la protection mondiale, l’augmentation étant très forte pour les pays les moins avancés, forte pour les pays émergents, et le commerce mondial se contracte de 7,7%, soit 1 774 milliards de dollars ; enfin le revenu réel mondial est réduit de 353 milliards de dollars US. L’imposition des droits les plus hauts au cours de la période 1995-2008 augmente la protection de 40% en comparaison à la situation de référence et le commerce mondial baisse de 3,2% (soit 728 milliards de dollars).
Ces chiffres permettent de reconsidérer totalement ce qui est en jeu. Un désaccord entre pays membres de l’OMC sur le cycle de Doha signifierait l’arrêt de la coopération commerciale en matière de politique commerciale. Si les pays adoptaient par la suite des politiques protectionnistes, les pertes pourraient être beaucoup plus grandes. Dans le modèle utilisé ici, les gains et les pertes ne sont pas additifs, mais cet exercice permet à l’aide d’un rapide calcul d’évaluer ce qui est vraiment en jeu. Ce calcul aboutit à une perte de 1 064 milliards de dollars pour le commerce mondial : l’échec de Doha coûterait 336 milliards de dollars en commerce international et l’adoption de politiques protectionnistes impliquerait une contraction de ce commerce de 728 milliards de dollars. En outre le Doha n’aurait pas pour seule implication de baisser les droits de douane; ils permettraient de renforcer les engagements de chacun, les règles communes et de réduire les marges de consolidation. Ce faisant, l’OMC jouerait son rôle de bien public international en contribuant à sécuriser l’environnement commercial et en diminuant les coûts potentiels d’une guerre commerciale.
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