Les quatre radicalités de la jeunesse edit
La jeunesse est loin d’être homogène, tant dans ses modes de vie que de ses valeurs. En matière de comportements, d’opinions ou de valeurs radicales il en est de même. Tout d’abord, bien sûr, tous les jeunes, loin de là, ne partagent pas ce type d’opinions, et d’autre part, parmi ceux qui les partagent, les orientations et les pratiques sont très diverses. On peut repérer quatre types d’orientation. Auparavant, il faut évidement définir ce qu’on entend par opinions ou valeurs radicales. Dans le livre La Tentation radicale[1] que nous avions dirigé avec Anne Muxel, nous définissions la radicalité « comme un ensemble d’attitudes ou d’actes marquant une volonté de rupture avec le système politique, social et culturel, et plus largement avec les normes et les mœurs en vigueur dans la société ».
On peut distinguer dans la jeunesse française quatre types de radicalité ainsi définie : une radicalité religieuse, une radicalité d’extrême-gauche, une radicalité d’extrême-droite et enfin une radicalité purement transgressive sans arrière-plan politique. Voyons ce que recouvrent ces quatre types.
La radicalité religieuse
C’est sans doute le type de radicalité qui est la mieux connue aujourd’hui. Nous y avons contribué avec Anne Muxel et les chercheurs qui ont participé à l’enquête menée en 2016 auprès d’un large échantillon de lycéens. Il ressort de ces travaux et de beaucoup d’autres qu’une importante partie des jeunes musulmans (que nous estimions à environ un tiers dans l’enquête citée) adhèrent à une forme d’absolutisme religieux. Par absolutisme religieux il faut entendre une conception de la religion comme détentrice des vérités ultimes, ces vérités devant s’imposer au monde séculier et primant notamment sur ce que dit la science. En quoi cette conception est-elle radicale ? Elle l’est dans ce sens que l’absolutisme en matière religieuse conduit à nier que toute autre conception que celle de la religion à laquelle adhèrent ses adeptes puisse contenir une part de vérité. Elle est donc radicalement anti-relativiste. Une telle conception va évidemment de pair avec l’intolérance et à un stade plus avancé avec la répression des comportements supposés déviants. Elle va totalement à rebours de l’évolution vers le libéralisme culturel de la société globale.
Elle l’est également parce qu’elle veut imposer sa loi au monde séculier, ce qui évidemment est contraire à toutes les valeurs d’une société laïque comme la société française.
Cette évolution d’une partie de la jeunesse française musulmane vers cette conception absolutiste de la religion n’est évidemment pas un phénomène exclusivement franco-français. La radicalisation de l’islam est un phénomène mondial, bien documenté. Il a trouvé en France, pays d’accueil d’une nombreuse population immigrée de confession musulmane, un terreau où se développer. Mais quels sont les facteurs spécifiquement français qui ont fait qu’il a pu prospérer ?
L’un des points importants que nous n’avions pas bien identifié dans La Tentation radicale, mais qui est apparu clairement dans une enquête suivante[2], est qu’une grande partie de la jeunesse de confession musulmane est convaincue d’être victime, en tant que groupe défini à la fois par son origine ethnique et sa religion, d’un ostracisme foncier de la société française. Une grande partie de ces jeunes croit à la thèse du racisme systémique, c’est-à-dire à l’idée d’une société historiquement et structurellement raciste, en grande partie du fait de son passé colonial. Cette conviction alimente la tentation de rompre avec cette société et d’embrasser, pour la combattre, les idées religieuses qui lui sont le plus radicalement étrangères. En reprenant et en diffusant le concept d’islamophobie, Jean-Luc Mélenchon et LFI ont contribué à alimenter et à légitimer cette volonté de rupture d’une partie de la jeunesse musulmane.
La radicalité politique
Dans l’enquête « jeunesse plurielle » réalisée en 2021 auprès d’un échantillon représentatif de 8000 jeunes de 18-24 ans (voir note 2), 6% d’entre eux disaient se sentir proches de LFI. Aux élections européennes de 2024[3], 34% des jeunes de 18-24 ans se disaient certains d’aller voter et, parmi ces derniers, 19% exprimaient l’intention d’aller voter pour la liste LFI conduite par Manon Aubry, soit un taux équivalent de 6% de l’ensemble des jeunes (19% x 34%).
Par ailleurs, dans la même enquête « jeunesse plurielle », 8% indiquaient leur proximité avec le Rassemblement National tandis qu’aux dernières élections européennes, 10% des jeunes se disaient certains d’aller voter pour le RN (29% des 34% certains d’aller voter).
Radicalité politique et extrémisme politique ne peuvent évidemment être totalement confondus. Certains jeunes indiquant leur proximité avec l’un ou l’autre de ces deux partis n’ont peut-être pas pour autant envie de renverser la table. Il peut y avoir d’autres motivations pour faire ce choix politique. Les jeunes tentés par la radicalité politique peuvent aussi, il faut le garder à l’esprit, rejeter totalement l’ensemble du monde politique et ne se sentir proches d’aucun parti. Néanmoins ils ont certainement plus de chances de choisir l’un de ces deux partis que l’ensemble des autres. Explorer le profil sociologique et les orientations de valeurs des jeunes proches de LFI ou du RN nous livre donc malgré tout des indications sur ce que représente la jeunesse politiquement radicale.
Figure 1. Pourcentage de jeunes de 18-24 ans pensant que « la société doit être changée radicalement par une action révolutionnaire » selon la proximité partisane
Source : enquête jeunesse plurielle, Institut Montaigne, 2021. Lecture : les deux autres choix de la question étaient « la société doit être améliorée progressivement par des réformes » et « la société doit être protégée contre les changements ».
La figure 1 confirme d’ailleurs que le potentiel de radicalité est bien plus présent (environ deux fois plus) chez les jeunes proches du RN ou de LFI que chez les jeunes proches d’autres formations politiques. Il est néanmoins loin d’être absent chez ces derniers, ce qui montre qu’une minorité non négligeable de l’ensemble des jeunes (environ un quart) peut être attirée par la radicalité politique, même chez ceux qui se sentent proches de partis politiquement modérés ou réformateurs ou chez ceux sans proximité partisane. Continuons néanmoins d’explorer le profil sociologique des jeunes proches du RN et de LFI[4], qui sont les plus portés à cette radicalité.
En me fondant toujours sur les résultats de l’enquête « jeunesse plurielle », le profil sociologique des jeunes proches du RN et celui des jeunes proches de LFI diffèrent essentiellement sur deux points : les jeunes LFIstes résident plus souvent dans des Quartiers Prioritaires de la Ville (QPV)[5] que les jeunes RN (25% contre 15%) et se déclarent beaucoup plus souvent de confession musulmane (19% contre 2%). Les jeunes sympathisants LFI sont donc un groupe très clivé rassemblant à la fois des jeunes des « quartiers », souvent d’origine étrangère et de confession musulmane, et des jeunes hors QPV, nettement plus diplômés et très sensibilisés à la question de la « domination ». Les étudiants de Sciences Po sont une illustration assez symptomatique de ce dernier groupe et de son orientation idéologique (voir notre article avec Gérard Grunberg à ce sujet dans Telos).
Ainsi, dans une assez large mesure, par le biais de l’offre politique de la France Insoumise, la radicalité religieuse dont il a été question auparavant peut s’associer à la radicalité politique et trouver probablement un débouché dans les urnes. Ce débouché électoral est néanmoins relatif car le taux d’abstention est particulièrement élevé dans les QPV[6]. Au-delà même de l’aspect électoral, la forte proportion de jeunes qui y résident (40% de moins de 25 ans dans les QPV) constitue un atout pour un parti prônant la radicalité et s’appuyant sur cette partie de la jeunesse qui est supposée y être plus perméable.
Bien entendu le projet politique de LFI ne porte pas en tant que tel de revendications religieuses radicales, mais en insistant à l’envi sur le thème de l’islamophobie, il se présente comme un débouché politique à ceux des jeunes musulmans qui sont les plus sensibilisés à la question de l’islam et qui portent leur religion comme un étendard à défendre. Pour autant, l’attirance pour LFI n’est pas massive chez les jeunes musulmans (la moitié d’entre eux n’étant attirée par aucun parti), mais elle beaucoup plus marquée chez eux que chez tous les autres jeunes (14% contre 4 à 5%).
Sur le plan des orientations sociétales, les jeunes sympathisants RN et LFI se distinguent surtout, sans surprise, par leur rapport à l’immigration : les premiers sont 84% à se déclarer favorables (tout à fait ou plutôt) à un arrêt complet de l’immigration, contre 32% des seconds (les moins disposés de tous les jeunes à approuver cette mesure).
Mais c’est sur le rapport à la violence que le clivage est plus intéressant et moins attendu. À la question de savoir s’ils trouvaient justifié (tout à fait ou plutôt) « que certaines personnes usent de la violence pour protester, exprimer leur colère, ou défendre leurs idées », 40% des jeunes sympathisants LFI répondent positivement, contre 26% des jeunes proches du RN, 24% de ceux proches d’une formation et 18% des jeunes sans proximité partisane. Les jeunes LFistes sont donc nettement plus portés à justifier la radicalité en actes que ne le sont leurs homologues du RN. Il est donc probable qu’ils sont également plus disposés à la pratiquer eux-mêmes.
La radicalité transgressive sans arrière-plan politique
Cette radicalité consiste simplement à ne pas respecter les lois ou les règles en vigueur dans la société, sans que ces transgressions soient liées à un projet politique. Elles concernent une partie, certes minoritaire, mais non négligeable des jeunes de tous horizons et sont nettement plus présentes parmi eux que parmi les membres de la génération de leurs parents ou des baby-boomers qui étaient également interrogés dans l’enquête. Par exemple, 16% des jeunes disent que « cela peut toujours s’admettre » de « ne pas payer son billet de train » (48% que « cela ne peut jamais s’admettre » et 36% que « c’est entre les deux »). La condamnation totale de ce comportement est le fait de 70% des membres de la génération des parents et de 78% de celle des baby-boomers. Les écarts intergénérationnels sont très marqués sans qu’il soit possible de déterminer s’il s’agit d’un effet d’âge ou d’un effet de génération. D’autres comportements comme « tricher à un examen » ou « refuser un contrôle d’identité demandé par les forces de l’ordre » sont également assez facilement tolérés par les jeunes[7].
Quels sont les jeunes plus portés que d’autres à admettre ces comportements transgressifs ? Les traitements font ressortir trois facteurs : le niveau de diplôme, l’origine nationale et la religion déclarée, ces deux derniers facteurs étant associés. Les jeunes les moins diplômés sont nettement surreprésentés parmi les jeunes les plus transgressifs : le fait de posséder ou non le bac crée un net clivage. Les jeunes nés de parents étrangers et surtout nés eux-mêmes à l’étranger justifient également plus souvent ces comportements, mais c’est surtout le cas des jeunes musulmans et l’effet de l’origine diminue beaucoup lorsqu’on contrôle la religion.
Autrement dit, l’adhésion à l’islam est associée dans les jeunes générations à un surcroît de radicalité religieuse comme à un surcroît de radicalité transgressive dans le domaine des normes sociales et légales. Il faut garder à l’esprit que cette radicalité, dans les deux cas, ne concerne néanmoins qu’une minorité de jeunes musulmans, mais une minorité nettement plus importante que chez les jeunes d’autres obédiences. Par exemple, 27% des jeunes musulmans font partie du groupe des jeunes les plus transgressifs sur le plan des normes sociales, alors que ce n’est le cas que de 13% des jeunes qui se disent chrétiens (catholiques ou protestants). On passe donc du simple ou double.
Ce résultat n’est pas en soi surprenant. Les « quartiers sensibles » où les jeunes musulmans sont très fortement surreprésentés, sont, dans bien des cas, caractérisés à la fois par la présence d’une économie parallèle et des activités illégales qui lui sont associées et par la présence d’entrepreneurs religieux prosélytes qui diffusent une conception de l’islam souvent très éloignées des valeurs de la République. On connaît bien des cas où des jeunes sont passés d’une carrière délinquante à une carrière religieuse radicale.
Si l’on considère que la stabilité de la société est un objectif souhaitable, l’idée que trois des formes de radicalité qui ont été analysées ici – la radicalité religieuse, la radicalité politique d’extrême gauche et la radicalité transgressive des normes sociales – puissent se combiner serait une perspective inquiétante.
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[1] La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, sous la direction d’Olivier Galland et Anne Muxel, PUF, 2018.
[2] Enquête réalisée par l’institut Louis Harris pour l'Institut Montaigne auprès d’un échantillon représentatif de 8000 jeunes de 18-24 ans.
[3] Enquête électorale française, mai 2024, IPSOS pour le CEVIPOF.
[4] L’échantillon important de l’enquête Louis Harris permet d’avoir 634 jeunes se disant proches du RN et 451 se disant proches de LFI.
[5] Les quartiers prioritaires de la ville sont des quartiers urbains défavorisés qui bénéficient d’un ensemble de programmes pour le renouvellement urbain, la cohésion sociale et le développement économique.
[6] Une étude sur les QPV de la métropole de Lyon montre que le taux d’abstention au 1er tour de la présidentielle y était de 38% contre 23% dans l’ensemble de la métropole.
[7] Cinq comportements étaient testés. En plus des trois cités dans le texte : le fait de conduire sans permis et sans assurance, et le fait de toucher des indemnités, des aides publiques auxquelles on n’a pas droit.