Chili: victoire de la gauche, modernisation de la droite ? edit
La victoire de Michelle Bachelet au Chili peut tout d'abord s'expliquer par une campagne de réelle proximité. Mais il y a plus. La nouvelle présidente exprime l'identification citoyenne à un symbole de résistance et de survie psychologique à la dictature, sans esprit de vindicte. Le père de la présidente, un général proche du président Allende, est mort sous la torture après le coup d'Etat de 1973. Elle-même et sa mère furent torturées et contraintes à l'exil. On comprend que pour certains électeurs, la journée électorale du 15 janvier ait ravivé l'enthousiasme du plébiscite de 1988 sur le maintien de Pinochet au pouvoir.
Cette victoire reflète aussi les changements socioculturels qu'a connus la société chilienne au cours des dernières années, en particulier les femmes : selon le dernier recensement de 2002, le nombre de femmes chefs de famille a crû d'environ 30%. Or si la population active féminine a connu une augmentation, celle-ci ne s'est pas accompagnée d'un accroissement des rémunérations. Selon une enquête d'opinion réalisée en 2004 au plan national, 67,1% des interviewées considèrent qu'au Chili l'égalité des chances entre hommes et femmes n'existe pas et 90,5% perçoivent leur pays comme machiste. Le malaise semble suffisamment profond pour que la candidate de la Concertation réussisse à renverser la traditionnelle tendance conservatrice du vote féminin, tout en suscitant d'importantes attentes au sein de cet électorat.
Cependant, il ne faudrait pas surestimer l'impact du facteur Bachelet sur les résultats de ce second tour. Cette élection présidentielle démontre en effet avant tout la parfaite santé d'une coalition de centre-gauche (formée par des démocrates-chrétiens, des socialistes et des radicaux), désormais majoritaire au Sénat et à la Chambre des députés, notamment grâce à la cote de popularité du président Lagos, et reconduite au pouvoir pour la quatrième fois. Alors que Sebastián Piñera entendait fragmenter le vote démocrate-chrétien en en appelant aux valeurs de la famille et de l'humanisme chrétien (Michelle Bachelet est au contraire agnostique et divorcée), le croisement des résultats des premier et second tours fait apparaître que la discipline de coalition a joué pour la gauche.
On peut donc s'attendre à ce que le gouvernement de Michelle Bachelet n'apporte guère de changements substantiels à un modèle qui a fait ses preuves. Bien que l'accent soit mis sur l'importance de la participation de la société civile au processus de prise de décision en annonçant le " début d'un nouveau style de politique nationale " il est vraisemblable que l'on assistera à un approfondissement du mode de relation avec les organisations sociales instauré depuis la fin de la dictature - un mode de relation qui ne garantit pas forcément leur autonomie par rapport aux partis politiques. Le Chili n'abandonnera pas non plus son présidentialisme exacerbé, qui détermine structurellement un certain style de leadership. Il en va de même en matière de politique économique. Bien que Michelle Bachelet soit une socialiste plus orthodoxe que son prédécesseur, il n'est pas question pour elle de remettre en cause le modèle néolibéral mais plutôt d'approfondir les réformes sociales entreprises par les trois gouvernements antérieurs, avec notamment la création d'un système de protection sociale. En effet, le défi pour la gauche n'est plus seulement de gérer ce modèle économique mais de le rendre plus redistributif.
Il est enfin probable que ces élections auront surtout une incidence à long terme sur la politique de coalitions. L'inédite majorité de gauche au sein des deux Chambres va conduire la Concertation à administrer les différences d'abord au sein de la coalition de gouvernement, puis avec l'opposition. Mais les signes de changement seront particulièrement visibles au sein de la droite où la candidature de Sebastián Piñera a créé la surprise au sein d'une coalition longtemps dominée par la droite pinochetiste. Au-delà d'une redéfinition des relations de pouvoir entre les deux partenaires de l'Alliance de droite, la candidature du milliardaire ouvre la voie à une droite libérale et démocratique, démarquée de celle qui se revendique de l'ancienne dictature. La victoire de la gauche pourrait ainsi conduire à une modernisation de la droite chilienne.
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