Cohabitation? Terra incognita edit
Une éventuelle cohabitation avec le RN se résumerait-elle à l’application stricte de la Constitution ? Cette conviction est régulièrement convoquée dans les exercices de prospective portant sur l’après 7 juillet. Elle est sans doute nourrie par le souvenir du message de François Mitterrand adressé au Parlement le 8 avril 1986 où il résumait sa ligne de conduire à l’aune de la première cohabitation : « la Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution ». Sauf que cette élégante scansion (reprise de Daunou qui la prononça le 9 Messidor an III) est une ineptie comme le révèle l’observation des neuf années où la France vit le Président et le Premier ministre agir tout en se reposant sur des majorités contradictoires.
En effet, revendiquer de se limiter à « rien que la Constitution » est dénué de toute réalité, tout simplement parce qu’elle contient des affirmations qui s’interprètent, des imprécisions volontaires et des silences explicites. Comme disait René Capitant, « la Constitution de 1958 est le texte le plus mal rédigé de notre histoire constitutionnelle ». De fait, même si quelques grandes lignes subsistent (montée en puissance de Matignon et déclin parallèle de l’Élysée), il y a tout de même un contexte politique particulier à chacune d’entre elles, chaque expérience attestant d’innovations et d’adaptation au contexte. Si la première (1986-1988) fut plutôt conflictuelle, elle vit un Président que les électeurs venaient de désavouer se redresser pour préparer (et réussir) la reconquête en s’appuyant sur les ressources de la Constitution. La seconde (1993-1997) fut plutôt consensuelle : le chef de l’État, qui ne cherchait plus à se représenter, se consacra à la marque qu’il voulait laisser dans l’histoire. Dans les deux cas, l’autorité présidentielle fut sauvegardée, sans que l’action gouvernementale ne soit sérieusement entravée.
La troisième (1997-2002) fut la plus longue mais les Français l’abordèrent avec flegme, convaincus que la cohabitation n’était qu’une nouvelle réinterprétation de l’équilibre des pouvoirs entre le présidentiel et le gouvernemental. Elle fut pourtant rugueuse, bousculant le fonctionnement des institutions au point que l’un de ses acteurs, Olivier Schrameck, directeur de cabinet du Premier ministre Lionel Jospin, en tira un bilan particulièrement noir. « Il n’est pas de pire situation pour notre pays qu’un pouvoir exécutif divisé contre lui-même », écrira-t-il en 2001.
Il faut donc en tirer comme enseignement qu’une quatrième cohabitation ne pourra être qu’une terra incognita. Les rives de l’inédit sont en effet déjà peuplées de quelques singularités dont les conséquences vont inévitablement se conjuguer.
Le Président ne peut pas se représenter. En soi, ce simple rappel change tout. Emmanuel Macron est en situation d’extrême faiblesse : la dissolution manquée a détruit son autorité personnelle et l’application pour la première fois de l’alinéa 2 de l’article 6 de la Constitution le prive de toute capacité de rebond. Tel n’était pas le cas de François Mitterrand (en 1986) ni de Jacques Chirac (en 1997). Comme l’après-législatives va rapidement laisser la place à l’avant-présidentielle, cette fragilité ira en s’accentuant. Déjà désigné comme responsable de l’échec électoral et de la perte du pouvoir gouvernemental, il est en porte à faux avec sa base politique ce qui invitera les prétendants à sa succession à marquer leur rupture avec son bilan.
La durée de la cohabitation est indécise. La XVIIe législature sera-t-elle interrompue dans un an, une fois que le Président aura récupéré son pouvoir de dissolution (article 12 alinéa 4) ? Ou s’étant trompé sur son résultat, il ne se risquera pas d’en tenter de sitôt une seconde ? Qu’une coalition obtienne la majorité absolue ne garantira pas non plus que le mandat aille jusqu’à son terme, le (la) Présidente élu(e) en 2027 pouvant parfaitement choisir de dissoudre pour rétablir la conjonction des deux mandats. Cette indécision pèsera sur le déroulement des débats parlementaires et sur la nature de l’action ministérielle. Quand le temps manque, l’apparence est toujours privilégiée au détriment des réformes structurelles.
Le Président ne sera pas le chef de l’opposition parlementaire. En 1986, François Mitterrand pouvait s’appuyer sur le PS et son groupe parlementaire de 212 députés (soit 36% de l’Assemblée). En 1993, la gauche est laminée mais le chef de l’État n’est habité que par le souci de garder les apparences d’une présidence dotée de pouvoirs réels. En 1997, le premier groupe de l’opposition, avec 140 sièges, est le RPR pour lequel Jacques Chirac reste la référence et le candidat de 2002. Pour l’heure, les sondages dessinent un hémicycle dans lequel le seul groupe du Président (Renaissance) n’apparaîtrait pas comme une pièce majeure. Il est même fortement plausible qu’il soit numériquement devancé par la France Insoumise, voire par le PS.
Le Premier ministre ne sera pas le chef de la majorité. Par un choix d’une rare couardise, Marine Le Pen a déjà proclamé son intention de ne pas prendre en charge la direction du gouvernement. Curieusement d’ailleurs cette fuite n’est pas commentée. Elle demeure cependant sérieusement critiquable : pourquoi réclamer une majorité absolue à l’Assemblée et ne pas accepter de prendre les rênes de l’État ? La situation du pays ne nécessite-t-elle pas que ceux que les Français vont choisir s’attaquent aux difficultés ? Quoiqu’il en soit le barycentre du groupe majoritaire ne sera pas à Matignon mais au Palais Bourbon. Cela pourrait donc augurer d’un « gouvernement parlementaire » où l’exécutif n’est que le commis de l’Assemblée. Edouard Balladur eut à connaître une situation comparable en 1993. Son inconfort est manifeste comme il l’écrira dans un ouvrage (Deux ans à Matignon) publié en 1995 : « Pour moi, il ne pouvait y avoir de gouvernement à double commande. » On sait comment l’histoire se termina.
Si Jordan Bardella devient Premier ministre, il ne sera pas candidat lors de la prochaine élection présidentielle (du moins si l’on en croit ses déclarations). C’est une différence notable avec les trois autres cohabitations. Jacques Chirac, Édouard Balladur et Lionel Jospin se projetaient à l’Élysée ce qui les conduisait à respecter la fonction. Comme disait Philippe Seguin en 1999, « la cohabitation est le nom compliqué que l’on donne à une campagne présidentielle qui commence avec cinq ans d’avance ». Il en a résulté une coexistence (terme privilégié par François Mitterrand) où chacun marquait son territoire sans chercher à heurter l’autre. L’information était partagée afin d’anticiper les difficultés. La coopération fut codifiée permettant ainsi que les désaccords qui apparaissaient restent maîtrisés. Jordan Bardella n’aura peut-être pas la même prévention, son intérêt étant de parvenir à l’organisation d’une présidentielle anticipée pour favoriser l’élection de la « candidate naturelle de son camp ». La bénévolence et la guerre froide ne parviennent pas au même résultat.
Les équipes étaient prêtes et l’État fut gouverné. Si l’alternance se prépare, l’alternative s’anticipe. Dès le 11 mai 1981, deux conseillers d’État qui travaillaient déjà avec le nouveau chef de l’État pilotèrent, sous l’autorité de Pierre Bérégevoy une « antenne présidentielle » dont l’armature se retrouva ensuite à l’Élysée. Familiers du fonctionnement de la haute administration, ils préparèrent sans heurt la passation des pouvoirs. En 1986, François Mitterrand avait eu le temps de réfléchir bien avant la cohabitation aux usages et procédures pour éviter que le Président ne soit marginalisé voire assiégé. Preuve de cette préparation, l’absence de véritable « chasse aux sorcières » parmi les postes-clés de l’administration dits, précisément, « à la discrétion du gouvernement ». Unique contre-exemple, le remplacement en 1986 du secrétaire général du gouvernement par Jacques Chirac qui se sépara de Jacques Fournier pour pouvoir travailler avec Renaud Denoix de Saint-Marc. Le RN dispose-t-il de ressources humaines lui permettant de se doter d’équipes en capacité de dialoguer avec les directeurs d’administration centrale ? Ou assistera-t-on à une répétition de l’installation chaotique de Trump à la Maison Blanche où, s’il fut très rapide dans la mise en place du gouvernement, il peina de très long mois pour trouver des titulaires pour les 563 nominations devant être avalisées par le Sénat ?
Un Président face à une Assemblée hostile est nécessairement un cas périlleux. De Gaulle, si l’on en croit le témoignage d’Alain Peyreffite le considérait même comme le défaut de la cuirasse de la Ve République. En dépit de la popularité constante des protagonistes de ces trois périodes, le recul du temps a permis de comprendre que la cohabitation s’était révélée aussi juridiquement inattaquable que politiquement indigeste. Et il ne s’agissait que des cohabitations de velours. Qu’en sera-t-il dans une cohabitation de plomb ?
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