Des grands hommes et des petits edit

7 septembre 2024

La sortie chez Perrin d’une nouvelle édition du livre de Raymond Tournoux, La Tragédie du Général, doit être saluée. Publié en 1967 chez Plon l’ouvrage reparaît avec des ajouts de notes et une préface d’Eric Roussel. Il avait connu à l’époque un succès amplement mérité et demeure, un demi-siècle plus tard, un monument indispensable pour comprendre la personnalité fascinante et irritante du général de Gaulle. L’ouvrage est essentiellement composé de citations tirées d’entretiens du général avec l’auteur et de nombreuses personnalités politiques. Raymond Tournoux, qui a pu tisser au fil du temps des liens de confiance avec de Gaulle, produit un genre historique d’un type nouveau, nous offrant un matériau brut organisé en trois grandes périodes. Grand journaliste politique il fait œuvre ici d’historien du temps présent. Avec modestie il se garde de nous donner son interprétation personnelle, se limitant à quelques courtes réflexions sur la personnalité de l’homme de Gaulle, chacun étant invité à se faire sa propre idée. D’orientation politique modérée, il n’est pas gaulliste mais ressent une certaine fascination pour son modèle sans jamais se départir d’une complète neutralité. Comme l’écrit Eric Roussel, « il essaye de comprendre les raisons profondes et souvent très simples qui animent les acteurs de l’histoire ». Le pari est gagné et le personnage apparaît dans toute sa complexité.

L’ouvrage débute en 1946 quand le Général vient de quitter le pouvoir et se termine en 1967, deux ans avant son nouveau départ, celui-ci définitif. La période qui s’écoule jusqu’à l’aggravation de la crise algérienne et qui va précipiter son retour au pouvoir n’est pas la plus brillante de l’histoire du gaullisme. Le Général enrage de ne plus être au pouvoir et de voir un régime parlementaire, le « régime des partis », s’enraciner alors qu’il le pense incapable de générer un véritable gouvernement, un régime usurpateur en quelque sorte puisqu’il prive le pays de son guide naturel. Il s’interroge continument sur le bien-fondé de sa décision de s’être retiré et surtout du choix du moment. « Je me reconnais une seule faute politique dans la vie, oui une seule, c’est de ne pas avoir quitté le pouvoir en 1944 tout de suite après la Libération. […] Quinze jours plus tard tout le monde serait venu me chercher. »

L’homme du 18 juin et de l’épopée de la France libre est incapable de frayer avec les « politichiens ». Il se considère d’une autre espèce qu’eux et, du haut de sa grandeur, n’a que commisération et mépris pour le petit monde médiocre qui exerce le pouvoir alors que lui seul pourrait sauver un pays menacé par la décadence. D’où ses continuelles et excessives attaques contre les parlementaires qu’il « vomit ». Il est convaincu que l’histoire est faite par les « grands hommes ». « C’est la rencontre d’une volonté et d’un événement qui fait un grand homme. » « Le destin suscitera un homme qui redressera le pays. » Cet homme ne pourra être que lui. Sa lecture de la situation internationale est apocalyptique, affirmant que la guerre vient. Il est l’homme des tempêtes. Seule une catastrophe pourra créer les conditions de son retour au pouvoir. Face aux risques de guerre, « il est nécessaire que je revienne sur la scène politique », pense-t-il tout haut. Comme Cassandre a prévu la chute de Troie, il prévoit celle de la France que lui seul pourrait éviter. Sa lucidité l’empêche de croire à la possibilité de son retour dans un avenir prévisible. À Raymond Triboulet, ancien député RPF, il dit ainsi : « Je suis l’homme des crises. Or, il n’y a même plus de crises ! à peine du pourrissement. » Et à Raymond Tournoux : « L’époque n’est pas celle des géants ! le pouvoir n’est même plus à prendre, il est à ramasser. » Il est Gulliver entravé mais, comme Oronte, il désespère alors qu’il espère toujours. Sa conviction profonde qu’il est la France, seul dépositaire de l’intérêt national et seul guide légitime du pays, évoque la mégalomanie. Mais s’il est vrai que s’il se prend pour la France, il l’a bel et bien incarnée en 1940 et l’incarnera encore en 1958. En 1946 il est déjà entré dans l’histoire.

Comme Napoléon, qu’il admire et critique à la fois, il entend être le maître s’il revient un jour au pouvoir. Il appelle au remplacement de la Constitution de 1947 par un régime républicain d’un nouveau type. « Si on me rappelle, confie-t-il, le président de la république devra modifier la constitution en quarante-huit heures ». Il entend instaurer une monarchie élective et donc, à ses yeux, démocratique. Le référendum devra être rétabli et personnalisé, c’est à dire plébiscitaire. Revenu au pouvoir il mettra en œuvre son projet en deux temps, en 1958 et en 1962. Ce sera sa période consulaire. Ensuite il établira son principat. Comme Napoléon également il estime que lui seul peut s’occuper de politique, et notamment de la politique étrangère et de défense. Dès son retour au pouvoir il fait clairement comprendre à ses ministres qu’il est le seul maître à bord. Lors d’un conseil des ministres, Antoine Pinay, le ministre des Finances, se permet de l’interroger à propos d’un discours qu’il vient de faire à l’École militaire et où il a déclaré que « la défense nationale doit être française », ce qui annonce son projet de sortir la France de l’OTAN. Réponse de de Gaulle en forme de question : « Monsieur le ministre des Finances s’intéresse au problème de politique étrangère ? » Antoine Pinay revient à la charge : « vous avez déclaré que le système de l’intégration a vécu. Qu’est-ce que cela signifie ? » De Gaulle : « Merci monsieur Pinay. Messieurs, la séance est levée ».   

La tragédie du général

Raymond Tournoux ne pouvait pas choisir un meilleur titre pour son ouvrage que celui-là. Car c’est bien d’une tragédie personnelle qu’il s’agit. Le général est rongé par un doute permanent sur la possibilité, s’il revenait au pouvoir, de réaliser son projet herculéen de rétablir la grandeur d’un pays qu’il estime enfoncé dans la voie de la décadence, de refaire de la France une grande puissance. Sa lucidité, qui est à la fois le produit de son caractère pessimiste, de sa vaste culture historique et de sa prodigieuse intelligence du politique, lui fait voir que l’objectif qu’il s’est fixé est probablement inatteignable. Devant ses différents interlocuteurs il lui arrive de le reconnaître : « C’est une chose redoutable que de s’attaquer à une tâche lorsqu’on n’aperçoit pas les éléments du succès. » Il tente néanmoins de se rassurer :  « on peut être grand même sans beaucoup de moyens. » « La France était grande. J’essaie qu’elle le demeure. Et nous avons tout juste, tout juste les moyens. »  « Si j’étais resté aux affaires j’aurais pu sauver nos possessions, non indéfiniment … peut-être dix ou quinze ans. » Mais le pessimisme le submerge souvent : « Tout a une fin… pourquoi la France n’aurait-elle pas une fin aussi ? »  « Peut-être aurai-je écrit les dernières pages du livre de notre grandeur. » « Si j’ai échoué, cela voudra dire que personne ne pourra réussir ».  Sa volonté lui dicte cependant son devoir qui est de ne pas abandonner son projet, d’autant qu’il est convaincu que lui seul peut le réaliser. Il vit ainsi une véritable passion aux deux sens du terme. « Crucifié, écrit Raymond Tournoux, il vit comme un état de communion mystique avec la France. » Tel un titan, il porte sur les épaules le destin du pays. C’est ici que l’ouvrage permet d’atteindre au plus profond du personnage. Gaulle vit son destin dans un état de souffrance permanent. À Louis Terrenoire il confie ainsi : « Il faut toujours accepter de souffrir. Nous sommes faits pour souffrir, surtout moralement. » Et à François d’Astier de la Vigerie : « le bonheur ça n’existe pas. » S’agissant de la religion il dit à Jacques Soustelle : « Moi, je ne crois à rien. »

Ce misanthrope est seul. Cette solitude s’explique aussi par sa conception machiavélienne de la politique qu’il reconnaît dans ses entretiens particuliers et qui se fonde sur sa conception pessimiste de l’humanité. Les autres n’ont que de mauvaises intentions à notre égard. Il ne faut faire confiance à personne. À Antoine Pinay il confie : « la ruse est le meilleur instrument de la politique. » En 1956 il explique ainsi à Christian Pineau : « Tout le monde perdra l’Algérie. La seule solution s’appelle l’indépendance. Le moment de le dire n’est pas venu. » En 1958 à Alger il fera ainsi acclamer l’Algérie française mais deux ans plus tard il évoquera pour la première fois publiquement une Algérie algérienne. Le machiavélisme n’explique pas cependant tous les écarts qui existent entre certaines de ses prises de position publiques et ses analyses lucides de la situation. Ainsi, lorsqu’il condamne la politique de décolonisation de la IVe République alors qu’il reconnaît en privé qu’il faudra donner rapidement l’indépendance à la Tunisie et au Maroc, c’est sans doute son déchirement intérieur qui explique aussi cet écart. Alors que ses analyses lucides le poussent à envisager la fin de l’Empire français son moi profond ne peut que se dresser contre une perspective qui lui est intolérable, convaincu que « si elle ne tenait plus Bizerte, Mers el Kebir et Dakar, la France ne serait plus une grande puissance. » Au fond de lui-même, il espère encore que cette fin n’est pas inéluctable. Revenu au pouvoir et ayant engagé des négociations avec le FLN, il confie ainsi à Maurice Clavel son espoir que « plus les Algériens seront libres et plus ils seront unis à la France ».

Le nationalisme pour boussole

L’un des apports les plus passionnants de l’ouvrage concerne la politique étrangère du général de Gaulle. Dans ce domaine les principes qui guideront son action après son retour au pouvoir sont ancrés dans les convictions qui sont les siennes depuis l’avant-guerre. Le nationalisme est le concept-clé, la boussole qui oriente sa réflexion et son action. Pour lui comme pour Maurice Barrès, le nationalisme est « la règle de l’univers ». Seules comptent les nations qui sont les acteurs uniques dans les relations internationales. Elles sont en rivalité permanente et « la guerre est la loi de l’espèce ». Se voulant un adepte de la realpolitik il estime que les régimes politiques passent mais que les nations demeurent. Elles traversent le temps  : « La France sera toujours la France. » Cette approche est productive dans la mesure où elle s’appuie sur des réalités historiques. Elle inspire après 1958 une politique étrangère qui prend d’abord en compte l’identité des nations et l’histoire de leurs relations. C’est ainsi qu’il s’oppose violemment à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun : « Moi vivant, la Grande-Bretagne n’entrera jamais dans le marché commun ». Un demi-siècle plus tard le Brexit lui donnera, au moins en partie, raison. Quant à l’Allemagne, il s’opposera le plus longtemps possible à sa réunification. Paradoxalement, pourtant, elle ne lui semble plus aussi dangereuse qu’auparavant : « l’Allemagne est un pauvre pays qui a les reins cassés. Elle donne le spectacle lamentable d’une nation sans ressort qui ne sait pas où elle va ». La Russie, elle, est et restera la Russie de Pierre Ier et Catherine II, un pays impérialiste, qu’elle soit ou non communiste. Le communisme d’ailleurs, note-t-il finement, a déjà laissé la place à un nationalisme totalitaire. « La Russie ne peut connaître qu’un seul régime : celui de la dictature tempérée par l’assassinat. » On ne pouvait mieux dire ! Reste les États-Unis. L’ouvrage nous montre à quel point l’anti-américanisme est central dans sa vision de sa politique internationale. Non pas qu’il déteste l’Amérique. Il est très attaché à l’Alliance atlantique. Mais s’il craint avant tout l’hégémonie américaine c’est parce que ce pays est le plus puissant. C’est aussi pour cette raison qu’il entend défendre avec détermination la souveraineté nationale de la France. Il rejette le « protectorat » américain. Jamais la France ne sera vassalisée. Certes les deux pays sont alliés mais les alliances vont et viennent en fonction des intérêts des nations. « Les alliés sont des étrangers. Ils peuvent demain devenir des ennemis. » La France doit donc impérativement posséder l’arme nucléaire qui seule lui permettra de parler d’égal à égal avec les américains. « Les pays, déclare-t-il, se classent en deux catégories ceux qui ont la bombe atomique et ceux qui ne l’ont pas. » C’est ainsi que le premier juin 1966 il retire la France du commandement intégré de l’OTAN. Il ne croit pas à la permanence des « camps ». Si la Russie n’était pas totalitaire rien de s’opposerait à une alliance avec elle, pense-t-il, vision pourtant contradictoire avec sa sous-estimation de l’importance des régimes politiques dans l’élaboration de la politique internationale.

D’une manière générale, de Gaulle rejette la participation de la France à les organisations internationales ou supranationales dans la mesure où elles pourraient entraver ou contraindre sa politique. D’où son absolue opposition à une Europe fédérale. C’est ici que ses contradictions et les limites de sa vision purement nationale de la politique étrangères apparaissent aujourd’hui le plus clairement. D’un côté, de Gaulle a compris que la construction de l’Europe est vitale pour la France. « Maintenant, nous devons nous tourner vers l’Europe. L’ère des continents organisés succède à l’Europe coloniale. » Mais en même temps il surestime la possibilité de la France de pouvoir dominer cette Europe nouvelle. « Lorsque l’Europe sera unie, le corps le plus solide fera l’unité et ce sera la France. » « C’est dans la nature des choses que nous soyons les premiers en Europe ». N’y parvenant pas, il va bloquer jusqu’à son départ en 1969 toute avancée supranationale. Le projet nationaliste du général dans le domaine de la construction européenne se trouve en réalité en contradiction avec la politique réaliste qu’il entend pourtant mener. L’idéologie l’emporte sur la raison. Sa vitupération contre les artisans français de la politique européenne exprime bien la passion qui le domine alors, prenant à partie « le boche Schuman » et estimant que « tous ces bonshommes qui se prétendent européens se moquent complètement de l’Europe. Ce qu’ils veulent c’est des places. » « Démon du pouvoir ou bien génie voué à la passion de la France ? » s’interroge Raymond Tournoux. Les deux, serions-nous tentés de répondre.  

Raymond Tournoux, La Tragédie du Général (Plon, 1967), nouvelle édition Perrin, 2024, 668 pages.