États-Unis: la fin du libéralisme politique? edit
L’ampleur de la victoire de Donald Trump a été telle que de nombreux analystes considèrent cette élection comme un événement de portée historique. Le politologue américain Francis Fukuyama, par exemple, y voit un rejet décisif du libéralisme politique par les électeurs américains. Selon lui, cette élection inaugure une ère nouvelle de la politique américaine. Éric Le Boucher intitule de son côté sa chronique des Échos : « Trump : le grand virage du progressisme vers le conservatisme », estimant qu’une grande page idéologique se tourne. La question de savoir si ces élections sonnent ou non la fin du libéralisme politique aux États-Unis est évidemment capitale. Peut-on y répondre dès maintenant avec certitude ?
Pour aborder cette question il faut d’abord introduire une première distinction : une telle rupture peut se produire à deux niveaux différents, celui de l’électorat et celui du régime politique. Pour mener l’analyse au premier niveau nous disposons de nombreuses données portant sur les comportements électoraux et leur évolution. Au second niveau, en revanche, nous ne pouvons pour l’instant qu’extrapoler à partir de ce que nous savons de Donald Trump et de ses intentions concernant le fonctionnement du régime politique des Etats-Unis.
Le vote des Américains
Pour mener l’analyse au premier niveau il faut prendre en compte deux types d’éléments de nature différente, d’une part ceux qui relèvent de l’étude du comportement électoral et d’autre part ceux qui relèvent de l’analyse de la conjoncture politique et économique au moment des élections.
Le fait que les Républicains aient emporté à la fois l’élection présidentielle, les élections à la Chambre des Représentants et les élections sénatoriales, donnant ainsi tous les pouvoirs au président élu, d’autant que la Cour Suprême leur est favorable, a largement contribué à créer l’impression d’une victoire décisive de Donald Trump, marquant un tournant historique dans l’évolution du comportement électoral des Américains, impression renforcée par sa victoire dans tous les swing states. Pourtant, l’observation de l’évolution des votes aux trois dernières élections présidentielles ne permet pas de considérer que ce tournant historique s’est d’ores et déjà opéré (tableau 1).
Entre 2020 et 2024 Kamala Harris a certes perdu 6 millions de voix par rapport à Joe Biden mais il est important de relever que Donald Trump, lui, n’en a gagné que trois tandis que la participation électorale a diminué de 10. Quel sera le comportement de ces dix millions d’abstentionnistes supplémentaires lors de la prochaine élection ? Si la candidate démocrate a été largement battue elle n’a pas été écrasée. Elle a obtenu 48% des suffrages exprimés, soit le même pourcentage qu’Hillary Clinton à l’élection de 2016 où, comme aujourd’hui, le président sortant était un démocrate. En 2020, alors que le président sortant était Donald Trump, Jo Biden avait gagné près de 16 millions de voix par rapport à 2016 et obtenu 51,3%. Donald Trump a obtenu 49,9% en 2024. En outre, (tableau 2) les résultats de 2024 montrent un net progrès des démocrates en nombre de sièges à la Chambre des représentants par rapport aux élections de 2016 et un maintien au Sénat. Par rapport à 2020 leur recul est faible dans les deux assemblées.
Tableau 1. Résultats des élections présidentielles américaines de 2016, 2020 et 2024. Résultats définitifs
Tableau 2. Résultats en sièges des élections de 2016, 2020 et 2024 à la Chambre des représentants et au Sénat
La sociologie du vote
La poussée des Républicains à l’élection présidentielle a été générale sur tout le territoire des États-Unis en pourcentages des suffrages exprimés. Du point de vue de l’analyse sociologique tous les groupes socio-démographiques, à de rares exceptions près, ont augmenté en pourcentage leur soutien à Donald Trump par rapport à 2020 (graphique). On ne peut exclure qu’un tel mouvement se produise en sens contraire à la prochaine élection présidentielle où le parti républicain sera le parti sortant. Cependant, certaines des évolutions enregistrées devraient inquiéter sérieusement les démocrates. Elles concernent les « minorités » et les plus jeunes. Selon le sondage de sortie des urnes de CNN, les hommes primo-votants ont voté à 65% pour Trump, contre 34% seulement en 2020 ! La poussée a été moindre mais significative aussi chez les femmes primo-votantes : 49% contre 31% en 2020.
Graphique 1. Marge des républicains par rapport aux démocrates, évolution depuis 2020, par groupe démographique
(En rouge progrès de Trump, en bleu progrès de Harris)
Source : Financial Times, Catalist/Edison Research
Plus généralement, comme le montre le tableau 3, la majorité des hommes et une forte minorité des femmes hispaniques ainsi qu’un cinquième des hommes noirs ont voté pour Donald Trump. Comme le remarque Yascha Mounk (Le Monde, 9 novembre 2024) les démocrates « ont pensé que le pays était divisé entre les Blancs et les personnes de couleur, qu’ils bénéficieraient toujours du vote des minorités ethniques et que la manière de les mobiliser était d’accepter les propos plutôt identitaires. C’est une perception fondamentalement erronée des réalités de la société. La victoire de Donald Trump est due aussi à des électeurs jeunes, qui viennent des minorités ethniques et qui ont perdu, de manière profonde, confiance dans les institutions. » Force est de constater que le discours des démocrates sur les minorités n'a plus fonctionné aussi bien auprès des minorités elles-mêmes. Si ces évolutions étaient confirmées lors de la prochaine élection présidentielle, elles pourraient donner aux républicains un avantage décisif et durable dans l’avenir. Il serait alors possible de parler d’un réalignement électoral au moins partiel.
Peut-on pour autant considérer que ce vote présidentiel exprime une révolte générale du peuple américain contre les élites ? Cela semble pour partie exact, mais quelles élites et quel peuple ? La variable de revenus, par exemple, ne joue pas un rôle significatif dans la répartition des votes. La forte bipolarisation gauche/droite continue de se structurer principalement autour des variables de sexe, d’habitat, de religion, de niveau d’études ainsi que de la distinction entre les électeurs noirs et les autres électeurs.
Politiquement (tableau 4) la bipolarisation politique pendant la campagne s’est faite sur quatre thèmes principaux : l’état de l’économie, l’immigration, la défense de la démocratie et le droit à l’avortement. Les électeurs démocrates et républicains ont exprimé des attitudes opposées à propos des qualités considérées comme les plus importantes pour un président de la République.
Tableau 3. Sociologie du vote présidentiel de 2024
Source: Exit Poll Edison Research, Washington Post, 6 novembre 2024. 22000 personnes interrogées.
Tableau 4. Attitudes politiques des électeurs
Source: Exit Poll Edison Research, Washington Post, 6 novembre 2024
Le poids de la conjoncture
L’interprétation des évolutions de l’électorat doit également prendre en compte la conjoncture politique et économique dans laquelle se sont déroulées les élections. Celle de 2024 semble avoir pénalisé fortement le parti démocrate. D’abord, la position de candidat du parti sortant était périlleuse dans une conjoncture économique marquée par une forte hausse des prix (voir la note d’Eric Chaney pour l’Institut Montaigne, 13 novembre 2024). En outre, le duel entre un homme blanc machiste et une femme noire féministe a joué en faveur du premier. 60% des hommes blancs ont voté pour Donald Trump mais aussi 53% des femmes blanches et 55% des hommes hispanos/latinos. Il est clair que l’on ne pourra plus désormais opposer sommairement les électeurs blancs à ceux des « minorités ».
Kamala Harris a également pâti de la manière dont s’est opérée au long de l’année la désignation du candidat démocrate. La nomination de Joe Biden puis son retrait tardif de la compétition n’ont pas permis au parti démocrate d’organiser correctement la désignation de son candidat. La candidate démocrate a dû faire une courte campagne alors que le président était très impopulaire. Le parti démocrate a également souffert de l’attrait des jeunes élites démocrates pour l’idéologie wokiste, qui a permis à Donald Trump de faire de sa critique un thème important de sa campagne. Plus largement, les divisions de ce parti et l’absence d’un programme clair et convaincant ont gêné la candidate démocrate pour animer sa campagne. Enfin, les talents de communiquant de Donald Trump lui ont permis d’imposer son leadership et d’occuper le devant de la scène.
La manière dont le parti démocrate préparera la prochaine élection présidentielle pourra-t-elle lui permettre de surmonter ces handicaps et de désigner un candidat plus crédible ? Le fait que le parti républicain sera en position de sortant à la prochaine élection pourrait être un atout pour le candidat démocrate, surtout si Donald Trump applique ses projets actuels sur l’économie et l’immigration. Francis Fukuyama, lui-même, reconnaît qu’un « grand nombre d’économistes estiment qu’un fort protectionnisme aura des effets très négatifs sur l’inflation, la productivité et l’emploi. Quant à l’immigration, Trump ne veut plus seulement fermer la frontière mais déporter le plus possible des onze millions d’immigrants sans papiers. C’est une tâche énorme qui nécessitera des années d’investissement dans l’infrastructure et aura des effets dévastateurs pour les nombreuses industries qui reposent sur l’emploi des immigrés, notamment dans le bâtiment et l’agriculture », écrit-il.
Le risque d’une rupture par le haut
La rupture avec le libéralisme peut également et même surtout, s’opérer par le haut. Donald Trump détruira-t-il la démocratie libérale américaine ? Le président a en main tous les pouvoirs. Montesquieu estimait que tout régime où il n’existe pas de pouvoirs pouvant limiter le pouvoir court un grand risque de devenir despotique. C’est le cas désormais aux États-Unis avec l’affaiblissement (mais non la disparition) des checks and balances. Les tendances personnelles de Donald Trump sont à l’évidence autoritaires. Sa demande adressée aux sénateurs de le dispenser, pour gagner du temps, de leur approbation pour décider les nominations des membres de son administration et l’accord exprimé sur ce point par les trois élus républicains en campagne pour le poste de chef de la majorité à la Chambre Haute va clairement dans ce sens. Montesquieu, qui estimait que la lenteur des procédures est une des limitations essentielles du pouvoir, s’en alarmerait. Trump a dit vouloir être « dictateur pour un jour ». Mais ensuite ? Son unique critère dans le choix de sa future équipe semble être la loyauté à sa personne. Il entend « démanteler la bureaucratie américaine » et y placer ses affidés. On sait l’esprit de vengeance qui l’anime. Il entend également affaiblir les médias démocrates. La police sera encouragée à réprimer toute manifestation, risquant ainsi d’accroître le climat de guerre civile froide entretenu par nombre de ses soutiens dans la population. Ses menaces contre l’OTAN peuvent se traduire par une distance prise avec les alliés des Etats-Unis et affaiblir ainsi le camp des libertés et de la démocratie dans le monde. Enfin, quelles mesures sera-t-il prêt à faire adopter pour assurer une victoire républicaine à la prochaine élection présidentielle ? La Cour suprême qui lui est favorable s’opposerait-elle à des propositions qui mettraient en péril les droits de l’homme et l’indépendance de la justice ? Surtout, Donald Trump n’a pas le moindre respect pour la Constitution. Certes, le pire n’est pas toujours sûr ! Mais, quelle que soit l’interprétation du vote du 6 novembre, la menace principale contre la démocratie libérale américaine s’incarne aujourd’hui à l’évidence dans la personne de Donald Trump.
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