Guizot et les difficultés du régime représentatif edit
La publication récente d’une version abrégée des Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps de François Guizot établie par Laurent Theis est particulièrement bien venue à un moment où le régime représentatif est affaibli, voire menacé, dans de nombreuses démocraties[1]. Elle nous permet de prendre ou de reprendre conscience de l’importance de l’apport de l’auteur concernant à la fois la conception de ce type de régime et les modalités de son bon fonctionnement. François Guizot (1787-1874) a été tout à la fois un homme politique de premier plan, parlementaire pendant dix-huit années sous la monarchie de Juillet et le plus important ministre de cette période, un grand historien et un grand mémorialiste. Ces mémoires, essentiellement politiques, se situent, comme le remarquait justement l’historien René Rémond, « au point de rencontre entre l’expérience directe de l’homme politique et la méditation de l’historien ».
Publiées chez Michel Lévy sous le Second Empire du vivant de l’auteur elles n’ont pas été reçues très positivement par les critiques de l’époque. On a reproché à Guizot d’être un homme du passé. Dans ce siècle, où les souvenirs glorieux de la Révolution et de l’Empire étaient encore très vivants et où abondaient les théories nouvelles, on ne voyait « rien de grand » chez cet homme politique peu porté aux théories générales et aux réflexions philosophiques, et qui ne cachait pas son rejet de l’idée républicaine, du régime démocratique et de la Révolution, même s’il acceptait 1789 comme un fait accompli. Lui-même regrettait amèrement que l’on ait considéré qu’il ne s’était rien passé entre la période révolutionnaire et le Second Empire : « 18 années de gouvernement parlementaire ce n’était pas rien » pourtant pour lui. Il avait raison. Après la révolution de 1830, qui mit fin aux velléités de Charles X de rétablir la monarchie absolue, l’avènement de la monarchie de Juillet fut le premier véritable régime représentatif établi en France et Guizot fut celui qui l’aura conçu le plus clairement, ayant bataillé pendant deux décennies avec la plus grande détermination pour l’établir et l’affermir et semant ainsi des graines pour l’avenir. Deux de ses adversaires permanents, les bonapartistes et les républicains finiront eux-mêmes, les seconds à la suite des premiers, par enraciner le régime représentatif, dans un cadre démocratique.
Si Guizot joua ainsi un rôle majeur dans l’établissement du régime représentatif en France, il estimait en revanche que ce type de régime était incompatible avec le suffrage universel. Il avait contribué à l’élaboration de la loi électorale de 1817 et il demeura toujours fidèle aux idées qui avaient animé ses auteurs. « Une idée dominante inspira la loi du 5 février 1817 : mettre un terme au régime révolutionnaire, mettre en vigueur le régime constitutionnel. À cette époque, le suffrage universel n’avait jamais été en France qu’un instrument de destruction ou de déception : de destruction, quand il avait réellement placé le pouvoir politique aux mains de la multitude ; de déception quand il avait servi à annuler les droits politiques au profit du pouvoir absolu en maintenant, par une intervention vaine de la multitude, une fausse apparence de droit électoral. Sortir enfin de cette routine tantôt de violence, tantôt de mensonge, placer le pouvoir politique dans la région où dominent naturellement, avec indépendance et lumières, les intérêts conservateurs de l’ordre social […] c’était là ce que cherchaient les auteurs du système électoral de 1817. (…) Quoi de plus choquant que de faire, du pouvoir appelé à présider aux destinées d’une nation, un serviteur qu’elle peut congédier quand il lui plait ? »
On peut penser que sa vision du peuple, « ou, pour parler plus vrai, ce chaos d’hommes qu’on appelle le peuple », explique pour partie son ignorance volontaire de la question sociale et un certain enfermement dans le jeu parlementaire. Son refus obstiné d’un élargissement du corps électoral à la veille de la révolution de février 1848 (246 000 électeurs sur 35 millions de Français) alors que l’idée républicaine se renforçait chaque jour et que ses amis politiques le poussaient pourtant au compromis, ce qu’il omet d’ailleurs de rappeler dans ses mémoires, comme l’indique Laurent Theis dans sa remarquable présentation, aura largement contribué à la chute de la monarchie de Juillet. Ses réflexions sur la conception et le fonctionnement d’un « gouvernement libre » n’en demeurent pas moins d’un grand intérêt et d’une grande actualité.
Les fondements du gouvernement libre pour Guizot
Pour bien comprendre les idées politiques de Guizot, et d’abord sa conception du libéralisme, il faut partir de sa vision de la « civilisation moderne » : « Deux idées sont les grands caractères de la civilisation moderne et lui impriment son redoutable mouvement. Il y a des droits universels inhérents à la seule qualité d’homme et que nul régime ne peut légitimement refuser à nul homme ; il y a des droits individuels qui dérivent du seul mérite personnel de chaque homme sans égard aux circonstances extérieures de la naissance, de la fortune ou du rang, et que tout homme qui les porte en lui-même doit être admis à déployer. Le respect légal des droits généraux et le libre développement des supériorités naturelles, de ces deux principes, bien ou mal compris, ont découlé depuis près d’un siècle les biens et les maux, les grandes actions et les crimes, les progrès et les égarements que tantôt les révolutions, tantôt les gouvernements eux-mêmes ont fait surgir au sein des sociétés européennes. » Seul, le « gouvernement libre » est capable à ses yeux d’établir et de défendre ces deux sortes différentes de droits.
Le but essentiel des institutions est pour Guizot d’établir et de protéger la liberté politique, c’est-à-dire « l’intervention et le contrôle efficace des peuples dans leur gouvernement ». « C’est simplement le droit pour les citoyens de dire leur avis sur les affaires de l’État et sur la conduite du gouvernement. » Il reconnaît, comme Montesquieu – que d’ailleurs, étrangement, il ne cite pas, au moins dans la version que nous donne Laurent Theis –, que ce gouvernement libre peut exister « sous ses formes les plus diverses ». Sa préférence va néanmoins au gouvernement parlementaire, même si celui-ci « est d’abord un gouvernement libre, parlementaire ou non ». « L’action des assemblées représentatives, la libre discussion des affaires publiques au dedans et au dehors de leur enceinte, la liberté électorale, la liberté religieuse, la liberté de la presse, la liberté du travail, l’indépendance judiciaire, telles sont aujourd’hui les impérieuses conditions du gouvernement libre », tels sont les grands principes de ce type de gouvernement. Il insiste particulièrement sur « cette orageuse garantie de la liberté de la presse, la plus grande épreuve des gouvernements libres. » Comme Montesquieu, il admire le régime anglais.
Guizot est tout à fait conscient du fait que le gouvernement parlementaire est « un régime difficile à pratiquer et à fonder : les erreurs publiques, les fautes du pouvoir, des passions aveugles ou perverses, des événements prévus ou imprévus peuvent en troubler la marche ou en suspendre le progrès ; dans son travail de formation, le gouvernement parlementaire est comme une plante de serre trop peu en rapport avec la température extérieure du pays et qui en supporte mal les rudes chocs. Mais est-ce donc au gouvernement parlementaire seul que ce défaut et ce malheur doivent être imputés ? Toutes les formes de gouvernement libre n’ont-elles pas leurs mauvaises chances et leurs mauvais jours ? N’ont-elles pas besoin de s’acclimater chez les peuples qui aspirent à leurs bienfaits ? Point d’hypocrisie ni de réticence : quand on reproche au gouvernement parlementaire ses embarras et ses échecs, c’est trop souvent au gouvernement libre lui-même qu’on en veut, et on exhale tant d’humeur contre une forme spéciale de la liberté politique qu’en haine des difficiles travaux que toute forme de gouvernement libre impose. »
Pour être viable, les hommes politiques qui le pratiquent doivent respecter une certaine éthique : « Le régime représentatif est en dernière analyse un régime de sacrifices naturels et de transaction entre les intérêts divers qui coexistent dans la société. En même temps qu’il les met en présence et aux prises, il leur impose l’absolue nécessité d’arriver à un certain moyen terme, à une certaine mesure d’entente ou de tolérance réciproque qui puisse devenir la base des lois et du gouvernement. Mais en même temps aussi, par le publicité et l’ardeur de la lutte, il jette les partis dans une grande exagération de bruit et de langage, et il compromet violemment les uns contre les autres l’amour-propre et la dignité personnelle des hommes. En sorte que, par une contradiction pleine d’embarras, il rend de jour en jour plus difficile cet accord ou cette résignation qu’au dernier jour il rend indispensables. Grande difficulté de ce système de gouvernement, qui ne peut être surmontée que par une large dose de tact et de mesure dans les acteurs politiques eux-mêmes, et par un grand empire du bon sens public qui ramène en définitive les partis et leurs chefs à ces transactions, ou à cette tranquille acceptation de leurs échecs, dont l’emportement de leur rôle tend constamment à les écarter. » Ici encore nous retrouvons, dit autrement, l’insistance de Montesquieu sur la modération.
Ce régime a besoin pour fonctionner de ces outils spécifiques que sont les partis politiques. «Pour que, sous le régime représentatif, le gouvernement acquière la régularité, la force, la dignité et l’esprit de suite qui sont au nombre de ses conditions les plus essentielles et soutenus par des hommes qui en aient fait la cause et l’habitude de leur vie : c’est-à-dire pour appeler les choses par leur nom, il faut des partis, des grands partis, avoués, disciplinés et fidèles, qui, soit dans le pouvoir, soit dans l’opposition, s’appliquent à faire prévaloir les principes et les intérêts qu’ils ont pris pour foi et pour drapeau. » Cet appel à acclimater en France le bipartisme à l’anglaise ne cessera d’être répété par maints leaders politiques sous les IIIe et IVe républiques, sans beaucoup de succès.
Guizot demeurera tout au long de sa vie convaincu de l’incompatibilité du gouvernement libre et de la démocratie. Le souvenir de la Révolution et sa crainte de la voir resurgir – rappelons que son père fut guillotiné – explique pour partie cette conviction : « Je redouterais beaucoup un pouvoir qui, tout en maintenant l’ordre, serait d’origine, de nom, ou d’apparence, assez révolutionnaire pour se dispenser d’être libéral. J’aurais peur que le pays ne s’y prêtât trop aisément. » D’où sa sévérité, peu compréhensible, pour certaines des grandes figures politiques et intellectuelles de son temps, ne reconnaissant notamment ni l’apport de Benjamin Constant à la pensée libérale ni celui de Talleyrand à l’art de la diplomatie : il brosse leurs portraits avec un grand talent mais aussi avec quelque injustice. Le caractère de ce protestant rigide et la fermeté de ses convictions produiront chez lui un certain aveuglement qui l’empêchera, non pas de mesurer l’influence grandissante de l’idée républicaine, mais de tirer jusqu’au bout les conséquences de ce phénomène pour l’avenir du régime libéral. Alors que « le gouvernement libre » est aujourd’hui une démocratie, ces mémoires nous aident à mieux prendre conscience des difficultés à le faire marcher sur ses deux jambes[2].
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[1] François Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, édition établie, présentée et annotée par Laurent Theis, Perrin, 2024, 575 pages. L’édition originale comptait huit volumes et 4330 pages. Cette version reprend environ le quart de son contenu.
[2] Signalons également sur François Guizot la parution en décembre dernier de François Guizot, Historien, Philosophe et Homme d’État, chez Calmann-Lévy, avec les contributions de J.C. Casanova, J. Verger, A. Craiutu, F. Mélonio et X. Darcos.