Haut-Karabakh: l’enjeu renouvelé d’une reconnaissance edit

13 septembre 2024

La dissolution de la république séparatiste autoproclamée du Haut-Karabakh, le 1er janvier 2024, a été un coup psychologique majeur pour le peuple arménien. Le décret a sonné le glas des espoirs dans une force russe de maintien de la paix sur le terrain, garante de la pérennité de l’Artsakh (nom arménien du Haut-Karabakh). S’est posée aussi la question de l’accueil des réfugiés : depuis septembre 2023, environ 100 000 Arméniens ont dû quitter ce territoire grand comme un département français.

Leur sort reste dans le flou. Mais si l’État de facto du Haut-Karabakh existait avant l’accord tripartite du 9 novembre 2020[1], alors la reconnaissance de cet État est encore possible, dans un ordre inverse de la construction habituelle de l'État.

De jure, puis de facto

La formule est simple : si des États de facto existent durablement sur le terrain – physiquement et fonctionnellement – mais ne sont pas reconnus, alors un ancien État de facto peut poursuivre son existence légale par le biais de la reconnaissance, et revendiquer ensuite la propriété des terres occupées par une puissance colonisatrice, ici l'Azerbaïdjan post-soviétique nostalgique des politiques territoriales de Staline. Nous suggérons donc ici la possibilité de reconnaître d'abord de jure le Haut-Karabakh, puis de négocier sa réémergence territoriale de facto.

Une telle formule serait un signal fort adressé par la communauté internationale, qui s’est beaucoup payé de mots dans ce conflit et qui pourrait donner une plus grande portée juridique à ses déclarations.

Les enjeux sont considérables. Si la communauté internationale ne parvient pas à faire respecter les droits du peuple du Haut-Karabakh, elle donnera carte blanche à d'autres effusions de sang et empiètement sur les droits de l'homme fondamentaux dans toute la région, ce qui pourrait déstabiliser la frontière orientale et sud-orientale de l'Union européenne. Le statu quo est également inquiétant pour la sécurité européenne, en termes de proximité géographique et de défense.

Le professeur Thomas Diez, de l'université de Tübingen, estime que la sécurisation a remplacé « l'humanisme et l'esprit de coopération », ce qu'il qualifie de « régressif ». Cela implique que l'UE pourrait avoir besoin d'assumer une responsabilité plus directe et plus forte afin de prévenir l'instabilité et la violence naissantes à ses portes et au-delà. En mars 2023, le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré : « Il faut un règlement pacifique en termes d'intégrité territoriale de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan et de droit à l'autodétermination des citoyens du Haut-Karabakh. » Ces principes sont applicables ailleurs.

Ainsi, même si le Haut-Karabakh a été vidé de sa population arménienne autochtone, les Arméniens en exil continuent d’avoir un droit à l'autodétermination. Ce qui importe le plus à ce stade, c'est de dissocier la possibilité de mettre en œuvre ce droit et le fait d'en disposer. Affirmer que les Arméniens du Karabakh avaient le droit à l'autodétermination lorsqu'ils peuplaient le Karabakh, mais qu'ils ne possèdent plus ce même droit depuis leur migration forcée, reviendrait à prétendre que la perte de territoires ukrainiens relevait de l'intégrité territoriale de l'Ukraine, puisque l'Ukraine n'est plus territorialement intégrée depuis l'invasion russe.

Pratiquement personne ne soutiendrait qu'un territoire dépourvu de population permanente et d'institutions d'auto-administration puisse être un État. De la même manière, une entité juridique et institutionnelle distincte et un corps social sans domicile fixe ne constituent pas un État selon certaines définitions. Mais comme le rappelle l'Oxford Handbook of Political Institutions, « la formation d'un État n'est pas un processus unique et définitif, pas plus que la forme étatique ne s'est développée en un seul endroit pour ensuite se diffuser ailleurs. Il a été inventé à de nombreuses reprises, a connu des hauts et des bas et des cycles récurrents de centralisation et de décentralisation, de territorialisation et de déterritorialisation. »

Aspects géopolitiques

En lâchant l'Artsakh dont ils étaient la puissance protectrice, les Russes ont perdu un point d'ancrage stratégique dans une région importante sur le plan géopolitique et civilisationnel. Dans ce contexte, et compte tenu de l'appartenance de l'Arménie à des blocs et unions dirigés par la Russie, on pourrait être tenté d'affirmer que la défaite des Arméniens est également la défaite de la Russie. Malgré cela, après la signature d'un accord d'alliance entre la Russie et l'Azerbaïdjan, les médias présentent une Russie plus proche de l'autocratie riche en pétrole qu'est l'Azerbaïdjan que de son allié traditionnel, l'Arménie. Aliev, le dictateur azéri, a été renforcé dans ses prérogatives autoritaires depuis les élections de février 2024, avec nombre d’arrestations et un alignement sur toutes les positions de Poutine comme d’Erdogan.

Dans le contexte plus large de la sécurité, des droits de l'homme et du droit international, l'Occident, en particulier l'UE, sera également affecté par les pertes irrévocables des Arméniens à long terme, dans un contexte régional complexe, avec les enjeux du passage des gazoducs et la déstabilisation de la Géorgie voisine. Outre le fait qu'une Arménie faible et vulnérable est une proie facile pour les puissances régionales, l'UE a un intérêt à s’affirmer comme une alternative fiable à la Russie, qui n’a pas su prévenir ou mettre fin à l'exode forcé des Arméniens de l'Artsakh. Les questions politiques sont aggravées par la dépendance de l'Arménie à l'égard de la Russie, et plus largement par des liens civilisationnels multilatéraux qui ne manqueront pas d'avoir un impact à long terme sur la perception que l'Arménie a d'elle-même. Une Europe plus engagée et plus véhémente garantirait le « double alignement » de l'Arménie, un concept proposé par Stefan Morar et Magdalena Dembińska.

Néanmoins, les calculs à court terme semblent dominer la scène politique régionale sur fond de turbulences géopolitiques causées par le conflit en cours en Ukraine. Certains responsables de la Douma russe sont allés jusqu'à approuver la dissolution de l'État de facto dans la perspective de mettre fin aux hostilités, ce qui masquait l'incapacité des Russes à admettre les conséquences tragiques de l'inaction de leurs forces de maintien de la paix.

Malheureusement, la dynamique des pouvoirs dans la région a entraîné une catastrophe qui a encore aggravé la situation. Sous l'effet conjugué de l'inaction russe et des faibles tentatives occidentales pour discipliner l'Azerbaïdjan, partenaire précieux et riche en énergie de certains pays d'Europe, la région a été vidée de sa population autochtone pour la première fois depuis des millénaires. En outre, de nombreux monuments chrétiens arméniens anciens - un patrimoine culturel bien-aimé des Arméniens de souche - sont aujourd'hui menacés de destruction ou d'appropriation.

Et l’Arménie ?

Un regard sur le passé révèle que les Arméniens ont traditionnellement essayé de plaire à la fois à l'Occident et à la Russie dans l'espoir que le droit inaliénable à l'autodétermination finisse par triompher. Les Arméniens auraient pu adopter une position diplomatique beaucoup plus ferme, peut-être une option de politique étrangère moins souhaitable du point de vue de Moscou et de l'Occident, mais un moyen plus sûr d'être compris dans les grandes capitales en termes d'intérêts et d'aspirations nationales. Pourquoi la légitimité des frontières d'avant-guerre n'a-t-elle pas fait l'objet de négociations, étant donné que les territoires adjacents au Nagorno-Karabakh n'étaient même pas fermement ancrés dans la juridiction azerbaïdjanaise ?

Pendant environ trois décennies, au moins depuis le début de la phase contemporaine du conflit en 1988, la partie arménienne a estimé que sa revendication d'autodétermination nationale était bien fondée dans le contexte du droit international, et donc inviolable. Avec le recul, il aurait été plus prudent de la part des Arméniens de prendre le taureau par les cornes et de condamner la politique de Joseph Staline concernant le sort politique du Haut-Karabakh, une terre très majoritairement arménienne intégrée en 1921 dans la RSS d'Azerbaïdjan par une décision du bureau caucasien du Comité central du parti bolchevik. Après tout, la politique de décolonisation menée sous l’égide de l'ONU au 20e siècle a donné naissance à une série d'indépendances. Pourquoi le transfert arbitraire du Haut-Karabakh sous la juridiction de l'Azerbaïdjan soviétique devait-il être discuté en dehors du domaine de la décolonisation alors qu'il répondait au moins à certains des critères adoptés par les Nations unies ?

Ironiquement, la Constitution soviétique de 1924 et celle de 1935 stipulaient également le droit à l'autodétermination, et même s'il était évident qu'une telle possibilité était plus politique que juridique, elle obligeait les Arméniens à envisager les réalités politiques à la lumière de cadres légalement admissibles enveloppés d'un réalisme intangible.

Après la dissolution de l’URSS en 1991, la politique arménienne consistant à plaire à la fois à la Russie et à l'Occident, à désarticuler les intérêts nationaux et à mettre en place une politique étrangère très accommodante, masquerait les incohérences profondes pour les décennies à venir. Yuri Barseghov, professeur soviétique de droit international et ancien membre de la Commission du droit international des Nations unies, a publié en 1990 un livre liant l'autodétermination à l'idéologie de Vladimir Lénine, qui avait ensuite été bouleversée par l'arbitraire de Joseph Staline.

Après des siècles d'apatridie, la diplomatie arménienne s'est trouvée dans une situation précaire au moment de l'indépendance. Elle a dû affronter le redoutable Occident et la jalouse Russie tout en préparant le terrain pour la reconnaissance de ses droits. Néanmoins, il semble que la diplomatie arménienne ait mal calculé la possibilité d'évaluations concentriques à long terme de la Russie et de l'Occident et qu'elle ait commis une erreur stratégique : la Russie et l'Occident ne seraient pas toujours d'accord et, par extension, ne percevraient pas toujours la dualité arménienne de manière positive. Plus précisément, les Arméniens ont abandonné l'idée d'une réunification de l'ancienne région autonome du Haut-Karabakh avec la patrie. En outre, ils n'ont pas reconnu l'indépendance du Haut-Karabakh et n'ont pas non plus soulevé la question de la légitimité de ses frontières.

On peut se demander quelle est la voie à suivre. Un gouvernement en exil ? La reconnaissance de la République du Nord-Karabakh dans ses frontières d'avant-guerre ? Un nouveau cycle de médiation internationale visant à mettre en œuvre l'autodétermination et le retour des Arméniens du Karabakh ?

En attendant, l'inversion de la règle « de facto, puis de jure » ne fera pas reculer le temps, mais célébrera et perpétuera le droit des Arméniens du Karabakh à déterminer leur destin dans leur patrie.

 

[1] L’accord tripartite du 9 novembre 2020 entre l'Arménie, la Russie et l'Azerbaïdjan a mis fin au conflit de 44 jours connu comme la seconde guerre du Haut-Karabakh, qui a vu la victoire de l’Azerbaïdjan soutenu par la Turquie. Il a cédé aux Azéris une grande partie de ce territoire, a confié le sort des Arméniens du Karabakh aux Russes et a jeté les bases de l’exode des Arméniens.