La Constitution détournée? Retour sur deux ans de débats edit

13 novembre 2024

Triste Cinquième République, pourrait aujourd’hui titrer Claude Lévi-Strauss. À chaque nouvelle crise politique, des voix s’élèvent pour déclarer que le texte constitutionnel doit être changé, pire, qu’il est responsable de la crise. Mais du point de vue du constitutionnaliste, la question centrale est surtout l’usage qui est fait des institutions par les différents acteurs politiques. Les débats qui ont marqué l’été 2024 méritent à cet égard d’être mis en perspective.

La dissolution de 2024, et le précédent de la loi Immigration en 2023

Le 9 juin 2024, le Président de la République a décidé, seul, d’une riposte aux résultats des élections européennes. Il choisit d’utiliser la dissolution d’un autre Parlement que celui dont les membres viennent d’être élus ; les parlementaires nationaux deviennent, par effet de sympathie, responsables de l’échec de leurs homologues européens à convaincre les Français de la nécessité de l’Europe. Les consultations de l’article 12 de la Constitution, prévues par le texte avant une dissolution, ont pris la forme d’une réunion d’information post-décision dont il ne restera que de tristes clichés. Par un simple appel au Président du Sénat et à un Premier ministre informé a posteriori qui se voit interdit de proposer sa démission plutôt qu’une telle déconvenue, Emmanuel Macron a joué un contre la montre inédit et contraire à l’esprit des institutions. La dissolution a pourtant toujours été un message envoyé aux citoyens afin de régler une crise : politique, comme en 1962 où le gouvernement avait été renversé, sociale, comme en 1968 au vu des événements des rues, ou encore parlementaire lorsqu’en 1981 ou 1988 le Président est élu en face d’une majorité qui n’est pas ou plus la sienne, ou en 1997 face à cette perspective pour la fin du mandat de Jacques Chirac.

Mais ce 9 juin, quelle était donc la crise ? Celle du parti majoritaire aux élections européennes ? Certes la dissolution couvait sous la cendre, mais tout dans l’article 12 repose sur le choix du moment. Enserrée entre les européennes et les jeux olympiques, des élections législatives en juin censées conduire une restructuration du jeu politique l’ont finalement décomposé dans un temps distendu qui n’a toujours pas permis le vote du moindre texte au sein de la nouvelle assemblée élue depuis bientôt six mois.

Cette dissolution a été le fait du calcul stratégique d’un acteur politique, l’outil d’un seul homme face à 577 autres hommes, le sentiment d’un représentant isolé face à son peuple ; ce cavalier solitaire est bien ici le Président de la République.

Cette entorse à l’esprit des institutions mérite d’être mise en perspective, avec un moment politique dont la portée est significative : la saisine de l’hiver 2023.

En vertu de l’article 5 de la Constitution, le Président de la République garantit la Constitution. Impossible de savoir ce que cela recouvre précisément mais l’idée est de conserver au texte toute son intégrité, de le protéger des atteintes que pourraient y apporter les autres pouvoirs publics. Et pourtant. Le feuilleton politico-parlementaire de la loi immigration a conduit le Président à inaugurer le premier « détournement de saisine » du Conseil constitutionnel que l’histoire de la Cinquième République ait connu.

Revenons aux faits : lors de l’examen de la loi, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, concéda aux groupes des LR des amendements de première lecture au Sénat dont il connaissait le risque d’inconstitutionnalité. À l’Assemblée nationale, le Président de la Commission des lois, Sacha Houlié, retira du projet de loi en discussion les amendements critiques qui furent pourtant réintégrés en Commission mixte paritaire. Le soir même où le pacte politique fut scellé entre les membres de la majorité centriste et le groupe de droite, le pari était fait de garder au sein de la loi des articles inconstitutionnellement intégrés. Ce n’était pas la première fois, sous la Cinquième République, qu’un tel pari était fait : nouveau code pénal en 1994, loi de sécurité post-attentat de 2015, autant d’accords politiques scellés au mépris de la Constitution ! Oui, la politique peut primer sur le droit.

Toujours est-il que ce même soir, le ministre de l’Intérieur prédit qu’il ne faut pas être juriste avant les juristes et qu’en tant qu’homme politique, il n’est pas là pour dire le droit. Le lendemain, le Président de la République saisit pourtant le Conseil constitutionnel afin, précisément, que celui-ci dise le droit.

Pourquoi alors avoir laissé ficeler cet accord si ce n’était évidemment pour supprimer les amendements mensongèrement concédés aux groupes des Républicains, de manière à revenir au texte initialement projeté par le Gouvernement (le même ministre de l’Intérieur qui s’était félicité de l’accord, se félicitera ensuite de la censure du Conseil constitutionnel au soir de la décision). Le Président de la République a joué trop tard son rôle de gardien de la Constitution dans la mesure où il a ouvertement fait savoir qu’il soutenait l’idée d’un accord politique ficelé au mépris de la Constitution, quitte à le faire censurer ensuite !

Que le Président de la République garantisse la Constitution en cherchant à soumettre une loi au contrôle du Conseil constitutionnel est salutaire, mais qu’il le fasse aux fins de revenir sur un accord douteux et qu’il concède cet accord au mépris du droit, est une torture du texte et de l’esprit de la Constitution.

La majorité relative a pris le Président de la République au piège de la mécanique partisane et voici le Conseil constitutionnel offert en pâture aux oppositions de tous bords.

De l’Élysée à LFI, les jeux de l’été 2024

Les élections législatives de juin 2024 compliquent encore la situation politique et amènent un nouveau débat sur la lecture des institutions. L’article 8 de la Constitution précise que le Premier ministre est « nommé » par le Président de la République. Rien n’obligeait donc au soir du 7 juillet le Président à nommer un Premier ministre issu des rangs du nouveau parti NFP, gagnant des législatives en nombre de sièges. Rien ne l’y obligeait, pas même la coutume parlementaire qui force la main du Président dans le choix d’un Premier ministre fort d’une majorité à l’Assemblée ; au cas présent, nulle majorité à l’horizon. Pour autant, on peut regretter le ton amer d’un courrier présidentiel publié le 10 juillet qui renvoie aux partis politiques le soin de s’organiser de manière à trouver une majorité cohérente. Qu’un Président de la République se défausse sur les partis est une idée contraire à l’esprit du texte. Mais qu’à cela ne tienne, à nouvelle donne, nouvelle inspiration. Encore fallait-il le faire dans le respect du temps, recevoir les partis au plus vite, s’exprimer, et surtout, reconnaître la défaite de son camp. Employer les termes d’alternance, de recherche de majorité alternative était une nécessité qui ne fut pas reconnue.

Dans ce même été, une nouvelle torsion de l’esprit du texte constitutionnel fut à déplorer dans la composition d’un gouvernement démissionnaire. Ni la lettre, ni même l’esprit de la Constitution ne s’opposent à ce que, dans un régime parlementaire comme la France, le Président de la République poursuive avec un Gouvernement démissionnaire la gestion des affaires courantes le temps qu’une situation politique parlementaire se débloque. Cela doit alors se faire de manière assumée, convenue et officialisée, à la manière d’un Président autrichien qui l’affirma le soir même aux Autrichiens dans une allocution expliquant la recherche d’un gouvernement stable, ou encore à la manière d’un chef d’État portugais qui reçut les différents partis le temps de l’alternance. La curieuse pratique du « gouvernement de juillet » français consista, dans un premier temps à refuser la démission du Premier ministre Gabriel Attal au lendemain des élections – à ne pas la prononcer dès le soir même de la dissolution alors que, sans son assemblée, le Gouvernement de la France ne peut être tout au plus qu’intérimaire et limité à la gestion du quotidien ou de l’urgence. Le décret de fin de fonction du chef du Gouvernement ne fut finalement signé que la veille de la réunion de droit de l’Assemblée nationale, afin qu’officiellement démissionnaires, les ministres nouvellement élus députés puissent élire dans leur rang la Présidente de l’Assemblée nationale !

Que la situation d’incompatibilité entre la fonction de ministre et de député ne soit pas valable pour un gouvernement démissionnaire n’aurait pas pour autant dû priver les ministres concernés de la délicatesse de l’abstention le jour du vote, d’un délai de courtoisie dans le respect de l’esprit d’un texte qui souhaitait, en 1958, mettre fin aux débordements des Républiques où les ministres députés faisaient et défaisaient les Gouvernements.

Le Président aurait dû signer le décret de démission lorsqu’il s’imposait, le 9 juin voire le 7 juillet, mais pas le 15. Le maître des horloges les a déréglées.

Ce dérèglement eut sa réplique au cours de l’été. Comme si la Constitution n’avait pas suffisamment enduré, le groupe LFI eut l’idée de sanctionner l’absence de nomination d’un Premier ministre issu des rangs de la gauche en proposant le vote d’une motion de destitution de l’article 68 de la Constitution.

Là encore la lettres du texte fut respectée. Un groupe d’environ 1/10e de parlementaires de l’une ou l’autre des assemblées rédigea un texte de motion arguant d’un manquement manifestement incompatible avec la fonction de Président accompli par le Président en titre, de manière à le destituer. Le détournement de l’esprit de la Constitution est toutefois patent lorsque l’on regarde de plus près ce motif : le choix de ne pas nommer un Premier ministre de gauche constituerait une violation de l’article 8 de la Constitution ? Pris à rebours, l’argument signifie qu’en creux, l’article 8 oblige la main du Président de la République qui doit nommer le Premier ministre choisi par l’alliance des groupes parlementaires (qui n’est ni un parti, ni une coalition, tout juste un cartel) ayant obtenu le plus grand nombre de sièges (mais pas de voix). Un tel Premier ministre n’est pas assis sur une majorité, a été décidé au bout de trois semaines, à l’issue des élections et non de la campagne, mais le nommer était une obligation juste parce que c’est ainsi. L’argument est court et l’on soupçonne fortement la « campagne de destitution » (affichée jusque sur les pupitres des orateurs du groupe lors de leur congrès d’été) n’a été lancée que pour la beauté de son terme ; il fallait faire trembler les murs de l’Assemblée par la menace d’unea destitution présidentielle.

Quelle ne fut pas la surprise du constitutionnaliste lorsque le bureau de l’Assemblée nationale déclara recevable ladite motion de destitution (les députés du PS faisant savoir qu’ils votaient en faveur de la recevabilité, mais en défaveur de la destitution !). Certes le bureau n’est pas censé faire office de filtre au fond, mais par cette recevabilité il a conforté l’argument suivant lequel est un manquement incompatible avec les fonctions de président de la République, le fait de ne pas nommer à Matignon le candidat choisi par la gauche.

Lors de la révision de la Constitution de 2007, le concept de « manquement incompatible avec l’exercice des fonctions de Président » a été choisi : il s’est substitué à celui de « haute trahison » dont le caractère grave et exceptionnel sonnait plus fort. La haute trahison comprenait l’hypothèse du Président dément, du Président traître, du Président voleur mais pas du Président qui nomme un Premier ministre hors des rangs d’un groupe !

Cette tentative de destitution traduit le virage « instrumental » de la Constitution, utilisée pour ce qu’elle projette, pour ce qu’il apparaît qu’elle donnera au peuple comme impression, car c’est bien cela qui reste. L’impression, le sentiment, l’agitation recherchée par une opposition qui s’appauvrit sur le terrain du politique au point d’avoir à chercher dans la Constitution un vernis juridique à ses critiques vindicatives. Que l’on recherche l’avantage de choisir un Premier ministre de gauche, que l’on y voie le message des urnes, que l’on débatte de l’opportunité d’un temps passé à consulter, que l’on s’oppose est utile à la démocratie. Que l’on agite la défiance, que l’on évoque l’illégitimité, que l’on s’insurge, que l’on « marche sur Matignon », que l’on destitue et que l’on décrédibilise ne peut laisser qu’en cendres la démocratie.

Les débats sur le 49.3

Il semble que pour dater le virage populiste constitutionnel, un fait générateur puisse être trouvé dans la majorité relative de 2022. Le texte constitutionnel a été utilisé à tort et à travers dans les usages les plus brutaux qu’il puisse être, eu égard à la situation de majorité relative que les parlementaires actuels ne savent plus anticiper, et que les gouvernements ne savent plus absorber.

Les débats se sont concentrés sur l’usage de l’article 49 alinéa 3. Le « 49-3 », puisque c’est son acronyme officialisé sur les pancartes citoyennes, a acquis mauvaise presse depuis au moins le gouvernement Valls et l’usage qui en fut fait lors de la discussion de deux lois prises par sa propre majorité.

L’article est certes un élément d’un chantage institutionnel entre le Gouvernement qui joue sa tête sur son texte, et le Parlement qui ne peut plus le discuter et l’amender. Mais, comme tous les instruments ultimes, il est inscrit dans la Constitution pour servir le moins possible et pour sécuriser des votes dans les cas où l’urgence et les intérêts de la France le justifient. Ainsi donc en période de majorité relative, pour adopter les budgets qui permettent à la France de fonctionner avant le premier janvier, date de l’annualité des impôts, de la comptabilité et des finances, permettre au Gouvernement de couper court au débat est une pratique certes brusque, mais efficace pour parvenir à son objectif. La Constitution de 1958 a mis fin à des années sans Gouvernements, à des budgets votés sur plusieurs mois, à des tractations partisanes entre parlementaires à l’insu des citoyens.

Ainsi, l’utilisation d’un 49-3 pour chaque partie d’une loi de finances, puis pour la loi de financement de la sécurité sociale, ne saurait être lue comme un « déni de démocratie ». L’expression est due à François Hollande, alors parlementaire qui, une fois président, dût le concéder à son Premier ministre Manuel Valls contre les membres de sa propre majorité qui s’étaient décidés à « fronder ». La politique peut tordre le cou à toutes les évidences, la Constitution est là pour garder un juste milieu dans tous les cas de figure.

Tout au plus, l’usage de l’article 49 alinéa 3 est un échec partagé : celui de la majorité qui n’a pas su convaincre et s’élargir, et celui de l’opposition qui n'a pas su amender et proposer dans les temps.

Il peut toutefois être fait usage de l’article 49-3 dans un sens qui méconnaisse profondément l’esprit de la Constitution.

La période de la réforme des retraites est sûrement un des plus importants marqueurs de la crise de la confiance dans la classe politique. Le Gouvernement, souhaitant faire appliquer son texte au plus vite, quitte à recourir au mécanisme de l’article 49 alinéa 3, s’en est remis à un projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificative pour le faire adopter par les parlementaires. Certes, les équilibres du financement de la sécurité sociale auraient été modifiés, certes, il était impossible de considérer qu’à elle seule la manœuvre était inconstitutionnelle, mais elle était loin d’être obligatoire. Une simple retouche de l’équilibre par un projet rectificatif plus tard, pour le PLFSS à venir aurait été possible.

Le choix de recourir au projet de loi de financement de la sécurité sociale ne pouvait se justifier qu’eu égard au fait que ce texte est de nature « financière ». En effet, depuis une réforme de la Constitution de 2008, l’article 49 alinéa 3 ne saurait être actionné par le Premier ministre que sur les textes financiers et un sur un seul texte qui n’aurait pas cette nature par session de travail du Parlement (soit un seul du mois de juin jusqu’à septembre et un seul s’il y a une session extraordinaire durant les congés). La crainte d’avoir à perdre un usage de 49-3 pour un texte durant une session fut plus forte que celle de tordre l’esprit de la Constitution en insérant dans un PLFSSR un projet de loi de réforme des retraites qui y serait évidemment trop à l’étroit. Il était certain que tout amendement visant à préserver les acquis sociaux (carrière longue, droits des femmes) serait de ce fait hors du champ du projet de loi de financement de la sécurité sociale, alors qu’ils auraient eu toute leur place dans un véritable projet de loi de réforme des retraites. Il suffisait de s’en remettre à la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel pour le savoir.

Autre élément utile de la manœuvre, le temps dans lequel la discussion des projets de loi de financement de la sécurité sociale est enfermé. En laissant cinquante jours au Parlement pour se prononcer, le texte passait nécessairement de la manière la plus autoritaire qui soit. Rapidité et efficacité se faisaient au mépris de la délibération parlementaire alors même que toutes les apparences de la consultation des partenaires sociaux et des partis politiques avaient été affichées en grande pompe avant que le texte n’arrive au Parlement, à la manière d’une discussion Potemkine.

L’usage n’est pas inconstitutionnel mais le texte est détourné dans son esprit. N’oublions pas que c’est ainsi qu’en droit fiscal se décrit la fraude à la loi, l’usage par maximisation des pouvoirs et permissions que donne la lecture outrancière d’un texte au point de le dénaturer de son esprit ; la fraude n’est rien d’autre qu’une interprétation opportuniste d’un pouvoir.

Pour finir, offerts en pâture aux joutes de chacun, ce sont les citoyens qui se retrouvent perdus, désabusés et en face de leurs « testaments trahis », pour paraphraser Kundera. On ne peut espérer mieux qu’un rétablissement de la pratique d’un texte dans son esprit et ses traditions, pour redonner aux Français foi dans la vertu protectrice de la Constitution.

Anne-Charlène Bezzina vient de publier Cette Constitution qui nous protège (XO éditions, 31 octobre 2024), avec le texte intégral de la Constitution commenté article par article.