Les extrêmes droites européennes parlent-elles la même langue? edit
Face au résultat retentissant, mais pas inattendu, des élections autrichiennes, beaucoup s’interrogent sur l’ampleur réelle du développement de l’extrême droite en Europe. Cette question est d’autant plus importante que ce résultat s’ajoute aux récentes élections dans certains Länder de l’est de l’Allemagne et aux succès de l’extrême droite en Hongrie, en Italie, en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Suède et en Finlande. Sans parler du parti de Marine Le Pen qui arrive en tête en France en termes de voix et du succès inattendu de Reform au Royaume-Uni. Le réflexe d’identifier ces mouvements à une nouvelle vague de fascisme est séduisant, non dénué de fondement, mais à évaluer avec prudence. On hésite même sur le nom à leur donner : néo-fascistes, populistes, souverainistes.
Une nouvelle vague de fascisme ?
Tout d’abord, il est incontestable qu’ils sont ouvertement hostiles à la culture qui sous-tend la démocratie libérale et qu’ils théorisent parfois cette hostilité. Certains, mais pas tous, acceptent explicitement d’avoir des racines culturelles liées au fascisme ou ne condamnent pas explicitement son expérience. Il est également vrai que la sociologie de leur électorat rappelle celle du fascisme il y a un siècle : des classes modestes qui se sentent marginalisées dans la société, prises en tenaille entre des élites cosmopolites et des classes plus pauvres qui revendiquent leurs droits. Cependant, les différences avec le fascisme sont importantes.
Personne aujourd’hui ne revendique explicitement le renversement des institutions démocratiques. La violence qui imprégnait les masses soutenant jadis le fascisme est largement absente et, en tout état de cause, très minoritaire. Plus encore, quand Hitler et Mussolini proclamaient une vision du monde commune, malgré certaines similitudes rhétoriques les mouvements actuels ne s’identifient pas à un même modèle bien défini. Tout au plus peuvent-ils se référer à Poutine, mais personne n’imagine qu’il s’agisse d’un modèle capable de mobiliser les masses.
Ils ont certes en commun, entre eux et avec le fascisme, de sublimer les tensions sociales par le nationalisme et d’accuser les « étrangers » ou les « différents » de tous les maux. Il est donc logique qu’ils fassent tous du rejet de l’immigration leur principal étendard. Cependant, le nouveau nationalisme est différent de celui d’il y a un siècle.
Les tragédies du XXe siècle ont laissé des traces profondes. Aucun nationalisme européen ne menace aujourd’hui de se transformer en un impérialisme agressif. L’Europe ne se divise plus entre grands et petits pays, mais entre pays conscients de leur petitesse et pays qui l’apprennent. L’antisémitisme a disparu du discours officiel, même s’il existe encore souvent sous des formes rampantes parmi les militants. Enfin, ces mouvements ont en commun, et c’est peut-être le plus inquiétant, une rhétorique qui s’adresse entièrement à l’émotion et non à la raison des électeurs ; une rhétorique qui ne s’inquiète nullement de proposer des solutions totalement irréalisables.
Lignes de clivages
Les différences entre les visions de ces partis sont cependant, à certains égards, très importantes. Ils sont divisés sur les grandes questions internationales. Certains sont ouvertement atlantistes (les Néerlandais, les Polonais et dans une certaine mesure les Italiens), d’autres ont des sympathies poutiniennes (les Hongrois, les Allemands, les Autrichiens, certains Italiens et Français). Ils sont souvent protectionnistes, mais si certains sont étatistes et dirigistes (Français et Italiens), d’autres sont libéraux, voire libertaires (Néerlandais et Hongrois). Ils ont en commun une hostilité déclarée à l’intégration européenne, mais dans la pratique, les éléments de l’UE qu’ils voudraient démanteler ne coïncident pas.
Au siècle dernier, les démocraties européennes ont lutté victorieusement contre deux visions totalitaires du monde : le fascisme et le communisme. Les peuples d’Europe ont vécu ces deux confrontations amères de manière souvent très différente, notamment entre l’Ouest et l’Est. En effet, il n’est pas surprenant que la partie de l’Europe (y compris une partie de l’Allemagne) qui a souffert de la dictature communiste pendant près d’un demi-siècle ait une perception différente du danger fasciste que ceux qui, à l’Ouest, ont construit et consolidé une démocratie libérale sur les cendres du fascisme. La confrontation avec le totalitarisme a partout conduit au développement d’anticorps pour défendre la démocratie, mais ils sont souvent d’une solidité et d’une nature différentes.
Même à l’Ouest, le processus n’a pas été homogène. On sait combien la partie de l’Allemagne qui n’a pas vécu l’expérience communiste a voulu affronter en profondeur la tragédie du nazisme ; un examen de conscience qui a profondément marqué sa culture civique et politique. Même tardivement, il en a été de même en France pour les événements de la collaboration. L’Italie, en revanche, tout en se dotant d’une constitution républicaine ouvertement antifasciste, a plutôt choisi la réconciliation nationale avec un récit où la mythologie de la résistance a aussi servi à éviter l’examen rigoureux auquel se sont soumis les Allemands. L’Autriche présente le cas extrême d’un pays qui a tenté de se convaincre et de convaincre le monde qu’il était une victime du nazisme. Comme le dit la célèbre blague populaire, elle a essayé de faire croire qu’Hitler était allemand et Beethoven autrichien.
C’est ce qui explique, par exemple, qu’en France, Marine Le Pen, tout en maintenant un programme de gouvernement très radical et fondamentalement incompatible avec l’adhésion à l’UE, se sente obligée d’ordonner un nettoyage du langage du parti et une purge de ses personnages les plus controversés. Giorgia Meloni, quant à elle, conserve un langage extrémiste et parfois nostalgique, défends ses cadres même s’ils sont manifestement peu présentables, mais mène en même temps une politique résolument pragmatique, en particulier au niveau européen et international. Le PiS polonais est un cas particulier ; son nationalisme lui permet d’être hostile à la Russie et à l’Allemagne, mais aussi de conserver ses racines d’intégrisme catholique non dénué de relents antisémites. Tous ces facteurs expliquent également pourquoi ces partis peinent à nouer des alliances et pourquoi, au Parlement européen, l’extrême droite est fragmentée en plusieurs groupes.
Différents modèles d’intégration au système politique
Toutes ces différences permettent également de comprendre comment la montée de l’extrême droite est vécue dans les différents pays par le reste du système politique et l’opinion publique. Dans certains cas, par exemple en Allemagne, en France (bien qu’avec de moins en moins d’intensité), jusqu’à présent en Autriche et jusqu’à récemment en Suède, s’est développée la théorie du « cordon sanitaire », selon laquelle les partis démocratiques ne peuvent en aucun cas collaborer avec ceux qui ont un lien historique ou culturel avec le fascisme. Il en va en partie de même au Parlement européen.
Dans d’autres cas, cependant, comme aux Pays-Bas, aujourd’hui en Suède et de manière plus visible en Italie, les partis démocratiques acceptent de collaborer avec l’extrême droite ; parfois en conservant le contrôle de vastes secteurs de la politique gouvernementale, comme en Suède et aux Pays-Bas, mais aussi dans des cas comme l’Italie où c’est l’extrême droite qui dicte les priorités. Enfin, il y a des cas où les partis extrémistes détiennent tout simplement le pouvoir, comme en Hongrie.
Il en ressort que la galaxie de l’extrême droite est trop diverse pour préfigurer une « Europe en chemise noire ou en chemise brune ». D’ailleurs, l’existence dans un grand nombre de pays d’un système électoral proportionnel permet de relativiser le succès de ces partis. On pourrait dire que le point de bascule est atteint lorsque l’extrême droite réduit les partis conservateurs traditionnels à une minorité ; c’est le cas de manière très frappante en Hongrie, en Italie et en France, où c’est d’ailleurs la Constitution elle-même qui amplifie la polarisation.
La menace qui pèse sur la cohésion de l'UE ne provient donc pas d'une improbable stratégie unifiée de l'extrême droite en Europe. Ce qu'elle ne peut pas faire au niveau européen peut au contraire réussir au niveau national, en affaiblissant les gouvernements dirigés par des partis traditionnellement pro-européens et en augmentant ainsi la difficulté qu'ils ont à dicter l'agenda européen. Un exemple est le moindre pragmatisme manifesté récemment par Giorgia Meloni, en partie du fait de l'affaiblissement des gouvernements de Paris et de Berlin.
Toutefois, le danger est suffisamment important pour qu'une stratégie soit nécessaire afin de le combattre. Pour commencer, nous devons comprendre quel est le carburant qui, pour prendre un exemple, permet à un parti comme celui de Giorgia Meloni de passer en quelques années d'un groupe de militants nostalgiques recueillant 3% des voix à un parti qui touche près d'un tiers de l'électorat. La réponse est, comme toujours, complexe et diverse, mais on peut dire qu'il y a deux facteurs communs, et pour le coup ils se retrouvent dans toutes les dynamiques électorales des extrêmes droites européennes.
Perceptions populaires et réponse politique
Le premier, et de loin le plus important, est une hostilité généralisée à l’égard de l’immigration, en particulier musulmane, perçue comme une menace pour l’identité culturelle du pays et ses valeurs fondamentales, y compris certains acquis récents tels que la place des femmes dans la société.
Il ne s’agit pas ici de juger sur le fond de cette réaction populaire, mais plus simplement de la reconnaître, notamment parce qu’elle s’identifie à une demande de renforcement de l’ordre public. La perception est si forte qu’elle s’étend même aux régions où l’immigration est faible, comme si nous assistions à une manifestation de l’équivalent politique de l’enchevêtrement quantique.
Ce rejet a également une motivation sociale, mais il n’est pas lié à une prétendue menace pour l’emploi ou les salaires (les partis d’extrême droite ont depuis longtemps abandonné l’argument des immigrés qui « volent les emplois » des autochtones). Il est plutôt lié à la pression croissante exercée sur les institutions de l’État-providence européen, notamment en matière de santé, d’éducation et de logement social, au détriment notamment des zones rurales de nos pays. Les habitants se sentent parfois délaissés, injustement discriminés dans les arbitrages des politiques sociales, et cela tend également à se retourner contre les nouveaux arrivants, considérés comme des concurrents déloyaux dans l’accès à des services publics par ailleurs fragilisés.
Le second carburant de l’extrême droite pourrait être décrit comme une peur de la modernité : le sentiment de perte de sécurité et d’arrêt de l’ascenseur social provoqué par la rapidité de l’innovation technologique et de la mondialisation ; des phénomènes perçus comme mal gérés, voire captés au seul profit d’élites cosmopolites. Un malaise amplifié par une compréhension insuffisante des sacrifices nécessaires pour faire face à la transition climatique.
Je n’ai pas l’ambition d’indiquer ici des solutions concrètes, qui sont extrêmement difficiles à élaborer. Mais face à un phénomène aussi complexe, il faut éviter de tomber dans le piège de ceux qui prétendent qu’en considérant ces problèmes avec attention « nous validons le récit que nous imposent les extrémistes ». Nous vivons en démocratie, nous devons prendre au sérieux ce qui mobilise de vastes couches de l’électorat. Le défi consiste plutôt à déplacer la confrontation, du terrain des émotions à celui de la rationalité. L’extrême droite est mal à l’aise sur ce nouveau terrain, parce qu’en ayant surinvesti celui des émotions elle est prisonnière d’une rhétorique qui rend par définition toute solution impossible : celle de concevoir une solution uniquement nationale. La leçon du Brexit plane sur tout ; un pays qui a voulu « reprendre le contrôle », et qui se retrouve aujourd’hui plutôt moins bien armé face au problème irrésolu problème du contrôle de l’immigration et de la gestion des grandes transformations de notre temps.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)