Pourquoi la présidentielle américaine est-elle aussi imprévisible? edit

5 novembre 2024

À la mi-septembre, quelques semaines après une convention nationale qui avait réussi à unifier le parti démocrate et après une prestation réussie lors du débat présidentiel du 10 septembre 2024, la victoire semblait promise à Kamala Harris. Quelques semaines plus tard, au début du mois d’octobre, celle-ci se retrouvait à nouveau talonnée par Donald Trump dans les sondages d’opinion des États pivots (Swing States), et ce sans qu’elle n’ait commis aucune erreur majeure dans sa campagne et sans qu’il n’ait, pour sa part, modifié quoi que ce soit à son comportement de campagne, bien au contraire. Le jour de l’élection, et alors que des millions d’électeurs ont déjà voté par anticipation, l’incertitude demeure quant au dénouement de cette campagne électorale. Dans les États-clés, l’ensemble des enquêtes d’opinion se trouvent dans la marge d’erreur, faisant de cette élection la plus serrée depuis 2000 et la victoire de George W. Bush sur Al Gore, grâce aux 537 voix d’avance dans l’État de Floride. Qu’est-ce qui rend cette élection présidentielle américaine aussi imprévisible ?

Nous formulons l’hypothèse que cet état de l’élection peut s’expliquer, sinon exclusivement, au moins pour partie, par le télescopage de deux phénomènes politiques : une extrême polarisation politique du pays et, au regard des enquêtes d’opinion, un réalignement politique potentiel ou pressenti. L’un est un phénomène désormais bien établi, documenté et à l’œuvre, le second est un processus lent et au long cours, incertain et contesté, comme une tendance dont on ne sait si elle se confirmera dans les urnes le 5 novembre.

Une certitude: l’extrême polarisation politique

La dynamique électorale actuelle est le produit de l’extrême polarisation politique du pays, qui n’épargne pas les États pivots. Un phénomène qui, sous sa forme contemporaine, trouve son origine dans les années 1990, et la réorientation idéologique initiée par le parti républicain sous l’influence de l’ancien speaker à la Chambre des représentants (1995-1999), Newt Gingrich. Cette polarisation politique se traduit par la division du spectre politique en deux forces aux positions radicalement opposées sur l’ensemble des sujets politiques et entre lesquelles l’on observe quasiment aucune possibilité ou volonté de compromis. En 2014, un rapport du Pew Research Center soulignait l’augmentation de l’animosité entre les membres des deux forces politiques, au point que les points de vue négatifs sur l’autre parti avaient doublé depuis les années 1990.  En 2024, deux blocs politiques et idéologiques (mais pas nécessairement sociologiques) s’affrontent, l’un démocrate-libéral-progressiste, l’autre républicain-conservateur-nationaliste, qui ne s’entendent même plus sur la réalité des faits.

Cette polarisation se vérifie dans les comportements électoraux des citoyens s’identifiant aux deux principaux partis politiques. Des tendances observées ces vingt-cinq dernières années montrent qu’environ 90% des citoyens qui s’identifient à un parti votent pour le candidat de ce parti à l’élection présidentielle, peu importe le candidat, son programme, son passé, son comportement, et ce par loyauté partisane. Il est ainsi extrêmement difficile de convaincre un sympathisant de l’autre parti de voter pour le parti concurrent ; par conséquent, seul des variations au sein du bloc des Indépendants permettent aux candidats d’étendre, à la marge, leur base électorale.

Ne pouvant compter sur le soutien massif de transfuges de l’autre camp ou des indépendants (qui représentent près de 40% des électeurs), les deux principaux candidats à l’élection présidentielle ne peuvent espérer remporter l’élection qu’à la condition de mobiliser massivement leur soutien traditionnel. Ce qui fait de la participation électorale dans les États-clés la variable centrale de l’élection.

Une incertitude: réalignement ou désalignement électoral en cours

De CNN au Washington Post, du Pew Research Center au New York Times, conservateur ou progressiste, en cette année électorale, la question du réalignement électoral aux États-Unis agite les commentateurs politiques ; certains pour le confirmer, d’autres pour le relativiser ou pour le contester. Au regard des enquêtes d’opinion réalisées durant ce cycle électoral, des tendances semblent se dessiner, qui alimente un réalignement électoral tendanciel ou peut-être, comme le précise l’historien Timothy Shenk, un désalignement, que le résultat des élections du 5 novembre précisera ou infirmera.

Timothy Shenk, professeur d’histoire à l’université Georges Washington (Washington D.C.) définit un réalignement (“realignment”) comme un changement durable dans la composition des coalitions politiques, auquel on pourrait ajouter un changement dans les sujets autour desquels se structure la vie politique et les comportements électoraux des individus. En revanche, il définit un désalignement (“dealignment”) comme une rupture dans les identifications partisanes traditionnelles, sans que cela ne donne naissance à des alternatives durables.

Durant cette campagne, de nombreuses enquêtes d’opinion ont fait état de changements dans les attitudes électorales de certains groupes sociaux traditionnellement associés au parti démocrate, ouvrant la voie à une discussion autour d’un réalignement potentiel.

Kamala Harris est à la tête d’une coalition politique large, mais hétéroclite, composée de démocrates modérés et d’autres marqués plus à gauche, de syndicats, de minorités raciales et ethniques, d’organisations de défense des droits des femmes, de populations jeunes et diplômés, etc. La stratégie initiale de la candidate démocrate, visant à ne prendre aucun risque, pour éviter de s’aliéner différents segments de sa coalition, s’est quelque peu grippée au mois d’octobre, lorsque, passée l’euphorie de l’été, des enquêtes d’opinion ont révélé le caractère chancelant de sa coalition. Autant de signaux faibles qui pourraient laisser penser à un réalignement électoral (ou au moins à un désalignement).

On a ainsi appris, tour à tour, que des travailleurs syndiqués blancs, des jeunes afro-américains, une part de la population masculine jeune (18-29 ans), diplômés, mais aussi des membres des communautés hispano-américaines, ou encore des membres de la communauté arabe américaine, tous traditionnellement identifiés comme démocrates, avaient montré un certain intérêt pour la candidature de Donald Trump, ou à tout le moins un désintérêt pour celle de Kamala Harris. Identité culturelle contre identité de classe pour les uns, attrait pour un message masculiniste pour d’autres, raisons économiques, influence religieuse, guerre à Gaza, déception à l’égard du parti démocrate, autant de raisons structurelles ou conjoncturelles qui éloignent certains groupes sociaux du parti démocrate et de sa candidate, et qui signalent des transformations dans les comportements électoraux de certains groupes. S’il reste à voir comment cela se traduira dans les urnes le 5 novembre – vote Trump, abstention, ou vote Harris –, toujours est-il que ces attitudes électorales auront un impact sur le résultat des élections et sur la stratégie future du parti démocrate et de la coalition politique formée autour de lui. Est-ce là une tendance de long terme, une réaction à une déception à l’égard de la présidence Biden, ou un problème lié à la candidate, les prochains cycles électoraux nous le diront.

Mais le réalignement potentiel ne se limite pas à ces membres de la coalition démocrate attirés par d’autres horizons politiques. On le trouve aussi à l’œuvre, mais de manière encore plus incertaine, au sein du parti républicain.

Pour faire face à des possibles abstentions ou vote en faveur de Donald Trump, la campagne de Kamala Harris a décidé de ne pas se concentrer seulement sur cette base électorale, mais aussi de tenter d’élargir celle-ci en se tournant vers l’aile modérée ou anti-Trump du Grand Old Party (GOP), à l’image de la famille Cheney, père et fille. En réunissant de nombreux élus républicains le 16 octobre, à Bucks County, en Pennsylvanie ; en participant à trois réunions de campagne avec Liz Cheney, le 21 octobre, dans les banlieues résidentielles (suburbs) de Détroit (Michigan), Milwaukee (Wisconsin) et Philadelphie (Pennsylvanie) ; et en donnant une interview à la chaîne de télévision Fox News, Kamala Harris a fait un pari, risqué car sans certitude, qui vise à convaincre trois groupes spécifiques de voter pour elle : en premier lieu, la part des sympathisants républicains qui ont voté pour Nikki Halley – et contre Donald Trump – lors de la primaire républicaine ; ensuite, les femmes blanches des banlieues résidentielles exaspérées par le candidat républicain ; enfin, et peut-être le plus important, les électeurs indépendants, qui pourraient voir d’un œil positif une candidate tentant de briser les lignes partisanes et pourraient interpréter cela comme un signe de modération. Assiste-t-on à une stratégie de circonstance liée à la personne de Donald Trump ? Comment le parti républicain évoluera-t-il une fois Trump parti, dans quelques jours ou dans quatre ans ? Comment, une fois passée l’urgence de l’élection, le parti démocrate digèrera-t-il une stratégie d’ouverture au centre et au parti républicain, plutôt que de réponse aux attentes et aux indignations de sa base traditionnelle ? Autant de questions qui trouveront des éléments de réponses dans les prochains jours, mais surtout dans les prochains mois.

Que ce qui est à l’œuvre actuellement se nomme réalignement ou désalignement, il entre en collision avec le phénomène de polarisation politique à l’œuvre dans la vie politique américaine depuis plusieurs décennies maintenant. En effet, la polarisation suggère des blocs imperméables l’un à l’autre, quand le phénomène de réalignement suggère une transformation des loyautés partisanes et des mobilités transpartisanes. La contradiction apparente entre ces deux phénomènes, et la difficulté à mesurer, à ce stade, la réalité du réalignement électoral à l’œuvre, s’il a bien lieu, rend cette campagne indéchiffrable, et cette élection aussi indécise.