Ukraine: quelles perspectives de paix? edit

6 novembre 2024

L’examen des positions adoptées par Moscou et Kiev depuis 2014, dans les différentes tentatives de règlement de leur conflit, montre toute la difficulté à concilier les vues des deux belligérants[i]. L’hypothèse de négociations est cependant de plus en plus souvent évoquée alors que, à l’approche de l’hiver, l’Ukraine est soumise à une forte pression militaire russe et que les échéances électorales chez ses principaux partenaires et fournisseurs d’armement (États-Unis, Allemagne) conduisent à s’interroger sur la poursuite du soutien occidental à Kiev.

Comme le montre la longue déclaration adoptée au sommet de Kazan, réuni les 23 et 24 octobre, le Kremlin ne peut se prévaloir, dans le dossier ukrainien, du soutien diplomatique de ses partenaires des BRICS[ii]. Dans le bref paragraphe consacré à ce conflit, les signataires, parmi lesquels les dirigeants chinois et indien, se contentent de « rappeler les positions nationales exposées dans les différentes enceintes appropriées, y compris au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale de l’ONU ». Les chefs d’État et de gouvernement des BRICS « soulignent que tous les États doivent agir conformément aux objectifs et aux principes de la Charte des Nations unies ». Xi Jinping a saisi l’occasion de ce forum pour rappeler les trois principes qui guident la diplomatie chinoise : nécessité d’éviter aussi bien une extension du champ de bataille qu’une escalade des hostilités et urgence à engager une désescalade du conflit. Il a aussi mentionné la mise sur pied, le mois dernier, en marge de l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU), du groupe des « amis de la paix » en Ukraine, qui a réuni 17 États à New York, ainsi que les « points d’accord » agréés par son pays et le Brésil en mai dernier[iii]. Ces points contiennent les principes mentionnés à Kazan par le président Xi, ainsi qu’un appel aux protagonistes à « créer les conditions d’une reprise d’un dialogue direct et à œuvrer à une désescalade jusqu’à la mise en place d’un cessez-le-feu ». Le texte sino-brésilien évoque aussi la tenue, « au moment opportun », d’une conférence internationale de paix, et il marque l’opposition des deux pays à l’emploi des armes de destruction massive (biologique, chimique et nucléaire).  Au lendemain du sommet de Kazan, Narendra Modi et Olaf Scholz ont également, dans une déclaration conjointe, souligné la nécessité en Ukraine d’une paix « juste et durable, qui respecte les principes de la Charte de l’ONU, y compris le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale ». Le Premier ministre indien et le chancelier allemand jugent « inacceptable le recours, et la menace du recours, à l’arme nucléaire »[iv].

Lors du sommet de Kazan, le président russe s’est félicité du caractère « très équilibré » de l’initiative de la Chine et du Brésil et de la création à New York du « groupe des amis de la paix en Ukraine ». Il a déclaré « comprendre que tous nos amis, notamment les membres des BRICS, soient soucieux de voir ce conflit s’achever le plus rapidement possible par des moyens pacifiques ». En réponse au Secrétaire général de l’ONU – dont la présence à Kazan a été critiquée, notamment à Kiev – qui a appelé à une « paix juste conforme à la Charte des Nations Unies, au droit international et aux résolutions de l’AGNU » (qui ont condamné l’agression russe), Vladimir Poutine a repris le souhait (« nous devons vivre comme dans une grande famille »), exprimé par Antonio Guterres pour observer que, « malheureusement, dans les familles, il y a souvent des désaccords, des scandales, des partages de biens, et parfois des bagarres ». Vladimir Poutine est revenu sur les pourparlers d’Istanbul de 2022, qui avaient abouti à un « possible accord », « paraphé » par le représentant ukrainien à ces négociations, a-t-il dit, mais qui a été ensuite rejeté par Kiev. Le président russe s’est déclaré « prêt à s’asseoir à la table des négociations » et à « examiner toutes les possibilités d’un accord de paix », à condition toutefois de « partir des réalités du terrain », a-t-il déclaré à deux reprises, soulignant que « nous ne sommes pas prêts à autre chose ». Les propos aimables tenus sur l’initiative sino-brésilienne n’engagent pas véritablement Vladimir Poutine, dans la mesure où ces « points d’accord » ne vont pas au-delà du rappel de principes. L’ouverture apparente manifestée par le président russe vise à prendre en compte les inquiétudes de nombreux États membres des BRICS, au premier rang desquels la Chine et l’Inde, sur le risque d’escalade du conflit, sans rien céder sur le fond, comme le montre l’expression « partir des réalités du terrain ».

L’avancée de l’armée russe qui parvient, au prix de lourdes pertes, à grignoter depuis plusieurs mois le territoire ukrainien et les incertitudes de politique intérieure chez les grands partenaires de l’Ukraine (États-Unis, Allemagne, France) ne peuvent qu’inciter le président russe à poursuivre sa guerre contre l’Ukraine. Il a utilisé la conférence de presse de clôture du sommet de Kazan pour se lancer dans une nouvelle diatribe contre les Occidentaux, accusés une fois encore d’avoir trahi leur parole en élargissant l’OTAN vers les frontières de la Russie et qui ne « dissimulent pas leur objectifinfliger une défaite stratégique à notre pays », l’Ukraine étant utilisée pour « créer des menaces critiques pour la sécurité de la Russie ». Réfutant l’idée que Moscou est responsable de la montée des tensions, en Ukraine notamment, Vladimir Poutine a déclaré que « nous sommes prêts à cette escalade ». Alors qu’en 2023, les projections budgétaires prévoyaient pour 2025 une baisse des crédits alloués à la défense, le projet de loi de finances de la fédération de Russie affecte l’an prochain 40% des dépenses à la défense et à la sécurité – pour la première fois au détriment des budgets sociaux – ce qui représente 8% du PIB, un niveau inégalé depuis la guerre froide. Parallèlement à cette militarisation de l’économie, la répression de l’opposition démocratique et la promotion des « valeurs traditionnelles » se poursuivent, le dernier exemple étant le projet de loi, examiné à la Douma, qui interdit la « propagande child-free ». Les lois sur les « agents de l’étranger », celles qui punissent de lourdes peines les personnes accusées de « justifier le terrorisme » et de jeter le « discrédit » sur l’armée russe continuent d’envoyer en prison des centaines de personnes[v]. La guerre en Ukraine est utilisée par le régime russe pour éliminer l’influence occidentale, pour se transformer et se légitimer, dimension essentielle qui ne doit pas être perdue de vue quand il s’agit d’examiner les perspectives de paix et d’évaluer l’intérêt que peut avoir le régime russe à mettre un terme à sa guerre. 

Bien des éléments devront être pris en compte dans de futures négociations (réparations dues à l’Ukraine, avenir des sanctions contre la Russie, mandat d’arrêt visant Vladimir Poutine, etc.), mais trois questions majeures conditionnent un règlement pacifique en Ukraine : le statut des territoires ukrainiens occupés par la Russie, les garanties de sécurité à Kiev et le respect de la souveraineté de l’Ukraine. Les accords de Minsk (2014-2015) avaient été inspirés par le principe « paix/souveraineté ». Le retour dans le giron ukrainien des régions indépendantistes de Donetsk et de Louhansk supposait que leur soit accordé un statut spécial, qui aurait conféré à Moscou un droit de regard sur la politique ukrainienne. Les projets discutés à Istanbul en 2022 au lendemain de l’invasion russe étaient encore plus défavorables à l’Ukraine (« paix/sécurité »). Le sort des territoires occupés par la Russie demeurait incertain. Les contours des oblasts de Donetsk et de Louhansk, objet d’interprétations différentes, restaient à définir, de même que le statut de la Crimée et de Sébastopol devait être tranché dans un délai de dix, voire quinze ans. L’Ukraine devait également accepter un statut de neutralité et, dans la version russe du projet de traité, la mise en œuvre des garanties de sécurité supposait l’accord de Moscou. Depuis, la position russe s’est encore durcie pour se réduire à un marchandage « paix/territoires ». Comme l’a répété Vladimir Poutine à Kazan, il faut tenir compte des « réalités du terrain », ce qui exclut des concessions sur les régions officiellement intégrées en 2022 à la fédération de Russie. Dans le même temps, Moscou, qui ne cesse de fustiger l’Ukraine comme instrument de l’OTAN, continue à lui vouloir imposer un statut de neutralité (cf. les références du Président russe aux pourparlers d’Istanbul) et à vouloir limiter, sous couvert de « dénazification », la souveraineté de l’Ukraine. L’espace de compromis apparaît donc aujourd’hui mince, voire inexistant.

Pour aborder d’éventuelles négociations avec la Russie en « position de force », Volodymyr Zelensky a élaboré un « plan de victoire » en cinq points, qu’il a présenté à ses partenaires occidentaux lors d’une tournée des principales capitales avant d’en exposer les grandes lignes au parlement ukrainien, le 16 octobre[vi]. Il s’agit de « contraindre la Russie à la paix », a expliqué le président ukrainien, qui a exclu le scenario d’un gel du conflit, ainsi que tout marchandage mettant en cause le territoire et la souveraineté de son pays. L’application du plan « dépend de nos partenaires », a-t-il souligné. Il s’agit principalement pour l’Ukraine d’obtenir « maintenant » une invitation à rejoindre l’OTAN, étant entendu que l’adhésion « concerne l’avenir et non le présent », Volodymyr Zelensky demande aussi la levée des restrictions territoriales à l’emploi des armes occidentales pour pouvoir frapper des cibles en Russie, ainsi qu’un renforcement des capacités anti-aériennes ukrainiennes. Ces demandes divisent les Alliés. Le « plan de la victoire » a été discuté lors du Conseil européen du 17 octobre, en présence du président ukrainien, mais ce plan n’est pas mentionné dans les conclusions du Conseil. Des divergences existent au sein même du « Quad », réuni le lendemain à Berlin, entre la Grande-Bretagne et la France, favorables à l’engagement de la procédure d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, et les États-Unis et l’Allemagne, les principaux fournisseurs d’armes à Kiev, qui y sont hostiles. De même Washington et Berlin restent opposés à l’utilisation sur le territoire russe des missiles qu’ils fournissent à Kiev (Berlin refusant jusqu’à aujourd’hui de livrer des Taurus).

Au sein des 27, la position adoptée par l’Allemagne est critique. Lors des élections régionales de septembre dans les Länder de l’est du pays (Brandebourg, Saxe, Thuringe), les partis (AfD, Bündnis Sahra Wagenknecht) qui demandent la cessation des livraisons d’armes à l’Ukraine, la suppression des sanctions en vigueur contre la Russie et la reprise du dialogue avec Moscou, ont obtenu plus de 40% des suffrages. À moins d’un an de l’élection du Bundestag, la popularité du chancelier et de sa coalition est au plus bas, le SPD est crédité d’environ 16% des intentions de vote (30% pour la CDU/CSU). L’économie est en récession, du fait notamment des prix de l’énergie, le gouvernement fédéral, qui a réduit de moitié en 2025 l’aide militaire à Kiev, est à la recherche d’économies budgétaires, l’assistance financière apportée aux nombreux Ukrainiens ayant trouvé refuge en Allemagne fait désormais débat. Tout en réitérant sa détermination à poursuivre son soutien à l’Ukraine et à ne pas chercher à lui imposer les conditions de la paix, Olaf Scholz apparaît désireux de se présenter comme le « chancelier de la paix » et de s’inscrire dans la tradition de l’Ostpolitik de Willy Brandt, qui a profondément marqué le SPD, il s’est ainsi déclaré prêt à renouer le dialogue avec Vladimir Poutine. Au-delà de ces considérations de politique intérieure, le chancelier apparaît préoccupé des risques d’escalade de la guerre, qui pourrait atteindre le territoire de l’Allemagne, proche de la Russie et de l’Ukraine, et se traduire par l’arrivée de nouveaux réfugiés ukrainiens.    

L’incompatibilité des positions affichées par Kiev et Moscou, les doutes croissants sur la capacité de l’armée ukrainienne à rétablir son contrôle jusqu’aux frontières de 1991, la nécessité d’octroyer à l’Ukraine des garanties de sécurité et le refus russe de toute concession territoriale ont relancé l’hypothèse d’un recours au « modèle allemand » pour surmonter cette impasse, qui, en se prolongeant, met durement à l’épreuve le moral de l’armée et de la population ukrainiennes. Ces dernières semaines, la presse européenne se fait l’écho de ce scénario, évoqué de longue date par des anciens responsables et des experts occidentaux, aux termes duquel l’OTAN honorerait sa promesse, datant de 2008, d’admettre l’Ukraine dans l’Alliance, mais limiterait la garantie donnée par l’article 5 du traité de Washington aux territoires ukrainiens sous le contrôle de Kiev sans reconnaître de jure l’annexion des républiques sécessionnistes, schéma identique à celui de la RFA qui avait rejoint l’OTAN en 1955, sans pour autant que les alliés occidentaux reconnaissent l’existence de la RDA[vii]. Cette option ne fait cependant pas l’unanimité au sein de l’Alliance. Olaf Scholz notamment a écarté cette solution, excluant d’intégrer dans l’OTAN une Ukraine en guerre. Des experts soulignent en effet le risque pour les Alliés d’être entraînés dans le conflit, dès lors que, à la différence de l’Allemagne divisée, la ligne de front n’est pas stabilisée et que le refus d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est au cœur du narratif russe. Néanmoins, selon plusieurs journaux européens (notamment le Financial Times et la Frankfurter Allgemeine Zeitung), le gouvernement ukrainien pourrait accepter cette solution, Londres et Paris sont ouverts à l’idée, et l’administration Biden pourrait s’y rallier et annoncer sa décision avant l’investiture du nouveau président, ce qui placerait Berlin dans une position inconfortable.  

Indépendamment du résultat des élections présidentielles américaines et des initiatives que pourra prendre Donald Trump pour tenter de mettre fin au conflit, on peut penser que l’engagement des États-Unis sur le continent européen est appelé à se réduire et que les Européens devront assumer des responsabilités croissantes, en Ukraine notamment. Les risques d’escalade du conflit (déploiement en Russie de troupes nord-coréennes), la possibilité d’une défaite de l’Ukraine, qui ne peut être exclue, et la nécessité de réfléchir à l’après-conflit (architecture régionale de sécurité, reconstruction de l’Ukraine), sont autant de raisons qui militent en faveur d’une coordination accrue entre Berlin et Paris, alors que, paradoxalement, le dialogue franco-allemand est devenu plus difficile depuis le début de la guerre en Ukraine. Nonobstant les ingérences de la Russie et la manipulation des votes, le résultat des scrutins qui viennent d’avoir lieu en Moldavie et en Géorgie – où le parti pro-russe « Rêve géorgien » a abondamment agité le spectre de la guerre en Ukraine – témoigne de la baisse de l’attraction exercée par l’UE sur son voisinage et fait craindre l’ouverture d’un nouveau foyer de déstabilisation aux portes de l’UE.

[i] Bernard Chappedelaine, « Ukraine : les conditions de la paix », Telos, 1er octobre 2024.

[ii] [ii] XVI BRICS Summit, « Strenghening multilateralism for just global development and security », Kazan Declaration, 23 octobre 2024.

[iii] Common Understandings Between China and Brazil on Political Settlement of the Ukraine Crisis, 23 mai 2024.

[iv] Joint Statement: 7th India-Germany Inter-Governmental Consultations (IGC), New Delhi, 25 octobre 2024.

[v] Cf. l’ONG russe OVD-info rassemble les informations sur les personnes qui font l’objet de poursuites pénales.  OVD-Info (ovdinfo.org).

[vi] « May Our Collective Work Under the Victory Plan Result in Peace for Ukraine as Soon as Possible » – Speech by the President in the Verkhovna Rada, president.gov.ua, 16 octobre 2024.

[vii] Ben Hall, «Ukraine, NATO Membership and the West Germany Model », FT, 5 octobre 2024; Majid Sattar, Konrad Schuller, Michaela Wiegel, « Der Sonderweg des Kanzlers », FAZ, 26 octobre 2024.