Pourquoi les Suédois ont-ils changé de gouvernement ? edit
Depuis quelques années, l'économie suédoise est devenue dans beaucoup de pays européens un modèle à suivre. On s'accorde à y voir une alternative au modèle anglo-saxon, capable de combiner protection sociale et flexibilité.
Depuis dix ans, le pays connaît un taux de croissance annuel supérieur de un point à celui de la zone euro, et il possède également un meilleur taux d'emploi. L'inflation est basse et les finances publiques sont saines, les budgets présentant de confortables excédents. Un système de retraites durable a été mis en place et les marchés des biens sont moins régulés et plus ouverts à la concurrence que dans la plupart des pays européens continentaux.
Les perspectives économiques à court terme semblent elles aussi assurées. Le cycle économique est en phase haute, avec une croissance qui devrait sans doute excéder 4% cette année et une augmentation sensible de la création d'emploi. Il peut donc paraître surprenant que les dernières élections aient vu la défaite des sociaux-démocrates, qui ont gouverné le pays pendant 65 des 74 dernières années. Le nouveau gouvernement est soutenu par une alliance de quatre partis libéraux et conservateurs.
La raison principale du mécontentement des électeurs, c’est que le gouvernement ne s'est pas montré capable de créer assez d'emplois. Les Suédois ont connu un chômage très faible jusqu'au début des années 1990, quand une récession a fait chuter sensiblement les chiffres de l’emploi. Bien que la croissance ait repris de la vigueur à partir de 1995, les Suédois n’ont plus revu les taux de chômage très bas auxquels ils s’étaient habitués. Le chiffre de la fin de l’année tournera probablement autour de 7%, si on le mesure de la même façon que dans les autres pays de l’UE.
D’une façon générale, le modèle suédois s’est montré plus efficace pour produire des taux d'emploi élevés que pour faire vraiment travailler les salariés. Le pourcentage de la population en âge de travailler (20-64 ans) qui travaille réellement est inférieur de 13 points au taux d'emploi officiel (65% au lieu de 78%). Pourquoi ? A cause d’un taux d’absentéisme très élevé dû pour l’essentiel aux congés maladie, aux congés parentaux et aux congés pour études. A l’évidence, une fraction substantielle de ceux qui étaient enregistrés comme malades représentait un chômage dissimulé. Cette population a été ciblée par de grands programmes d’activation du marché du travail (qui concernaient environ 3 % de la population active).
En Suède, les sociaux-démocrates sont traditionnellement considérés comme les garants de l’emploi. Mais, à l’évidence, ils n’ont pas réussi, cette fois-ci, à en persuader le corps électoral. Ils sont tombés dans le piège qu'ils avaient eux-mêmes repéré au début des années 1990, quand le chômage a commencé à augmenter. Un thème récurrent du parti social-démocrate était alors le risque de voir la société s'habituer à un taux de chômage élevé si on le laissait augmenter. C'est précisément ce qui lui est arrivé au cours de la campagne électorale, puisqu’ils ont systématiquement tenté de minimiser l'importance de la question de l’emploi, quand les partis conservateurs libéraux en faisaient au contraire leur cheval de bataille.
De nombreux observateurs ont relevé les similitudes entre programmes des deux camps. C'est vrai si l’on considère la silhouette globale de l'Etat-providence, mais ce n'est pas vrai des politiques de l'emploi. Sur ce sujet, le programme social-démocrate manquait d’imagination. Au contraire, le nouveau gouvernement a opté pour de profondes réformes du marché du travail.
Les indemnités de chômage seront réduites pour les chômeurs de longue durée et un crédit d'impôt sur les revenus du travail sera institué. Les cotisations sociales seront réduites pour les jeunes, ainsi que pour tous les salariés du secteur des services domestiques. Les ménages qui emploient un salarié pour les tâches domestiques bénéficieront de déductions d'impôt. Certains programmes du marché du travail seront revus à la baisse. Ceux qui pour une raison ou pour une autre (licenciement, maladie) ont quitté leur emploi plus tôt que les autres bénéficieront de subventions générales plutôt que d'emplois subventionnés dans le secteur public. Le gouvernement compte également supprimer les déductions fiscales pour les cotisations syndicales et réduire les subventions publiques au système d'assurance chômage, administré par les syndicats.
Ce programme reprend grosso modo les recommandations standards de nombreux économistes. Normalement, il devrait être presque impossible de gagner une élection sur un tel programme, et encore moins dans une phase haute du cycle économique comme c’est le cas en Suède. L'expérience montre en effet qu’habituellement, des réformes aussi profondes du marché du travail ne sont politiquement réalisables que lorsqu’une dégradation sensible de la situation économique pèse sur les finances publiques et contraint l’Etat à faire des économies. Le fait que les électeurs aient adhéré à ce programme de réformes du marché du travail atteste donc l'importance que les Suédois attachent aujourd’hui à la création d’emplois. En tout état de cause, le gouvernement sortant était considéré comme « fatigué » et en panne d’idées nouvelles après douze ans au pouvoir.
Le nouveau gouvernement a-t-il une chance de mener à bien ses réformes ? A mes yeux, oui. Sur le plan économique, le meilleur moment pour engager de telles réformes est une situation de demande conjoncturelle dynamique, parce que cela accélérera les effets des mesures sur l’offre de travail. Les effets sur l’emploi prendraient beaucoup plus de temps à se matérialiser si la demande était faible.
Par rapport à ses prédécesseurs conservateurs libéraux, le nouveau gouvernement suédois a des perspectives bien meilleures. Les gouvernements nommés en 1976 et en 1991 ont dû faire face à des crises économiques très profondes (les chocs pétroliers des années 1970, la crise financière et la crise des taux de change du début des années 1990). Cela les a confinés dans la gestion des crises aiguës et ils n'ont jamais eu l’occasion de s'attaquer à des questions structurelles fondamentales. Cette fois-ci, une situation économique favorable leur offre une chance de le faire. En dehors de l’emploi, ces questions incluent la réforme scolaire (élever le statut de l’éducation professionnelle et réduire le nombre de jeunes sortant de l’école sans diplômes), une politique visant la qualité plutôt que la quantité à l’université, une plus large part faite aux entreprises privées dans les services financés par l’Etat (comme la santé publique) et la privatisation d'entreprises d'Etat.
Qu'est-ce qui pourrait mal tourner pour le nouveau gouvernement ? Je vois deux risques principaux. Le premier est que le prochain cycle de négociations salariales aboutisse à des augmentations trop élevées au moment même où l’économie mondiale ralentirait brutalement. Le second est que le nouveau cabinet, comme beaucoup de gouvernements de coalition, manque de rigueur dans la gestion des finances publiques sous son contrôle. Mais aucun de ces scénarios n’est très probable.
Il n’en reste pas moins que les gouvernements conservateurs libéraux suédois ont comme tradition d’arriver au pouvoir au mauvais moment. C’est ce qui a conduit les électeurs à les associer à des périodes désagréables. Ce serait une bonne chose pour la démocratie suédoise que de renverser cette tendance. Et ce serait une bonne chose aussi que les sociaux-démocrates mettent à profit la période qu’ils passeront dans l’opposition pour se convertir aux réformes du marché du travail, comme ils l’avaient fait au début des années 1990 avec les réformes du marché des biens.
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