Pouvoir d’achat et bien-être: l’énigme française edit
Quel que soit leur niveau de revenu, les Français sont moins satisfaits de leur vie que la plupart des autres Européens. Pourtant, des travaux récents de l’INSEE montrent que leur « bien-être monétaire » est plus élevé que celui de ces mêmes Européens. Comment comprendre ce paradoxe?
Dans un article précédent, nous avions montré avec Gilbert Cette que le pouvoir d’achat des Français avait été, en moyenne, assez bien préservé ces dernières années et qu’il se situait à un niveau honorable en comparaison des autres pays européens. Néanmoins, la perception des Français est toute autre et beaucoup plus négative. Dans le baromètre politique IPSOS de juin 2024, « les difficultés en termes de pouvoir d'achat (hausse des prix, salaires, impôts, etc.) » restaient la principale préoccupation des Français : cet item était cité par 55% d’entre eux (comme « l’enjeu qui les préoccupe le plus à titre personnel »), assez loin devant « l’avenir du système social (santé, retraites) » (37%) et « le niveau de l’immigration » (33%).
Nous notions également que si la France était assez bien protégée en termes de pauvreté relative (en réalité un indicateur d’inégalités), elle l’était moins en termes de pauvreté « absolue », si on la mesure par le pourcentage de Français soumis à un certain nombre de privations matérielles. Le taux de privation matérielle des Français (ne pas pouvoir couvrir les dépenses liées à au moins cinq éléments de la vie courante parmi treize, comme pouvoir chauffer son logement à la bonne température, s’acheter des vêtements neufs, accéder à Internet ou se réunir avec des amis autour d’un verre ou d’un repas au moins une fois par mois…) est légèrement supérieur à la moyenne européenne en 2022 (14% contre 12,7%). Ce taux avait fortement augmenté en 2022 (les années précédentes, la France était dans la moyenne européenne) sous l’effet de l’inflation qui avait érodé le pouvoir d’achat[1]. Néanmoins, ces difficultés sont concentrées sur les ménages les plus pauvres et ce ne sont jamais plus de 30% des personnes interrogées qui disent rencontrer une des 13 difficultés évoquées. Le cas le plus fréquent est celui des 30% de Français qui déclarent ne pas pouvoir, pour des raisons financières, « faire face à une dépense imprévue de 1000 euros », devant les 26,4% qui ne peuvent pas « remplacer des meubles hors d’usage » et les 24,4% qui ne peuvent pas « se payer une semaine de vacances dans l’année ». Les cas les plus problématiques en termes de santé et de bien-être, ceux qui entravent fondamentalement la possibilité de mener une vie décente (« manger de la viande, du poisson ou un équivalent végétarien tous les deux jours », « chauffer suffisamment son logement » ou ne pas pouvoir « payer à temps les loyers, intérêts, factures ») sont cités par 9 à 10% des Français. Il est évident que la question du pouvoir d’achat est cruciale pour ces Français les plus pauvres, dont on peut dire qu’ils ne disposent pas du minimum de ressources pour vivre décemment, et nous évoquions dans l’article précédent quelques pistes de politique publique pour tenter d’y répondre (la question du travail à temps partiel, les difficultés spécifiques des familles monoparentales, et in fine l’impératif visant à faire progresser le taux d’emploi, des jeunes, des seniors et des travailleurs peu qualifiés).
Mais, on le voit au vu des résultats du sondage d’IPSOS présentés au début de cet article, la question du pouvoir d'achat est une préoccupation centrale pour un cercle de Français beaucoup plus large que le segment de ceux qui sont les plus pauvres et qui souffrent de ces conditions de vie très difficiles. Comme on l’a souligné dans l’article précédent, ces Français de classe moyenne n’ont pas connu de détérioration de leur niveau de vie ou de leur pouvoir d’achat. Bien sûr, lorsqu’ils pensent pouvoir d’achat, ils ne pensent pas à des choses aussi vitales que de ne pas pouvoir manger à sa faim, de ne pas pouvoir payer son loyer ou de ne pas pouvoir chauffer son logement (on l’a dit ces cas ne concernant jamais plus de 9 à 10% des Français, ce qu’il faut garder à l’esprit car on entend parfois à ce sujet dans les médias ou dans la bouche des hommes politiques des propos extravagants). Pour autant, leurs préoccupations ne sont évidemment pas illégitimes et s’ils les expriment c’est qu’ils les ressentent effectivement et il faut chercher à les interpréter. Comment le faire ?
Une des interprétations possibles est que, d’une manière générale, le niveau de satisfaction dans la vie des Français est, à niveau de vie équivalent, nettement inférieur à celui des autres européens. Dans un ouvrage sur le bien-être au travail, Claudia Senik[2] remarquait que les Français faisaient preuve d’une insatisfaction particulièrement élevée au travail, qui relevait d’une insatisfaction générale plutôt que de conditions de travail plus défavorables que dans d’autres pays européens. Il semble donc bien y avoir des « différences de sensibilité » aux divers aspects de l’environnement de travail, qui relèvent de déterminations culturelles. On peut penser que cette insatisfaction générale se manifeste également dans le cas du revenu.
Figure 1. Satisfaction dans la vie par quintiles de revenu pour 26 pays européens (référence : Germain, 2023[3])
La figure 1 montre la note moyenne de satisfaction dans la vie dans 26 pays européens en fonction des quintiles de niveau de vie. La courbe française est la courbe pointillée n° 8. Elle se situe, à chaque niveau de revenu, mais tout particulièrement aux niveaux de revenus intermédiaires, nettement en dessous, en termes de satisfaction dans la vie, de la totalité des pays d’Europe de l’Ouest et du Nord. Même trois pays de l’Est, la Slovaquie, la République tchèque et la Pologne ont, à niveau de revenu équivalent, un niveau de satisfaction supérieur au niveau français. Seuls les pays méditerranéens (Espagne, Italie, Grèce) montrent un niveau de satisfaction moyen inférieur au niveau français.
À l’instar donc de la sensibilité particulière que montrent les Français à l’égard de leurs conditions de travail (se traduisant par une insatisfaction plus marquée), celle-ci se manifeste également en matière de revenu. Un même niveau de revenu n’est pas associé en France au même niveau de satisfaction de la plupart des pays européens. Mais à quoi cela tient-il ? L’insatisfaction des Français tient-elle au fait qu’une même augmentation de revenu procure une satisfaction moindre en France que dans d’autres pays ? L’énigme française se complexifie, car la réponse à cette question est plutôt négative. Certes, à niveau de revenu donné, la satisfaction dans la vie des Français est moindre comme le montre la figure 1, mais ce déficit ne semble pas tenir à des aspects strictement monétaires. La mesure du « PIB ressenti », concept mis au point par un économiste et statisticien de l’INSEE[4], le montre bien.
Cet indicateur mesure en moyenne nationale et en équivalent monétaire, la contribution des revenus à la satisfaction dans la vie. Il mesure donc les aspects monétaires du bien-être. Ce dernier peut évidemment être affecté par d’autres dimensions non monétaires de la qualité de la vie qui ne sont pas prises en compte par cet indicateur. « La terminologie, écrit l’auteur de l’article (voir note 4), est utilisée par analogie avec la température ressentie des météorologues. De même que la température ressentie par le corps peut être plus haute (humidité) ou plus basse (vent) que la température de l’air, le PIB ressenti peut différer du PIB selon la façon dont il est distribué entre les ménages, et selon l’impact plus ou moins important sur la satisfaction dans la vie des individus des revenus qui évoluent à la hausse ou à la baisse. »
On peut ainsi comparer le PIB (ou le revenu national) par tête et le PIB ressenti. Cette comparaison montre que les deux valeurs sont très proches en France (comme en Suède et en Finlande) alors que dans la plupart des pays européens et aux États-Unis tout particulièrement, le PIB ressenti est inférieur au revenu par tête (figure 2). Cela signifie que la distribution des revenus et son évolution en France n’occasionnent pas de déperdition en termes de bien-être monétaire. Cela tient notamment au fait que la France parvient à contenir les inégalités de revenu. En effet, la courbe d’évolution de la satisfaction dans la vie en fonction du revenu est concave (voir figure 1) : la croissance de la satisfaction s’interrompt à partir d’un certain niveau de revenu (autour de 40 000€ de revenu disponible annuel par unité de consommation).
Figure 2. Revenu national net par habitant et PIB ressenti aux Etats-Unis et en Europe en 2019 (source : Banque mondiale, référence Germain, 2023)
Aussi, si la distribution des revenus et leur évolution sont très inégalitaires et profitent plus aux personnes très aisées, la progression de la satisfaction moyenne associée sera très faible ou même nulle. Ce cas est à l’évidence celui des États-Unis, pays dans lequel l’écart entre le revenu par tête et le PIB ressenti est le plus élevé. De tous les pays présentés dans la figure 2 les États-Unis sont celui où l’inégalité de revenus est la plus forte[5]. Ceci a pour résultat inattendu que le bien-être monétaire est supérieur, dans la plupart des pays d’Europe, à ce qu’il est aux États-Unis.
Figure 3. PIB par tête et PIB ressenti en France et en Allemagne
Source Banque Mondiale, World Inequality Lab. Calculs de l'auteur
Il est intéressant également de comparer le cas français à celui de notre voisin allemand (figure 3). Le PIB par tête est plus élevé en Allemagne qu’en France et l’écart s’est creusé à la suite de la crise de 2008. Pourtant, en termes de PIB ressenti, la France est nettement en meilleure position. Depuis la fin des années 1990, la contribution de la progression de la richesse nationale à la satisfaction dans la vie a été supérieure en France à ce qu’elle est en Allemagne.
L’insatisfaction française est donc moins alimentée que dans d’autres pays développés par un « effet revenu ». Le bien-être monétaire des Français est supérieur à celui de ses proches voisins : Allemagne très nettement, Royaume-Uni légèrement, pays méditerranéens de façon considérable (figure 2). Bien sûr, si on excepte les cas des États-Unis et de la Suisse, le bien-être monétaire n’est pas indépendant de la richesse par habitant. Tendanciellement, plus le revenu par habitant est élevé, plus le bien-être monétaire l’est également comme le montre le cas des pays scandinaves. Mais aucun pays n’échappe à une décote du PIB ressenti (par rapport au revenu par habitant), sauf la Suède. En dehors de ce pays, la France est le pays où cette décote est la plus faible.
Figure 4. Progression du PIB et du PIB ressenti en France de 1996 à 2017 (Sources : World Bank Data, WIL Data ; Insee, ERFS, référence : Germain 2020[6]) (base 100 en 1996)
Pour autant, le PIB ressenti a connu une forte décélération à la suite de la crise de 2008 (figure 4) qui s’est prolongée plusieurs années. Il n’a retrouvé son niveau d’avant-crise qu’une dizaine d’années après, alors que le PIB avait recommencé à croître dès 2010. Les effets subjectifs des récessions ne s’effacent donc pas avec la reprise économique et se prolongent plusieurs années après que celle-ci s’est enclenchée.
Sur un plan structurel, les données présentées dans ce papier montrent que le bien-être monétaire des Français est 1) plus en phase avec les données objectives de la croissance que ce n’est le cas dans d’autres pays 2) plus élevé que chez ses voisins européens les plus proches (à l’exclusion des pays scandinaves). Ce résultat peut surprendre dans la mesure où les Français affichent une satisfaction dans la vie inférieure à celle de ces mêmes voisins. L’explication la plus plausible est que cette insatisfaction française est assez largement déconnectée du revenu ; d’ailleurs la figure 1 montre bien que l’insatisfaction française se manifeste à tous les niveaux de revenu. Pour poursuivre l’interprétation de ces résultats il faudrait pouvoir disposer de données sur les aspects non monétaires du bien-être. Il faudrait par exemple pouvoir contrôler l’effet du chômage, plus élevé en France que dans beaucoup d’autres pays européens.
On peut penser également, même si les données présentées ne permettent aucunement de le prouver, que la France se distingue, sous l’effet de long terme de son histoire culturelle et politique et sa conflictualité latente, par un tempérament critique qui alimente l’insatisfaction générale.
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[1] INSEE Focus, 304, 2023.
[2] Claudia Senik, Bien-être au travail. Ce qui compte, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.
[3] Jean-Marc Germain, « Beyond GDP: A Welfare‑Based Estimate of Growth for 14 European Countries and the USA Over Past Decades », Économie et Statistique / Economics and Statistics, 539, 2023, doi: 10.24187/ecostat.2023.539.2095
[4] Voir https://blog.insee.fr/regarder-la-croissance-sous-l-angle-du-pib-ressenti/
[5] L’indice d’inégalités d’Atkinson est de 0,636 aux USA en 2017 contre 0,395 en Europe et 0,214 en France (le plus bas des 16 pays analysés par Jean-Marc Germain à la note 6).
[6] Jean-Marc Germain, « Du PIB au PIB ressenti : en retrait sur le PIB, l’Europe dépasse désormais les États-Unis en bien-être monétaire », INSEE Analyses, 57, octobre 2020.