Bernard Manin, notre ami edit

9 novembre 2024

Notre ami Bernard Manin s’est éteint dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre. Lors du Covid et du confinement, nous avions pris l’habitude de nous réunir tous les cinq sur Zoom, le samedi, pour discuter de l’actualité et de tous les autres sujets qui nous passaient par la tête, le plaisir de la conversation à l’état pur. Bernard était souvent le plus silencieux d’entre nous, mais quand il prenait la parole, c’était étincelant : l’humour, la distance, la clarté, la profondeur, la pertinence, l’érudition, la modestie. Toutes ces qualités ont séduit ses collègues et ses étudiants comme elles ont nourri son œuvre. Bernard publiait peu, tant son goût pour la perfection l’empêchait de considérer qu’un livre ou un article était terminé. C’était devenu un sujet de plaisanterie entre nous. Bernard pouvait passer des semaines à peaufiner une phrase ou à améliorer une note de bas de page, comme il passait des centaines d’heures à préparer ses cours à Sciences Po ou à NYU, qui éblouissaient les étudiants. Cette passion pour le mot juste et cette patience du concept expliquent que ses articles et ses livres sont presque tous devenus des classiques, à commencer par Principes du gouvernement représentatif[1] (1995), traduit dans de nombreuses langues, qui a renouvelé la réflexion sur la démocratie représentative.

Au soir de sa vie, sensible au temps qui reste, Bernard a consenti à publier de nombreux inédits, qui dormaient parfois dans sa bibliothèque depuis quarante ans, et qui n’ont pas pris une ride. Il a pu voir le premier des quatre livres que les éditions Hermann publient, celui sur Montesquieu, dont Gérard Grunberg rend compte ici-même. Les trois ouvrages suivants porteront sur la délibération politique, le libéralisme, et la Révolution française. Et il y a encore, n’en doutons pas, quelques pépites qui sommeillent dans ses archives. Ses réflexions sur la démocratie représentative, la délibération et le principe du contradictoire, comme sur le libéralisme sont d’une actualité brûlante dans ce moment singulier où les démocraties vacillent et où le citoyen bien informé semble une espèce en voie de disparition. Son regard lucide et bienveillant nous manquera terriblement pour comprendre cette Amérique qui a de nouveau succombé au trumpisme.

Le libéralisme de Montesquieu selon Bernard Manin

Une note de lecture par Gérard Grunberg

Parmi les quatre riches études réunies par Bernard Manin dans son Montesquieu[2], je me limiterai à revisiter « Montesquieu et la politique moderne », réédition d’un texte publié en 1985[3]. Ce texte limpide nous aide à comprendre ce qu’est et ce que n’est pas le libéralisme de Montesquieu.

Pour développer son analyse il prend comme point de départ un ouvrage de Thomas Pangle, Montesquieu’s Philosophy of Liberalism: A Commentary on the Spirit of the Laws[4], qu’il loue et critique à la fois. Il partage l’opposition établie par cet auteur entre les penseurs classiques et les penseurs modernes pour comprendre le fondement du libéralisme de Montesquieu mais il estime que cette distinction ouvre une interrogation sur la nature exacte du parti-pris libéral de Montesquieu et sur son rapport avec le libéralisme en général.

S’il partage l’idée de départ de Thomas Pangle selon laquelle Montesquieu et Hobbes s’accordent sur l’idée que la première qualité d’un ordre politique est d’assurer la sécurité des citoyens, il estime en revanche que la solution proposée par Montesquieu diffère entièrement de celle exposée dans Léviathan, rappelant que pour Montesquieu « l’existence d’un souverain tout puissant, qui n’est lié ni par la justice naturelle ni même par ses propres lois, n’est rien d’autre que le despotisme ». Si Montesquieu ne croit pas qu’il existe un régime politique nettement meilleur que les autres, en revanche il rejette catégoriquement le régime despotique « car la sécurité individuelle peut-être tout aussi menacée par un pouvoir absolu que par la guerre entre les hommes ». C’est pourquoi la sécurité a chez Montesquieu un double sens : la protection contre l’agression des autres mais aussi la protection contre la toute-puissance des gouvernants. Il fait ici un choix éminemment politique. Il défend les libertés au nom de la sécurité, fondement de son libéralisme : « la vie bonne est la vie d’un homme libre qui exerce ses capacités de se gouverner lui-même, qui contrôle sa propre destinée. »

Bernard Manin reprend à son compte la différence féconde qu’établit Thomas Pangle entre la République de participation et la République libérale. Il s’agit bien des deux figures différentes de la liberté : la maîtrise de la collectivité sur elle-même et la liberté pour les individus de vivre comme il leur plait. Il perçoit, comme lui, un antagonisme entre ces deux libertés qui, d’une certaine manière, marque la différence entre la démocratie et le libéralisme. Pour Montesquieu l’existence de ces deux formes de la liberté rend leur rapport éminemment problématique. Selon Bernard Manin, Thomas Pangle semble reprocher à Montesquieu de privilégier la liberté de participation, choix qui est effectivement le sien puisqu’il écrit : « Il y avait un grand vice dans la plupart des républiques : c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives et qui demandent exécution ; chose dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants ce qui est très à sa portée ». « Au-dessus de l’idée que la liberté signifie la liberté de pouvoir participer positivement au gouvernement de la collectivité par elle-même se trouve l’idée que la liberté signifie la libération de toute domination, de toute souffrance, de toute peur. » Ainsi émerge, avec Montesquieu, selon Bernard Manin, « la thèse de la supériorité de la liberté négative, de la liberté entendue comme protection et sécurité ». Pour lui, écrit-il, la forme la plus haute de la liberté n’est pas la participation au pouvoir mais la possibilité pour l’individu de se livrer en sécurité aux activités qu’il détermine lui-même sans craindre l’agression d’autrui ou l’action arbitraire des gouvernants.

Bernard Manin nous explique la raison pour laquelle Montesquieu fait ce choix face à cette alternative fondamentale de la pensée politique : « la démocratie de participation permet à la collectivité de maîtriser consciemment son destin mais elle requiert la vertu, la préférence accordée au bien public sur l’intérêt privé. La liberté comme liberté privée des individus sous le règne de la loi n’exige pas une telle vertu mais elle ne permet pas au peuple de façonner à son gré et de maîtriser les formes de l’existence commune. » Dans les termes de Montesquieu il faut choisir entre la République vertueuse et le régime anglais. C’est ici qu’intervient la conception fondamentale de la liberté qui est la sienne : « La liberté ne consiste pas à faire ce que l’on veut… la liberté est le droit de faire ce que les lois permettent. » Pour fonder ce choix il lui faut éliminer la liberté dans son sens antique : la participation des citoyens au pouvoir. Il fonde sur ce choix la théorie libérale moderne. 

S’il rejette le despotisme, Montesquieu, en revanche, ne tranche pas entre les autres régimes politiques qu’il étudie et compare : « Toutes les solutions, écrit Bernard Manin, sont pour lui des compromis mais aucun des compromis acceptables n’est le point d’équilibre ultime. La solution du problème politique n’est jamais pleinement déterminée. » Cette idée d’indétermination est capitale pour comprendre le relativisme constitutionnel de Montesquieu. Si l’existence des lois est fondamentale, ce ne sont pas la règle, la loi ou le système des lois qui peuvent à eux seuls arrêter le pouvoir, c’est d’abord le respect du principe de modération. Sa théorie de la modération, qui est centrale dans sa pensée, doit beaucoup à cette indétermination relative du bien politique. Croyant peu à la rationalité pour opérer le choix d’un régime politique, Montesquieu estime que le législateur doit d’abord être modéré : « Pour former un gouvernement modéré, écrit-il, il faut combiner les puissances les régler les tempérer les faire agir donner pour ainsi dire un lest à l’une ou à l’autre pour la mettre en état de résister à une autre : c’est un chef-d’œuvre de législation que le hasard fait rarement et que rarement on laisse faire à la prudence. » « C’est donc, note Bernard Manin, le jeu des pouvoirs et leur opposition qui constituent les conditions de la possibilité du règne de la loi. » D’où sa célèbre maxime : « pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir ». Du coup, plus que le régime lui-même, c’est la manière dont il est pratiqué qui est centrale, d’autant que, selon lui, « les mœurs contribuent encore plus au bonheur d’un peuple que les lois ».

La limitation du pouvoir est ainsi la préoccupation majeure de Montesquieu. Or, pour lui, les pouvoirs ne sont pas seulement ceux qu’érigent et distinguent les institutions ; la spécialisation des fonctions (par exemple la différentiation des fonctions exécutives, législatives et judiciaires) n’est pas essentielle. C’est la pluralité des forces sociales, groupes ou institutions et non pas seulement celle des individus qui joue le rôle essentiel. Il s’agit du jeu de freins et de contrepoids par lequel les pouvoirs des uns empêchent les autres d’aller jusqu’au bout de leur pouvoir. C’est alors, selon Bernard Manin, qu’apparaît la divergence majeure avec certains « anciens » tel Platon, comme avec certains « modernes », tels Hobbes, Rousseau ou Condorcet, sur la manière de concevoir et de réaliser cette limitation du pouvoir. Eux croient au bon régime politique qui doit réaliser l’unité du peuple. Pour Hobbes la souveraineté d’un seul est la plus appropriée. La souveraineté de Rousseau est exclusivement unitaire. Tous deux légitiment l’absoluité du pouvoir. « Le libéralisme unitaire suppose que cette limitation puisse être assurée par l’édiction de règles fixant de manière univoque et une fois pour toutes les limites que le pouvoir ne doit pas franchir. » Montesquieu est plus proche ici d’Aristote. Il privilégie la diversité du peuple et non son unité. Selon Bernard Manin, le libéralisme de Montesquieu est un libéralisme de la pluralité. Pour lui, la solution pour limiter le pouvoir est d’abord politique et non pas juridique. C’est la tension entre les impératifs opposés qui suscite l’invention en matière de législation. « La pluralité des pouvoirs [ce qui veut dire des divers acteurs et institutions qui exercent le pouvoir politique], comprise comme arrêt du pouvoir par le pouvoir, implique une marge d’indétermination et de jeu portant sur la limite que chacun impose par son action au pouvoir des autres, écrit Bernard Manin. Si l’on ne peut limiter seulement le pouvoir par des règles, la raison ultime s’en trouve dans l’impossibilité d’assigner universellement et une fois pour toutes sa juste limite au pouvoir des gouvernants. Les extrêmes cernent simplement un espace à l’intérieur de laquelle peuvent jouer la libre invention et la créativité des hommes. »

Puisque la limitation du pouvoir est d’abord une affaire politique il vaut mieux « confier cette limitation à d’autres pouvoirs ». « Montesquieu est un penseur de la pluralité sur un mode et des bases modernes, conclut Bernard Manin. Le clivage entre les pensées de l’unité et les pensées de la pluralité traverse selon nous le libéralisme lui-même. Il permet de comprendre la nature et les fondements de cette conception libérale pluraliste qui trouve son origine chez Montesquieu et les constituants américains mais il montre aussi pourquoi le libéralisme individualiste peut être une vision de l’unité. La compréhension des thèses de Montesquieu s’avère ainsi nous conduire au cœur des débats les plus actuels. » Face aux menaces des despotismes contemporains et aux hésitations des démocraties libérales concernant le choix à faire entre la République de participation et la République libérale, les réflexions de Montesquieu conservent leur immense intérêt. Il faut rendre hommage à Bernard Manin de nous les restituer et de nous les expliquer aussi clairement.

[1] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

[2] Bernard Manin, Montesquieu, Hermann, 2024.

[3] In Cahiers de philosophie politique de l’Université de Reims, 2-3, 1985. Les trois autres études sont « Montesquieu, théoricien de la monarchie »inédit, « Montesquieu et la Révolution française », in François Furet et Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988 ; « Montesquieu : la république et le commerce »Archives européennes de sociologie, XVII, 3, 2001.

[4] Thomas Pangle, Montesquieu’s Philosophy of Liberalism: A Commentary on the Spirit of the Laws, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1973.