Cahier de l’achipélisation: le nouveau livre de Jérôme Fourquet edit

30 novembre 2024

Doté de solides bases de données, d’un art de la formule qui percute et d’une curiosité souriante, Jérôme Fourquet compte assurément parmi les meilleurs analystes de la France contemporaine. Après L'Archipel français (Seuil, 2019) et La France sous nos yeux (Seuil, 2021), signé avec son compère l’essayiste Jean-Laurent Cassely, il propose cette fois-ci une sorte de cahier de tendances des dynamiques qu’il suit[1]. Cet ouvrage, plus graphique, contient crobars, photos, cartes et commentaires courts. L’ensemble produit un portrait saisissant des métamorphoses que l’auteur met parfaitement en lumière. Comme pour ses précédents titres, on peut lui prédire un succès, qui se repérera certainement lors des cadeaux de fin d’année, et qui agacera les jaloux, tenants d’un académisme incapable de constats et résultats aussi clairs et intéressants.

Ce nouvel opus confirme la qualité d’une orientation et d’une méthode pour décrypter, chiffres et faits significatifs à l’appui, les grands basculements d’un pays qui se déchristianise, s’américanise, se polarise. Surtout, il mute profondément. L’introduction débute par une mise en parallèle de l’affaire Gabrielle Russier en 1969 et une singularité du couple présidentiel. Gabrielle Russier, enseignante entretenant une relation avec un de ses élèves, mineur, avait été condamnée par la justice et avait mis fin à ces jours. Aujourd’hui, l’histoire de la différence d’âge entre Brigitte et Emmanuel Macron a pu faire jaser, mais elle n’a plus le caractère sulfureux de la tragique affaire qui avait ému le président Georges Pompidou. Fourquet sait dénicher ces mises en parallèle et les mots pour désigner habilement des mutations d’ampleur.

L’auteur, sans aucune pédanterie universitaire, se fait géographe de territoires, redessinés par les transports low cost et par le télétravail, qui se reconfigurent en fonction des transformations familiales et économiques. Il est l’économiste d’une France dont le moteur central passe de la production à la consommation. Pour illustrer cette entrée dans la société des loisirs et du divertissement, Fourquet aime rappeler que l’usine iconique de Renault à Billancourt a définitivement fermé ses portes fin mars 1992 tandis qu’Euro Disney ouvrait les siennes début avril. Anthropologue et sociologue d’une France dont on sent qu’il l’aime, il alimente ses pages de données et mises en forme frappantes soulignant combien si nous ne sommes pas forcément dans un monde d’après si différent par rapport à la période pré-covid, il existe tout de même un monde d’avant si l’on se replace deux, trois, ou quatre décennies en arrière. Ce qui, sur le temps d’une vie, ne représente qu’entre un tiers et une moitié d’existence.

Illustrons en picorant quelques points qu’affectionne d’ailleurs particulièrement Fourquet, car ils sont si significatifs. Pour parler d’archipélisation, du moins de différenciation, le recours à l’étude des prénoms s’avère parfaitement éclairant. En 1918, les nouveaux nés se sont partagés entre 1600 prénoms. En 2021, le choix des parents a presque été multiplié par 10 : 13 500 prénoms différents ont été donnés. En 1918, le nombre de nouveaux nés garçons qui se voyaient attribuer un prénom arabo-musulman était minuscule. En 1945 ils n’étaient encore que 0,2% dans ce cas. Ils ont été 7% en 1983. Ils sont plus de 20% en 2021. Certes les puristes des concepts et des catégories trouvent à redire méthodologiquement, dans le détail. Reste que rien ne permet de dire que ces ordres de grandeur ne sont pas valables ! La grande transformation apparaît parfaitement avec cet indicateur.

Toujours du côté familial, Fourquet rappelle des tendances que tout le monde devrait avoir bien à l’esprit. En 1980, 10% des enfants naissaient hors mariage. Cette proportion a en fait peu évolué pendant tout le 20e siècle, jusqu’aux années 1970, sauf à l’occasion des deux grandes guerres. Sur quatre décennies, la part des enfants dits jadis illégitimes a, chaque année, augmenté. En 2022, 65% des naissances ont eu lieu avec des parents qui n’étaient pas mariés (pacsés ou en union libre). Au passage signalons que la France est championne du monde occidental à ce sujet. Continuons autour des petits enfants, qui, par nature, incarnent l’avenir, en repérant, avec le déclin du baptême, cette déchristianisation, qui ne vaut pas sécularisation du pays. En 1960, quatre enfants sur cinq – les enfants entre 0 et 7 ans – étaient baptisés. Ce n’est plus le cas que d’un enfant sur quatre. Sur le registre spirituel, les Français se diversifient. Au-delà des grandes religions Fourquet aime noter l’importance grandissante du chamanisme, de la sorcellerie et du yoga. Ce dernier, qui était réservé à une population New Age réduite, serait maintenant pratiqué, au moins occasionnellement, par un cinquième des Français et un quart des Françaises. Pour Fourquet la France connaît maintenant un « maelstrom spirituel ».

Une évolution particulièrement éloquente relative à la fois à des considérations philosophiques fondamentales et à la perception du corps (dans un pays où, par ailleurs, plus d’une personne sur cinq porte au moins un tatouage), a trait aux obsèques. Comme pour les naissances hors mariage, les changements sont récents et marqués par une progression à pas annuel marquée. La progression de la crémation est l’une des transformations sociales les plus importantes à l’œuvre. 1% des obsèques en 1980, plus de 40% aujourd’hui. Cette évolution rapide, à répercussions notables dans bien des domaines, traduit de profondes mutations en ce qui concerne les représentations de la mort.

Sur le registre socio-professionnel, moins spectaculaire au plan métaphysique, mais capital au plan de la vie quotidienne et de la structuration du pays, Fourquet rappelle ici ce qu’il a nommé ailleurs, dans une image forte, le plus grand plan social qu’a connu la France. Le nombre d’exploitants agricoles est passé de 1,6 million en 1970 à 650 000 en 2000 et moins de 400 000 en 2020.

Sur le plan culturel, en passant par la cuisine et l’alimentation, Fourquet observe l’addition de couches yankees, maghrébines, asiatiques. Bien entendu, de puissants effets de génération sont à l’œuvre. Pour les goûts et les usages de gourmets, moins de 20% des septuagénaires et des plus âgés consomment des kebabs contre près de 80% des trentenaires et des plus jeunes.

Puisqu’il est sondeur et que le monde politique et tous les Français sont friands de pourcentages et d’informations sur les votes et les partis, Fourquet signale, classiquement, l’effondrement historique du parti communiste et des banlieues rouges. Revenant sur la question catholique, il synthétise cela dans une jolie formulation : la « matrice Don Camillo Peppone » est disloquée.

Bref, cette cuvée éditoriale 2024 de Fourquet rassemble les vertus de cet infatigable observateur et commentateur. Son œuvre vient utilement s’ajouter, dans une bibliothèque d’experts, aux rapports annuels de l’INSEE dénommés France, portrait social et Tableaux de l’économie française. S’appuyant sur les données de la statistique publique et celles des sondeurs, au premier rang desquels son employeur, Fourquet sait les mettre en valeur. Et l’exercice est précieux. De tout ce travail ressort le paysage global de la situation et des mutations françaises, bien mieux que ne sauraient le faire des bataillons de fonctionnaires sociologues ou économistes. Pinailleurs et aigris chercheront toujours à dénicher des problèmes de détail, ergotant en termes de prétentions théoriques. Les militants voudront déceler des choix idéologiques et un projet politique. Tant mieux dans une certaine mesure. Car Fourquet apporte donc à la fois des faits documentés et du débat sur des sujets capitaux. Ici non pas avec de longs développements, mais avec une infographie extrêmement concluante. Il confirme qu’il appartient à cette catégorie d’auteurs qui, avant de se bagarrer, dans de petits cénacles, au sujet des sciences sociales, aiment la société et faire partager.

 

[1]. Jérôme Fourquet, Métamorphoses françaises. État de la France en infographies et en images, Paris, Seuil, 2024, 210 pages, 29,90 €. Pour une analyse de La France sous nos yeux, voir Julien Damon, « La France recomposée », Telos, 16 novembre 2021, https://www.telos-eu.com/fr/societe/la-france-recomposee.html