La V.O. à la télé ! edit
En pratique, l’Europe du nord est bilingue. Les gens y parlent la langue du pays bien sûr, le néerlandais ou le suédois ou le finnois, et aussi l’anglais. Le touriste le constate auprès de l’homme de la rue.
L’explication vient vite, notamment des responsables de l’éducation nationale de ces pays : la télévision ne double pas les émissions importées, feuilletons, séries, films, etc., qui pour l’écrasante majorité viennent des États-Unis ou bien sont directement tournés en anglais. Quand l’enfant commence l’apprentissage de l’anglais (vers les 9 ans aux Pays-Bas), cela consiste à fixer la langue écrite, sachant qu’il maîtrise déjà assez bien la structure de la phrase et sa sonorité.
Il ne faut pas s’étonner que la télévision soit le vecteur le plus puissant dans l’apprentissage et l’harmonisation de la langue. C'est la télévision publique italienne qui, après la guerre, a mieux que l’école imposé dans tout le pays l’italien moderne, c'est-à-dire la langue de Florence. Le phénomène joue désormais dans quantité de pays émergents, comme l’Inde, au profit des grandes langues véhiculaires, le hindi et l’anglais, ou dans certains pays d’Europe de l’est, comme les pays baltes ou la Tchéquie, aidés par leur refus culturel du russe et de l’allemand.
On est loin d’en être là dans les grands pays développés non anglophones. Ici, la langue a une assise démographique plus importante, le pays est moins ouvert sur l’extérieur et donc moins dans le besoin d’une langue véhiculaire internationale, les frais de traduction et de doublage sont amortis sur une population plus grande, etc. Les grands pays européens, dont la France et l’Allemagne, sont sur ce modèle, l’assez bonne maîtrise de l’anglais chez la population éduquée tenant dans ce dernier pays à une éducation nationale plus performante dans l’enseignement des langues. Les grands pays émergents le sont aussi pour des raisons différentes, Chine, Russie ou Brésil par exemple, qui sortent de générations d’isolement. Et, sans déprécier le poids culturel de certains petits pays (voir l’immense Siècle d’or des Pays-Bas), les grands pays ont pu développer autour de leur langue une culture de portée internationale.
Il en va ainsi au premier chef de la France. La forte vision qu’elle a de sa destinée repose pour beaucoup sur son rayonnement culturel, évidemment de premier plan. Pays de Pascal, de Hugo et de Flaubert, elle mêle étroitement les valeurs universalistes avec sa littérature, ses arts et sa langue. Ce sentiment d’importance est d’autant plus affirmé que le français pouvait prétendre occuper il y a un siècle la place actuelle de l’anglais. C’est ce qui explique que la défense de sa langue soit devenue, dès que l’hégémonie de l’anglais s’est affirmée, une question de politique nationale, dont la loi Toubon est l’expression. Une télévision publique qui ne parlerait pas français heurterait de plein fouet le corps politique et une partie de l’opinion.
Le dilemme est difficile. Une protection trop faible empêche que le français développe en toute direction sa propre culture. A ce titre, l’usage croissant de l’anglais à l’université peut inquiéter, puisque c’est elle qui commande à terme la « haute culture ». Désormais, les intellectuels slovènes, par exemple, écrivent directement en anglais. Mais une protection trop forte empêche qu’il s’enrichisse des influences étrangères et conduit tout aussi sûrement au déclin. La protection est souvent signe de faiblesse. Il serait plus offensif d’envisager enfin la réforme orthographique du français, afin de réduire la barrière à la culture écrite si manifeste aujourd’hui dans une partie de la jeunesse et chez les étrangers francophones. Mais ceci est un autre débat.
La réalité est là : les jeunes Français parlent mal l’anglais, et cela les handicape pour les besoins de la vie d’aujourd'hui. L’embauche dans les grandes sociétés donne désormais une prime significative aux anglophones, et de plus en plus pour des postes modestement qualifiés. Faire barrage à l’anglais est donc utile, mais… up to a point, comme on dirait là-bas. Comme les enfants des familles aisées contreviennent à ce handicap par un investissement extrascolaire de leurs parents, c’est même un facteur supplémentaire de clivage social. Le coût de la formation à l’anglais des adultes est prohibitif (c’est une part importante de la formation professionnelle acquittée par les entreprises), pour un résultat en tout état de cause médiocre.
La proposition découle naturellement. La télévision publique, voire toutes les télévisions si le CSA en reçoit l’instruction, ne doit plus s’obliger à doubler en français les nombreuses émissions, surtout les « séries », venues du monde anglo-saxon. Par souci d’équilibre, si cela ne devait pas en chasser l’audience et donc les pénaliser, il pourrait en aller de même pour les émissions venues d’autres langues. Vingt ans de ce régime en France comme hier aux Pays-Bas suffirait pour que nos jeunes attrapent avant le secondaire l’ « oreille » de la langue, quelle que soit l’origine sociale de l’enfant. Accessoirement, la mesure ne pénaliserait pas forcément la production télévisuelle francophone, qui jouerait de sa familiarité et aurait le cachet d’une proximité culturelle plus grande. Les cinéphiles exigent depuis belle lurette la V.O. pour les films étrangers, sans que cela nuise au cinéma français.
L’ironie est qu’aujourd'hui, les téléspectateurs absorbent à haute dose la culture américaine et s’imprègnent de ses valeurs, dans ce qu’elles ont de bon et de moins bon, mais en laissant de côté son aspect le plus utilitaire, à savoir sa langue. Et la véritable porte à une attitude critique vis-à-vis de cette impressionnante culture.
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