Garder Hadopi? edit
Parmi les passions françaises, Hadopi est certainement la plus incandescente. Comment rémunérer les artistes et les auteurs alors qu’explosent les consommations de biens culturels dématérialisés – le plus souvent gratuitement ? Moins de deux ans après être entrée en vigueur, la loi instaurant un système de riposte graduée est sur le point d’être abrogée – François Hollande en a pris l’engagement lors de sa campagne – au profit d’un autre dispositif aux contours assez peu définis jusque-là. Que penser de ce stop and go des pouvoirs publics, face à un enjeu crucial ?
Le téléchargement et l’échange d’œuvres sur internet font l’objet d’une bagarre entre deux camps : les ayants droit des industries culturelles, en particulier les majors du disque et du cinéma, mais aussi une part importante des artistes et des auteurs, d’une part ; la communauté des technophiles appuyée par une proportion non négligeable des internautes, surtout les jeunes, de l’autre. Chaque camp est doté d’une avant-garde : d’un côté, les syndicats et lobbies de l’activité culturelle, toujours sur le pied de guerre, mais dont les prises de position, de fait, sont loin d’être homogènes ; de l’autre les gardiens de la Net attitude, des professionnels ou semi-professionnels réunis dans des start up, des sites web ou des mouvements techno-culturels, soit une mouvance large, qui englobe jusqu’auxAnonymous et aux partis pirates. Ces vigiles du cyberspace ne sont pas vraiment organisés et fonctionnent selon des formes de coopération fluides et fluctuantes, mais en revanche, par leur résonance au sein du Web, ils détiennent une force d’influence que tout gouvernement ne peut ignorer.
La régulation du contenu des médias dans le monde physique fonctionne sans trop de difficultés car tous les acteurs s’accordent sur son objet : favoriser la création, la circulation des œuvres et la juste rémunération de chacun des protagonistes de la filière. De plus, les modalités pour faire respecter ces dispositifs sont relativement aisées. Le traitement du droit d’auteur en « ciel » numérique est un sujet passionnel car à la conception classique de l’œuvre de l’esprit, protégé historiquement en France par le droit d’auteur et le droit moral, s’oppose ici une autre approche. L’œuvre n’y est pas recouverte d’une telle sacralisation, pour au moins deux raisons. Ce qui anéantit surtout l’idée d’une rémunération obligée et proportionnelle à l’usage, c’est le thème, avancé par les économistes du numérique, des « biens non rivaux non exclusifs » – ou biens publics purs. Ces biens sont reproductibles à l’infini, leur circulation dans l’univers numérique approche du coût zéro, leur possession ne prive pas les autres de son usage : en les consommant sans payer, l’internaute n’a pas l’impression d’un vol, puisqu’il n’enlève pas à quelqu’un d’autre la jouissance de ce bien.
La seconde raison est liée au caractère composite des contenus présents sur le Net : à côté des œuvres produites selon des critères classiques – souvent d’ailleurs initiées et financées en dehors du Net – qui s’assument dans leurs logiques marchandes circulent des formes expressives protéiformes, malléables puisque chacun peut ajouter sa contribution, plus spontanées et pas nécessairement personnalisées. La navigation de contenus parfois qualifiés de « basse définition » – les frontières sont poreuses entre les productions qui résultent de pratiques d’amateur, d’engagements semi-professionnels, ou d’auteurs en quête de maturation ou de légitimité – rend plus incertaine l’application stricte du droit d’auteur. De fait une partie des producteurs de contenus du Net ne cherchent pas une rémunération monétaire, mais une reconnaissance, une visibilité.
Enfin, la régulation d’internet heurte de plein fouet les utopies qui ont accompagné son développement. Le Net, en rendant accessible d’un clic une multitude de contenus, stimule l’idéal d’une culture pour tous et adaptée à chacun. Et au fond peu importe que cet accès passe par des voies légales ou illégales : pour le consommateur, la distinction prête de plus en plus à confusion et elle est dissociée de toute connotation morale. Selon une enquête d’octobre 2010, 74 % des Français jugent que les NTIC ont favorisé de manière importante l’accès à la culture. Pour beaucoup de jeunes en difficulté ou à faibles moyens, internet ouvre une caverne d’Ali Baba qu’ils n’auraient jamais imaginée autrefois. Sans surprise, plus on est jeune, moins on est diplômé et moins on gagne d’argent, plus on applaudit à cette nouvelle donne. Ainsi les opinions favorables atteignent 82 % chez les moins de 25 ans, 81 % chez les non diplômés et 87 % chez ceux qui gagnent moins de 1 500 euros par mois (Enquête BVA-Orange pour le Forum d’Avignon, octobre 2010). L’imaginaire politique inscrit dans internet, florilège de thèmes dédiés à une « démocratie radicale », mais tout autant les potentialités inouïes qu’il offre en termes d’expressions publiques et privées et de diffusion, rendent difficile l’application des modalités de la régulation qui sont acceptées dans le monde physique, comme si en pénétrant le cyberspace on versait dans un monde qui obéit à d’autres règles.
C’est la thèse défendue par Emmanuel Cauvin qui tente de spécifier, à des fins juridiques, ce qu’il nomme le milieu de l’Etherciel. L’Etherciel avec un E majuscule renvoie à une planète accueillante aux continents variés, un globe remuant avec une rapidité inconcevable, dont les caractéristiques seraient la vitesse de circulation, le copié/collé, le temps réel. Internet est appréhendé ici comme un écosystème inédit qui suppose un code de la route intégralement rénové. Le juriste, affirmant que dans l’Etherciel « le droit d’auteur a perdu la partie », propose de remplacer le droit patrimonial de l’auteur en droit d’émission et de réception, posant ainsi les fondements de nouvelles formules contractuelles. Le droit de réception concédé au client lui permettrait « une consommation individuelle », l’équivalent en fait de l’usage privé ; le droit d’émission, une e-licence, « plus onéreux », décrit « les droits et devoirs » du licencié dans l’utilisation et la mise en circulation de l’œuvre à travers l’Etherciel ». La thèse de Emmanuel Cauvin a donné lieu à diverses controverses dans les blogs, sur la faisabilité ou le bien-fondé de cette e-licence, preuves que cette piste est loin d’être aboutie.
Les positions entre régulateurs « classiques » et régulateurs de « l’Etherciel » semblent irréconciliables : ceci assure les pouvoirs publics d’une vive impopularité quelle que soit la voie qu’ils empruntent. Qu’ils adaptent au numérique les règles classiques de la régulation culturelle, voie dont Hadopi, revue ou pas, procède (arme de dissuasion et d’orientation des pratiques vers des consommations légales, payantes ou non) ; ou qu’ils explorent les lois de l’Etherciel, et acceptent un bouleversement copernicien pour penser l’économie de la culture, voie qui conduit vers une refonte totale du droit d’auteur : dans chacun des cas, le législateur sera honni. Donc, cher législateur, sentez-vous libre !
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