Les Français et les juifs: la permanence des préjugés edit

28 novembre 2024

La France a une longue histoire avec l’antisémitisme. Des esprits optimistes pouvaient penser que cette histoire était close. Il n’en est rien comme vient de le montrer une enquête qu’IPSOS a réalisé pour le CRIF[1]. Mais il ne faut pas se tromper de diagnostic. Le recensement des actes antisémites perpétrés en France depuis le massacre du 7 octobre et l’intervention militaire israélienne à Gaza qui y a répondu, montre que ces derniers ont explosé. La question est de savoir si cette forte croissance est la manifestation d’un basculement de la société française vers « un antisémitisme décomplexé » comme le titrait l’hebdomadaire Le Point[2]. L’examen approfondi des données d’IPSOS sur un temps plus long (plusieurs questions sont posées depuis 2014) offre une réponse beaucoup plus nuancée.

On peut la résumer en trois points. Primo, le rapport de la plupart des Français à leurs concitoyens juifs est massivement bienveillant et ne s’est pas détérioré depuis 2014. Secundo, tout en ayant ce regard et ce rapport bienveillant à l’égard des juifs, les Français partagent dans une proportion notable, de nombreux préjugés antisémites ; l’adhésion à ces préjugés ne s’est pas accrue mais demeure à un niveau élevé. Tertio, le rapport à l’antisémitisme en fonction de l’orientation politique s’est transformé et est devenu plus présent à l’extrême-gauche qu’à l’extrême-droite. Détaillons et exemplifions ces trois points avec les données d’IPSOS.

Le regard des Français sur leurs concitoyens juifs

Plusieurs questions de l’enquête permettaient d’évaluer le regard que les Français portent sur leurs concitoyens juifs : pensent-ils qu’ils sont bien intégrés ? Entretiennent-ils avec eux de bonnes relations dans la vie quotidienne ? Portent-ils un regard hostile ou inquiet sur leurs tenues traditionnelles lorsqu’ils les croisent dans la rue ? Comment réagiraient-ils si leur fille épousait un juif (ou leur fils une juive) ?

Je ne peux dans ce court article présenter l’ensemble de ces résultats, mais ils vont tous dans le même sens. Prenons la question la plus générale sur le fait d’entretenir ou non de bonnes relations avec les personnes de différentes religions (figure 1).

Figure 1. Entretenir de bonnes relations avec les personnes de différentes religions (IPSOS CRIF 2024)

Le pourcentage de Français qui disent entretenir de bonnes relations avec les juifs se situe au même niveau que pour les protestants (entre 65% et 70%). Encore ce pourcentage est-il sous-estimé car plus d’un quart des Français disent simplement ne pas avoir de relations avec des juifs et des protestants (contre seulement 9% pour les catholiques). Si on rapportait donc le pourcentage de bonnes relations au seul contingent de ceux qui entretiennent des relations, le taux d’avis positif serait nettement plus élevé et sans doute pas très éloigné de celui des catholiques.

Ce qui est également frappant, c’est qu’on n’enregistre aucune détérioration depuis 2014 de ces sentiments positifs à l’égard des juifs. Les réponses aux autres questions le confirment : 70% des Français pensent, et ceci de façon continue depuis 2014, que les juifs sont dans leur grande majorité bien intégrés, 78% réagiraient bien si leur fille épousait un juif (ils n’étaient que 70% en 2014). On remarque cependant que ces sentiments positifs ne sont pas partagés par l’ensemble des Français : il reste une exception juive dans le regard des Français. Par exemple, si 90% des Français disent bien accueillir un projet de mariage de leur fille avec un catholique ou un athée, ils ne sont (en 2024) que 78% à dire la même chose pour un juif. Donc en résumé, un rapport stable et globalement bienveillant avec les juifs, mais pas unanime. Notons en passant que cette réticence est beaucoup plus marquée à l’égard des musulmans : 40% des Français seraient d’accord avec le mariage de leur fille avec un musulman.

Figure 2. L’attitude des Français à l’égard des tenues religieuses (IPSOS CRIF 2024). Pourcentage d’attitudes « inquiété ou agacé »

Cette absence d’unanimité dans le regard porté sur les juifs est bien illustrée par une question sur les tenues religieuses (figure 2). Entre un quart et un petit tiers des Français se disent ainsi « inquiets ou agacés » lorsqu’ils croisent dans la rue des « hommes en tenue traditionnelle juive » ou des « juifs portant la Kippa ». Cette réticence a néanmoins légèrement diminué depuis 2014.

La permanence des préjugés antisémites

L’adhésion aux préjugés antisémites – l’idée que les juifs forment un groupe dominateur et soudé qui cherche à faire prévaloir ses intérêts à l’aide l’argent, des médias, de lobbys puissants, d’une manipulation morale de la Shoah – reste à un niveau très élevé. La moitié des Français par exemple adhèrent à cette idée du « lobby juif ». Par comparaison le vieil antisémitisme chrétien (les juifs responsables de la mort de Jésus) est devenu résiduel.

Figure 3. Les préjugés antisémites (IPSOS CRIF 2024)

Néanmoins, l’allure des courbes de la figure 3 est assez nettement celle d’une décroissance. Plusieurs commentateurs ont alimenté leur pessimisme en se focalisant sur la comparaison avec 2020. Mais la tendance générale est assez clairement celle d’une décrue. Bien sûr on peut toujours supposer que la remontée de 2024 par rapport à 2020 est l’amorce d’un renversement durable de tendance, mais rien ne permet de l’affirmer aujourd’hui. Il faudra attendre de prochaines enquêtes.

Un point rassurant est que, malgré la permanence de ces préjugés, la condamnation de l’hostilité à l’égard des juifs est massive : 89% des Français disent en 2024 que « rien ne peut excuser un acte ou une parole antisémite ».

Le retournement politique du rapport à l’antisémitisme

L’antisémitisme est souvent supposé être le privilège de l’extrême-droite. On sait que dans l’histoire c’est loin d’avoir été toujours le cas. Dans La Question juive, Marx dénonçait la « soif de l’argent » de « l’âme juive ». En France Proudhon tenait des propos antisémites virulents et Jaurès ne fut pas en reste. Dans une partie de la gauche le rejet du capitalisme se mariait bien au fantasme d’un lobby juif contrôlant les banques et les finances du pays à son profit, qu’il fallait donc dénoncer et combattre. Mais la mise en actes d’une véritable politique antisémite par Vichy ayant conduit à la déportation dans les camps nazis et à la mort des dizaines de milliers de juifs a sans doute effacé de la mémoire collective ces accommodements d’une partie de la gauche avec l’antisémitisme, d’autant que Léon Blum fut une victime du régime de Vichy. Après-guerre, les provocations de Jean-Marie Le Pen, et surtout le fait que bon nombre de dirigeants du FN adhéraient à une ligne idéologique inspirée de la vieille extrême-droite française antisémite, a fini d’ancrer l’idée que l’antisémitisme était structurellement et exclusivement attaché à cette ligne politique.

L’enquête IPSOS montre que ce n’est plus le cas (si cela l’a jamais été). Les sympathisants LFI adhèrent aujourd’hui plus souvent à un nombre élevé de préjugés antisémites que les sympathisants RN (55% pour les premiers concernant 6 préjugés ou plus, 52% pour les seconds). Il est frappant de voir à quel point la gauche est aujourd’hui facturée sur cette question. En effet, les sympathisants PS et EELV sont les plus éloignés des préjugés antisémites (34% et 29% pour l’adhésion au même nombre de 6 préjugés ou plus) ; ils en sont même nettement plus éloignés que les sympathisants Renaissance et LR.

Pour Brice Teinturier qui a dirigé cette enquête, « c'est un bouleversement complet de la cartographie politique », un « retournement historique ». Ce résultat n’est cependant pas vraiment surprenant au regard des déclarations des dirigeants LFI à l’antisionisme radical et qui s’allient souvent à des leaders musulmans qui ne masquent pas leur antisémitisme foncier. Ces résultats confirment simplement le fait que les sympathisants LFI sont largement en phase avec les dirigeants du parti. La question qui reste ouverte est de savoir si cette nouvelle expression antisémite présente à gauche est un fait radicalement nouveau ou si elle n’est que la manifestation décomplexée d’un antisémitisme latent qui aurait toujours existé dans une partie de la gauche française (on connaît également le cas anglais avec Jeremy Corbin). On est plutôt porté, étant donné l’histoire du rapport de la gauche à l’antisémitisme qui a été brièvement évoquée plus haut, à adhérer à cette dernière thèse, la radicalisation politique de LFI ayant sans doute révélé, dans la gauche anticapitaliste, de vieux réflexes antisémites enfouis.

Au total le rapport des Français à l’égard de leurs compatriotes juifs paraît très ambigu, mêlant une assez large bienveillance dans les rapports interindividuels à une assez large méfiance à l’égard des juifs considérés en tant que groupe, que révèle la permanence de ces stéréotypes négatifs. Les Français ne sont pas foncièrement hostiles aux juifs, mais ils ne semblent pas leur faire totalement confiance et les considérer comme des citoyens ordinaires. Un des points les plus frappants de cette enquête est également que la gauche se scinde profondément sur la question éthique et politique fondamentale de l’antisémitisme, qui semble révéler deux univers de valeurs antagonistes.

[1] Le regard des Français sur l’antisémitisme et la situation des Français juifs, 2024, IPSOS pour le CRIF.

[2] Géraldine Woessner, « La France à l’heure de l’antisémitisme décomplexé », Le Point, 21 novembre 2024.