Alcatel: la débâcle en chantant edit
Il y a trois manières de considérer la débâcle d’Alcatel. La réaliste : victime d’erreurs stratégiques à répétition au cours des dix dernières années, incapable de gérer ses gammes de produits et son rapprochement avec Lucent, pourvu d’une gouvernance dysfonctionnelle, après s’être cinq fois restructuré, au bord de la faillite, Alcatel a fini par se vendre pour préserver l’existant. D’après cette lecture, le marché sanctionne l’échec et l’État limite son propos à la défense de l’emploi sur le territoire national.
L’historique : fleuron du colbertisme high tech, leader technologique des années 80 dans la téléphonie fixe et mobile, élève modèle de l’État entrepreneur, Alcatel a mal négocié le tournant Internet, la libéralisation des télécom, la mondialisation des marchés. La descente aux enfers aura duré 10 ans. Cette lecture soulève nombre de problèmes sur la dynamique de spécialisation et sur le rôle de l’État pour l’orienter sur la durée.
La politique : Alcatel, symbole de l’excellence technologique française, en se rapprochant de Nokia participe à la formation d’un Airbus du numérique. Ce nouvel Airbus porte sur la 5G, la convergence fixe mobile dans les cœurs de réseau, l'Internet des objets pour lesquels le génie français incarné par Alcatel ferait merveille. La question que soulève cette lecture est celle de la cohérence de l’action publique, volontariste et patriotique quand il s’agit de DailyMotion, un enjeu secondaire, bavarde quand il s’agit d’Alcatel.
Considérons ces différentes lectures.
L’excellence française en matière d’équipements : Telecom n’aurait d’avenir, à en croire le management d’Alcatel et le gouvernement français, que fondue et digérée par Nokia.
Le projet en cause prévoit en effet la fusion absorption dans Nokia Corp, société finlandaise, d’Alcatel Lucent société française. Comme l’a joliment dit Michel Combes, chantre de l’Airbus de la 5G, « nous ne croyons pas a la fusion entre égaux » ; aussi Alcatel et Nokia ont-ils décidé d'une prise de contrôle claire par Nokia avec abandon du siège et de la raison sociale d’Alcatel et fait le choix d'une gouvernance unifiée par Nokia, après disparition d’Alcatel. Les propos de l’actuel DG ont le mérite de la clarté et ne valident guère la thèse Airbus.
Faut-il rappeler qu’Airbus fut un projet collaboratif où des entreprises françaises et allemandes, auxquelles se joignirent des entreprises britanniques et espagnoles, mirent leur force en commun pour créer de nouveaux avions de ligne et constituer ainsi une alternative commercialement viable au duopole américain Boeing-Lockheed ? Faut-il rappeler que cette alliance a permis l’acquisition de compétences nouvelles dans les fibres de carbone et l’avionique et ouvert la voie à la constitution de toute une filière ? Faut-il rappeler que les règles de gouvernance ont été longuement négociées et que le partage des postes et des sites a été soigneusement calibré ? Aujourd’hui le développement d’Airbus et la création de richesses sur le sol des pays partenaires se lisent tous les jours dans les statistiques du commerce extérieur français ou la qualité des emplois du bassin de Toulouse ou de Hanovre !
Sommé de justifier cet abandon majeur d’un des derniers fleurons de l’industrie française et surtout d’expliquer pourquoi il manifestait plus d’émoi pour le contrôle de DailyMotion que d’Alcatel, Emmanuel Macron a eu cette phrase étonnante : Alcatel n’est plus une entreprise française car ses équipes dirigeantes ne sont pas françaises ! Cette déclaration reflète probablement le désarroi d’un ministre qui assiste jour après jour à la débâcle de nos champions nationaux. Mais, pour ceux qui l’ignoreraient, Alcatel est le produit le plus achevé du colbertisme industriel, un succès longtemps indiscuté du grand projet de rattrapage téléphonique, bref l’idéal-type de l’entreprise promue par l’État entrepreneur à la française.
Entre 1978 et 1995, âge d’or d’Alcatel, l’entreprise n’a pas été seulement un leader technologique dans la téléphonie mobile avec le le GSM et dans la téléphonie fixe avec la commutation temporelle qui rendit possible le développement explosif des data, elle a été un vecteur majeur de la consolidation du secteur avec l’acquisition d’ITT Europe et l’intégration de Thomson Telecom. Dans ces années-là le leadership mondial d’Alcatel était fondé sur une interaction de tous les jours entre recherche publique et recherche privée, sur un usage stratégique de la commande publique, sur une dynamique de rattrapage et d’innovation de l’opérateur public et sur une dynamique de conquête à l’international.
Depuis 1995, l’entreprise tombée entre les mains de dirigeants plus ou moins inspirés a eu à faire face à des vents contraires particulièrement violents, qui expliquent la progressive descente aux enfers.
D’abord, l’évolution tourbillonnante des technologies de l’Internet fixe et mobile a désorienté Serge Tchuruk, venu du pétrole et de la chimie. Dans un premier temps il mise sur l’Internet fixe, fait des acquisitions coûteuses aux Etats-Unis, et finit par constater son échec. Entretemps l’avantage constitué dans la téléphonie mobile avec le GSM n’est pas confirmé dans la 3G avec l’UMTS.
Ensuite, l’intégration européenne et notamment la constitution du marché unique mettent à mal le modèle colbertiste français en interdisant les pratiques protectionnistes de l’État en matière de commande publique.
Facteur aggravant, en lançant des procédures d’enchères ou de concours de beauté pour l’octroi des licences UMTS, les États européens vont contribuer à affaiblir les exploitants historiques de télécommunications et par ricochet leurs fournisseurs équipementiers en les ponctionnant financièrement lourdement.
La montée en puissance des autorités de régulation et leur volonté de faire de la place aux nouveaux entrants au nom de l’intérêt du consommateur détériorera la situation déjà précaire d’opérateurs téléphoniques qui rogneront sur les investissements et achèteront de plus en plus des équipements chinois, moins coûteux.
La recherche de la taille critique enfin conduira Alcatel à une fusion-acquisition de Lucent qui aggravera tous les problèmes déjà évoqués à cause d’une gouvernance franco-américaine particulièrement tendue et inefficace. Bref, toutes les tentatives de l’entreprise de se réinventer dans un contexte technologique, institutionnel et réglementaire radicalement différents ont échoué. L’élève modèle du colbertisme high tech rate sa transition.
Lorsque Michel Combes, l’actuel DG, arrive à la tête de l’entreprise, la valeur est devenue un penny stock, le portefeuille de brevets a été mis à l’encan pour assurer la trésorerie et le groupe est dans une impasse stratégique. Avec le recul, son rôle peut s’analyser comme une préparation à la vente d’une entreprise qui avait cessé de croire en elle-même.
Le gouvernement a donc pris acte de la dernière mort d’Alcatel, non pas en s’interrogeant sur les raisons de la disparition de la plus grande entreprise française privée d’après-guerre, mais en se réjouissant de l’avenir radieux, technologique et industriel, de Nokia et en donnant de la voix pour défendre l’activité résiduelle de l’entreprise sur le sol national (hors activités de recherche garanties par le CIR).
On peut tirer trois enseignements de cette disparition.
Le premier est qu’avec Alcatel c’est à nouveau un fleuron du colbertisme industriel qui disparaît après Alstom, Rhodia, Arcelor, Pechiney, Bull… et tant d’autres. Les hauteurs industrielles, typiques du capitalisme gallican, cèdent les unes après les autres alors même que le tissu de PME reste anémique.
Le décrochage industriel bien documenté par ailleurs trouve ici une confirmation supplémentaire. Longtemps les grands groupes à base française masquaient la dévitalisation industrielle du pays. Avec la disparition des derniers champions nationaux mondialisés la contraction de la base industrielle nationale trouve sa traduction symbolique.
Enfin l’hostilité bien partagée à gauche et à droite contre les grands groupes et leurs actionnaires, même à base française, les politiques fiscales de désincitation à l’investissement et à la détention d’actions produisent les résultats attendus.
S’il fallait donner un conseil à nos gouvernants, ce serait si possible d’éviter le ridicule des Airbus de tout et de rien que nous ne cessons de promouvoir à la mesure de nos irréversibles reculs.
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