Areva, l’hiver nucléaire edit
L’effondrement rapide d’une filière nucléaire française réputée d’excellence interpelle : comment la France, leader mondial du nucléaire civil, avec une performance avérée dans la gestion des 58 tranches nucléaires nationales, avec des champions tant dans l’ingénierie, la fabrication de centrales nucléaires que dans l’exploitation, a-t-elle pu décrocher ?
L’hiver nucléaire post-Fukushima (arrêt japonais, abondon allemand et questionnements partout) et le grand désordre des énergies fossiles (baisse du prix du pétrole et du charbon) pourraient expliquer la crise mais seul Areva est au bord de la faillite, seul Alstom passe sous contrôle de GE et seul EDF fait face à un mur financier dans un état d’incertitude majeur sur l’avenir des centrales qu’il exploite.
C’est donc bien en France qu’il faut chercher l’essentiel de l’explication. Face à la crise, l’Etat, actionnaire, régulateur, stratège énergétique, maître de la politique des prix et architecte du compromis social est sommé d’intervenir. Les premières déclarations contradictoires de Ségolène Royal et Emmanuel Macron laissent craindre le pire. Meccano industriel, sortie partielle du nucléaire, blocage des tarifs, refus des licenciements, obligations supplémentaires d’investissement, appel aux financements chinois constituent le cocktail de mesures incohérentes que le gouvernement entend mettre en œuvre.
Comment en est-on arrivé là ? Comment permettre le rebond ?
La quasi-faillite d’Areva est le résultat d’une stratégie initiale erronée, d’un management failli, d’une politique de diversification aventureuse et donc aussi d’une tutelle défaillante, d’une gouvernance inadaptée et d’une politique nationale de l’énergie incohérente.
Au moment de sa constitution en 2001 par fusion de Framatome et de Cogema, Areva fait le choix de l’opérateur intégré contrôlant l’ensemble de la filière, maîtrisant l’ingénierie et proposant des centrales clés en main. Ce choix, défendu avec passion par Anne Lauvergeon, est en rupture avec le modèle français de la séparation de l’architecte ensemblier (EDF) et de l’équipementier électrique (Framatome). Il va avoir trois effets majeurs.
D’une part, il distend les relations avec EDF et devient progressivement une source de conflits : l’unité de la filière, avec les retours d’expérience qu’elle autorise, est rompue. D’autre part, il conduit un opérateur industriel sous-dimensionné par rapport à ses concurrents mondiaux à prendre des risques surdimensionnés par rapport à son bilan. Enfin la mise en œuvre de la stratégie clés en main avec un nouveau réacteur, l’EPR, et avec un contrat au forfait passé avec la Finlande, est potentiellement désastreuse, tant les têtes de séries sont imprévisibles dans leurs coûts et leurs durées de mise au point.
Sous le règne d’Atomic Anne une deuxième erreur majeure est commise. Elle consiste en une surestimation systématique du potentiel mondial du nouveau nucléaire fondé sur des hypothèses hautement irréalistes de prix des énergies fossiles, de prix du carbone et de coût du nucléaire nouveau. C’est sur cette base qu’est dimensionné l’outil de production et qu’est enclenchée une politique frénétique de recherche de nouveaux marchés dans les zones de la planète les moins à même de recevoir du nucléaire (pays du Golfe, du Moyen Orient ou d’Afrique). Facteur aggravant révélé par l’épisode du contrat des EAU, l’absence d’alternative 2G à l’EPR fait perdre Areva face au Coréen Kepco.
La troisième erreur majeure d’Areva aura été de considérer que la logique d’intégration et de maîtrise de la filière la qualifiait pour devenir géologue, expert minier et exploitant de matières premières. L’épisode désastreux d’Uramin est trop connu pour qu’on y revienne.
Ces trois erreurs avaient été identifiées de longue date. Elles sont devenues d’une évidence criante depuis Fukushima car avec cet événement la fuite en avant n’était plus permise.
Mais la perte révélée de 4,8 millards d’Euros pour un chiffre d’affaires de 8,3 milliards d’euros livre un diagnostic encore plus accablant : l’entreprise se révèle incapable de gérer quelque projet que ce soit en maîtrisant ses coûts et ses délais, qu’il s’agisse des projets déjà mentionnés (EPR finlandais), de ceux de Comhurex de l’ex-Technicatome, ou de l’usine de Chalons (ex-Framatome). Partout le surdimensionnement, l’absence de compétences projets, les défauts de maîtrise et de suivi aboutissent à des dérives continues des coûts.
Un tel bilan conduit légitimement à se poser la question de la gouvernance et de la tutelle, bref du contrôle interne et externe.
La constitution d’Areva en 2001 marque également une rupture dans l’organisation de la tutelle de la filière nucléaire. Jusqu’à cette date le consensus nucléaire français est inentamé et la gestion de la filière nucléaire est largement couronnée de succès. Certes l’élection de François Mitterrand corrige marginalement le déploiement des nouvelles centrales, mais la filière est organisée autour de trois pôles bien articulés, le mix énergétique électrique à dominante nucléaire est incontesté et le management de la filière est assuré par des professionnels aguerris, tous issus d’une même élite.
Avec l’arrivée de Lionel Jospin au pouvoir la stratégie devient plus hésitante (abandon de Superphénix), le nucléaire devient objet de compromis partisans et la filière est décapitée pour faire place à des nominations politiques. Sous l’autorité d’Anne Lauvergeon une réorientation stratégique majeure s’opère sans que le pouvoir politique réagisse, l’Etat hésitant sur l’organisation de la filière à l’exportation, la structure capitalistique d’Areva et la politique d’approvisionnement d’EDF.
Avec l’arrivée de François Hollande, l’incohérence de la politique énergétique atteint de nouveaux sommets, cependant qu’Areva dérive et que ses comptes plongent dans le rouge. La décision de réduire à 50% la part du nucléaire dans le mix énergétique en 2025, la fermeture de Fessenheim avant 2017 alors que la contrainte financière conduit EDF à diversifier ses approvisionnements et que les contraintes réglementaires post-Fukushima provoquent une envolée de ses besoins d’investissements, aboutissent à une paralysie du système. Pire encore, les difficultés de l’EPR (tant en Finlande qu’en France) ont une conséquence : le nucléaire nouveau sera plus cher.
Alors que faire ?
D’abord définir une politique énergétique cohérente, ce qui veut dire définir la place du nucléaire dans le mix énergétique français, en décidant de la part du nucléaire ancien (prolongement de la durée de vie des centrales) et du nucléaire nouveau, ce qui aura un impact fort sur le rythme de fermeture des centrales de type Fessenheim. Ces choix auront une traduction financière pour EDF, définiront le plan de charge pour les sites Areva et délimiteront l’ampleur des hausses tarifaires que devront subir les Français.
Ensuite régler le problème de l’EPR. L’optimisation du design, la maîtrise des coûts, le retour d’expérience après Olkiluoto, Flamanville et Taishan est une priorité absolue. La bonne nouvelle est que les équipes d’EDF et d’Areva y travaillent déjà depuis le départ de Mme Lauvergeon. Un nouveau design et, à partir de là, l’élargissement de la gamme est une priorité.
L’état de délabrement financier et organisationnel d’Areva pose ensuite la question de sa recapitalisation et de son adossement à un acteur plus puissant. Areva ne peut prendre sur son bilan le risque de grands projets nucléaires alors que l’essentiel de son activité rentable aujourd’hui est dans la fourniture de combustible et la maintenance de sites nucléaires partout dans le monde.
Il convient donc de séparer clairement les activités d’ingénierie du nucléaire, qui doivent être mises en commun avec EDF, des activités de maintenance, qui peuvent rester chez Areva. S’agissant de l’activité de production de l’ex-Framatome, de son redimensionnement et de sa réorganisation, elle ne pourra se rapprocher éventuellement d’EDF, comme le suggèreEmmanuel Macron, que si un plan de charge du nouveau nucléaire français est arrêté, faute de quoi la fusion s’analyserait comme un transfert de pertes et un affaiblissement supplémentaire de la capacité d’investissement d’EDF.
Enfin s’agissant du partenariat financier avec un énergéticien chinois, il n’a de sens, comme dans le cas de PSA, que s’il ouvre grand les portes du marché nucléaire le plus important de la planète. C’est donc à l’occasion de décisions d’attribution de Taishan 3 et 4 que cette question pourra se poser.
Tout n’est pas perdu. On peut tracer un avenir raisonnable où une filière redimensionnée à partir d’un horizon nucléaire balisé peut au mieux réorganiser ses forces, consolider le marché national et rebondir en Chine. Mais la rapidité avec laquelle la France a gaspillé ses plus beaux atouts dans ce secteur ne laisse pas d’étonner : débâcle industrielle, faillite de la gouvernance, inconstance de l'Etat, failles de l’organisation, hybris de certains dirigeants, guerres picrocholines entre entreprises contrôlées par l’Etat, et à l'arrivée retour du meccano industriel, frivolité politique, spoil system…
Quand le modèle colbertiste recule en France, ce n’est pas comme on le croit au profit du marché de l’Europe et de la mondialisation mais du malgoverno, du micromanagement public et de la politique de cabinets !
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