Concours de fausses bonnes idées autour des loyers edit

6 juillet 2022

Préserver le pouvoir d’achat des locataires en même temps que celui des propriétaires, sans dégrader davantage les grands équilibres budgétaires. Limiter les conséquences de l’inflation pour les locataires, sans impacts négatifs pour les propriétaires (avec gel ou encadrement des loyers), et sans nourrir en retour l’inflation (en augmentant trop fortement les allocations logement). Voici, en quelques formules, la quadrature d’un cercle autour duquel se déroulent des controverses politiques qui ne s’éteindront pas avec l’été.

Concrètement, face à la flambée contemporaine des prix, il s’agit de chercher à protéger les locataires les plus modestes tout en évitant de trop pénaliser les bailleurs.

Au printemps 2022, afin de limiter les conséquences de l’inflation, l’idée a été émise, puis remisée, de désindexer les loyers. Fin juin, le gouvernement a renoncé à geler les loyers et annoncé une revalorisation des allocations logement. Les premiers devraient pouvoir progresser de 3,5% ; les secondes augmenteront de 3,5%[1].

L’épisode récent de débats, en période de craintes générales et d’interrogations publiques sur les moyens de juguler l’inflation, s’inscrit dans une tendance globale des responsables publics à vouloir encadrer les loyers. Le sujet traverse l’histoire de la politique du logement, sur des décennies. Il prend une acuité particulière aujourd’hui.

La réponse consistant à limiter les loyers pour limiter les impacts sur les locataires s’entend politiquement et conjoncturellement. Structurellement, c’est une mauvaise idée.

On peut tout à fait comprendre que les pouvoirs publics se soucient de l’impact de l’inflation sur les ménages, sur les ménages modestes en particulier. En l’espèce, les ménages de locataires ont des niveaux de vie significativement plus faibles que ceux des propriétaires. En 2019, le taux de pauvreté des locataires HLM est de 35%, celui des locataires dans le privé de 23% quand celui des propriétaires tourne autour de 6%.

Si le marché totalement dérégulé des loyers ne saurait s’envisager, les régulations excessives sont contreproductives. C’est ce qu’enseigne l’histoire. C’est ce que soutient l’approche économique la plus basique.

Un oubli de l’histoire

Sans vouloir remonter excessivement dans le temps, il est tout de même très instructif de revenir à 1948, plus précisément à la célèbre loi de 1948 (loi « célèbre » dans le domaine de l’immobilier résidentiel). Ces dispositions législatives mettent fin à un blocage drastique des loyers.

En 1914, au début de la guerre, les loyers sont bloqués, en France, afin de protéger les familles de soldats. Cette décision ouvre une séquence de problèmes et polémiques qui ne s’éteignent pas avec l’arrêt du conflit. Il faut même attendre la fin de la seconde guerre mondiale, plus précisément 1948, pour que la stricte réglementation sur les loyers soit assouplie. Le législateur veut mettre fin à l’anémie de la construction de logements nouveaux et permettre un effort en termes de qualité des logements, ceux-ci se dégradant. La solution retenue est celle d’une certaine libéralisation des loyers, afin de permettre un retour des investissements.

Le législateur de l’après-guerre était soucieux des effets sociaux de cette instauration de la liberté des loyers pour les logements neufs ou complètement rénovés. Il instaure donc, en même temps, c’est-à-dire en 1948, la première allocation logement. Celle-ci, créée en tant que prestation familiale, vient compenser la hausse des loyers pour les familles modestes. Cette allocation de logement familiale (ALF) demeure aujourd’hui l’une des trois composantes des aides au logement (avec l’allocation de logement sociale – ALS – créée en 1971, et l’aide personnalisée au logement – APL – créée en 1977).

Ce qui s’est passé et ce qui a été décidé il y a trois quarts de siècle devrait mieux éclairer l’actualité. La leçon tient en quelques mots : si on bloque les loyers, si on les limite trop, les investisseurs se désengagent, la qualité baisse, la pénurie peut poindre. Alors que la mesure protège les plus faibles à court terme, ils peuvent en pâtir à moyen terme.

Des mécanismes économiques fondamentaux et simples

Les économistes, dans leur grande majorité, estiment que le contrôle des loyers, sous ses différentes formes, décourage les investisseurs et affecte les équilibres de marché. Les propriétaires n’entretiennent plus leurs biens et se tournent vers d’autres investissements. Il en résulte une diminution de la construction et une détérioration de la qualité des logements. Les locataires pâtissent de cette contraction de l’offre qui les assigne à domicile. La démarche s’avère absolument perdant-perdant.

La théorie économique la plus basique prédit très simplement de tels résultats. Ceux-ci apparaissent résumés dans une maxime célèbre. En l’occurrence, toute analyse relative à la régulation des loyers se doit de citer l’économiste suédois Assar Lindbeck (disparu en 2020), longtemps à la tête du comité de sélection pour le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel (le « prix Nobel d'économie »). Il condense le sujet, au début des années 1970, en indiquant que « le contrôle des loyers semble actuellement la technique la plus efficace pour détruire une ville, à l’exception du bombardement »[2].

Reprise à foison, la formule fait mouche. Assurément exagérée, la boutade n’en repose pas moins sur une forte rationalité. Si elle peut sembler polémique, mettons-là de côté, mais citons alors un Nobel d’économie, Paul Krugman. Connu pour ses convictions plutôt interventionnistes, Krugman notait, en 2000, que le contrôle des loyers était « parmi les questions les mieux comprises de toute l'économie, et - parmi les économistes, en tout cas - l'une des moins controversées »[3]. Et un autre Nobel d’économie, très peu considéré comme libéral, Gunnar Myrdal, artisan aux côtés du Parti travailliste de l’État-providence en Suède est aussi connu pour avoir soutenu, en 1965, avant son compatriote Lindbeck, que « Le contrôle des loyers a dans certains pays occidentaux constitué, peut-être, le pire exemple de planification par des gouvernements manquant de courage et de vision »[4].

C’est dire tout de même que l’idéologie joue assez peu ici… Elle joue quand les responsables politiques veulent faire plaisir à un électorat (l’inflation galope, je protège les catégories modestes, je bloque les loyers) et répondre positivement aux sollicitations d’associations de locataires. Elle ne joue pas du côté des économistes dont les raisonnements amènent nécessairement à se défier des diverses formes de contrôle des loyers.

Soulignons que la critique, non pas à l’égard de la régulation des loyers, mais à l’encontre de leur gel, trouve un puissant renfort du côté du logement social. Quand au printemps 2022, l’idée est sur la table et dans les médias, les représentants du secteur du logement social ont indiqué la nécessité d’une compensation en cas de gel. Ceci signifie clairement, et simplement, que le propriétaire a besoin de ses loyers pour faire vivre son patrimoine.

Une certaine « richophobie » à la française fait qu’il est aisé de critiquer les propriétaires et d’imaginer que la source de nombre de problèmes résiderait dans leurs rentes supposément indues. Les propriétaires et gestionnaires du parc social rappellent simplement que le loyer rémunère un service, une qualité de service et des investissements.

Des effets redistributifs emberlificotés

Mesurer les effets redistributifs de l’action sur les loyers s’impose. Si l’exercice est compliqué, les résultats ne plaident pas en faveur d’un interventionnisme radical et général. Au contraire.

De récentes études économétriques, menées à Saint Paul, dans le Minnesota, ont montré que l’introduction du contrôle des loyers en 2021 y avait eu pour conséquence une baisse de plus de 5% de la valeur des biens[5].

L’étude, qui rappelle opportunément qu’il n’y a pas que des propriétaires riches et des locataires pauvres mais qu’il existe aussi des locataires riches et des propriétaires pauvres, souligne deux observations plus originales :

  1. ce sont les locataires les plus aisés qui ont le plus bénéficié de cet encadrement des loyers (car ils ont les loyers les plus élevés) ;
  2. ce sont les propriétaires pauvres qui pâtissent le plus de la baisse des prix consécutives à l’encadrement des loyers (car les riches ont un patrimoine plus diversifié).

L’analyse confirme qu’un gel indifférencié des loyers pénalise un propriétaire modeste et favorise le locataire aisé. Cependant, il y a beaucoup plus de locataires modestes et de propriétaires aisés. La possession de logements, et parmi eux ceux mis en location est, en effet, très concentrée. En France, en 2017, les ménages propriétaires d’au moins cinq logements représentent 3,5 % des ménages, mais détiennent 50% des logements en location possédés par des particuliers[6].

Bien entendu le sujet présente une dimension générationnelle prononcée, car les propriétaires sont, de fait, plus âgés.

Alors, que faire ?

Dans le contexte de flambée des prix, il ne semble pas judicieux de tenter une nouvelle aventure hasardeuse. Alors que des villes prennent encore le chemin de l’encadrement des loyers (Bordeaux à partir du 15 juillet 2022), passer au gel et à la désindexation aurait des effets préoccupants, voire dévastateurs, sur le moyen terme.

Il convient d’ailleurs de rappeler ici que la désindexation ou la sous-indexation (par rapport aux salaires, ou par rapport au prix, c’est selon la conjoncture), est certainement la meilleure voie pour éteindre, progressivement, une source de revenu. Les pouvoirs publics l’ont bien compris, désindexant, au cours des dernières décennies, certaines prestations familiales qui se sont ainsi éteintes, sous-indexant, plus récemment, les pensions de retraite, le traitement des fonctionnaires, et les allocations logement afin de faire des économies.

Mais donc, que faire ?

Face à l’objectif consistant à limiter les conséquences de l’inflation sur les locataires les plus modestes – car c’est bien là la visée légitime des pouvoirs publics – deux voies semblent à suivre.

La première consiste à augmenter les allocations logement. C’est en tout cas la voie la plus logique, dont le principe est à tirer des leçons de la loi de 1948 et de la convergence de vue des économistes. C’est une demande des associations de locataires, des associations caritatives, de nombre d’opérateurs. C’est, cependant, un problème politique français dans la mesure où ces prestations ont été critiqués, élimées et malmenées pendant le précédent quinquennat 2017-2022. Un rattrapage, voire plus, se justifie. Après tout, leur fonction est précisément de répondre aux difficultés des locataires les plus pauvres à payer leur loyer. L’argument de leur effet inflationniste est par ailleurs discuté, dans la mesure où il ne serait pas aussi évident que cela se dit depuis plusieurs années. En tout cas, pour ces prestations logement, une nouvelle orientation peut être prise.

La deuxième voie consiste à stabiliser les instruments en place. Les pistes techniques avancées, après que l’idée d’un gel total des loyers a été répudiée, passent maintenant par une révision de l’indice de référence des loyers (IRL). Celui-ci, tel que défini par l’INSEE, vise à garantir aux locataires des hausses de loyers en rapport avec leur évolution du pouvoir d'achat et aux bailleurs le maintien d'un niveau d'entretien élevé et aussi à ne pas les dissuader d'investir dans le logement locatif.

Afin de s’ajuster aux circonstances particulières du retour de l’inflation, cet IRL pourrait être calculé sur plus longue période afin de tenter de lisser les effets de l’inflation. Alors qu’il est calculé à partir de l'évolution des prix à la consommation hors tabac et hors loyers, certains proposent que les prix de l’énergie en soient, au moins momentanément, sortis. Les formules, technico-bureaucratiques, font plaisir aux experts. Leurs effets de moyen terme peuvent s’avérer assez pervers. Car elles empêchent stabilité et simplicité, ce dont a pourtant bien besoin le marché. Pour le moment – début juillet 2022 – il n’a finalement pas été choisi de toucher aux modalités de calcul de l’IRL, mais d’établir ce que des responsables ministériels ont baptisé « bouclier loyer », c’est-à-dire une augmentation circonstanciée des loyers (à 3,5%).

Pour terminer, il importe de souligner un ultime inconvénient lié à un nouvel encadrement des loyers. Celui-ci est souvent justifié comme temporaire, pour faire traverser plus convenablement une période d’inflation aux locataires. Mais ce temporaire dure souvent longtemps. Se profile toujours l’épineuse question de la sortie du nouveau dispositif d’encadrement des loyers. En 1948 les débats ont été homériques. La sortie du contrôle des loyers aboutit souvent à créer un marché locatif à deux vitesses. C’est bien ce qui s’est passé dans la France d’après-guerre, avec des traces jusqu’à aujourd’hui… Il ne faudrait pas que les décisions circonstancielles prises aujourd’hui pénalisent et complexifient encore le marché du logement.

[1]. Pour des calculs sur les effets redistributifs de ces deux choix, voir la note de l’OFCE « Pouvoir d’achat : quel impact de l’évolution à venir des loyers ? », 28 juin 2022.

[2]. Cette citation est régulièrement reprise. Voici la source : Assar Lindbeck, « Rent Control as an Instrument of Housing Policy », in Adela Adam Nevitt (dir.), The Economic Problems Of Housing, Londres, Palgrave Macmillan, 1967, pp 53-72.

[3]. Paul Krugman, « Reckonings; A Rent Affair », The New York Times, 7 juin 2000. www.nytimes.com/2000/06/07/opinion/reckonings-a-rent-affair.html

[4]. Gunnar Myrdal in Dagens Nyheter (quotidien suédois), 25 août 1965.

[5]. Source : Kenneth R. Ahern & Marco Giacoletti, « Robbing Peter to Pay Paul? The Redistribution of Wealth Caused by Rent Control », NBER, n° 30083, mai 2022.

[6]. Voir le chapitre « 24 % des ménages détiennent 68 % des logements possédés par des particuliers » publié dans France Portrait Social 2011.