Les errements de l’Etat actionnaire edit
Après plus de deux décennies de politiques de privatisations massives, le poids du secteur public industriel et commercial dans l'économie française reste important. Le problème est que cette exception française repose sur une doctrine peu claire, jouant à cache-cache entre un libéralisme et un interventionnisme aussi mal assumés l’un que l’autre.
Le dernier rapport d’activités de l’Agence des participations de l’État (APE) permet de se faire une idée de ce que représente aujourd’hui l’État actionnaire. À côté des établissements publics proprement dits (La Poste jusqu’à maintenant, SNCF, RATP), il y a les sociétés cotées dans lesquelles il détient des participations majoritaires (EDF, Aéroports de Paris), celles dans lesquelles il détient des participations minoritaires (GDF-Suez, France Telecom, Renault, Air France KLM, etc.), et enfin les sociétés non cotées dont il est de très loin l’actionnaire majoritaire (Areva, Française des jeux, DCNS pour la construction navale militaire).
Il n’y a pas moins de sept sociétés du CAC 40 sur lesquelles l’État est en mesure de peser comme actionnaire et comme administrateur, sans compter les nombreuses participations plus minoritaires de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). L’économie mixte n’est donc pas morte.
Avant même la crise financière, le programme de privatisations était même sérieusement ralenti, sous des gouvernements déjà confrontés, pourtant, à un déficit budgétaire important. Or ce ralentissement n’a jamais été clairement assumé ni expliqué : tout comme la gauche a privatisé « honteusement », depuis plusieurs années la droite s’est cachée pour ne pas le faire tant que cela. La dernière sortie complète du capital d’une grande entreprise remonte en effet à 2003 avec Dassault Systèmes, si l’on excepte le cas particulier d’Alstom où l’État n’a fait qu’un passage temporaire entre 2003 et 2006 le temps du sauvetage du groupe.
L’État n’a plus reculé au capital d’EADS depuis sa création en 2000, de Renault depuis 2003, d’Air France KLM depuis 2004, de France Telecom depuis juin 2007. La perte de la majorité dans SNECMA et GDF a été compensée par un statut d’actionnaire dominant dans des groupes beaucoup plus étendus après les fusions de SNECMA avec SAGEM (pour former Safran) en 2005 et de GDF avec Suez en 2008. L’État s’est également engagé en 2008, aux côtés d’un groupe coréen, au capital des anciens Chantiers de l’Atlantique pour en assurer le sauvetage. Les recettes des privatisations, qui avaient atteint un sommet de 17,1 milliards d’euros en 2006 grâce notamment à la vente non renouvelable de ces pépites qu’étaient les sociétés d’autoroutes, sont retombées à 7,6 dès 2007, avant de s’effondrer à 1,5 en 2008.
La qualité d’actionnaire, qui dans les années 1986-1990 n’apparaissait plus que comme une survivance historique provisoire, s’inscrit maintenant clairement dans la durée, comme l’a montré la création en 2003 d’une APE visant à regrouper et à rationaliser une gestion, jusqu’alors éclatée entre différents ministères, des participations. L’objectif est moins de s’en débarrasser au plus vite que de s’adapter aux évolutions : si la logique du capital privé s’est introduite dans de nombreuses entreprises, celle du capital public reste très présente, voire s’est étendue à d’autres.
Plusieurs événements récents montrent que cette économie mixte débouche sur une certaine confusion. Le drame des suicides de France Telecom reflète ainsi, cela a été trop peu souligné, le malaise créé par la gestion de salariés au statut de fonctionnaires dans une entreprise privée : faute de pouvoir externaliser les problèmes en licenciant comme ailleurs – ce qui n’est bien sûr pas humainement satisfaisant non plus –, on joue sur l’obligation de mobilité, mettant ainsi ces agents sous une pression insupportable pour les obliger à faire un travail ou à prendre un poste qui ne leur convient pas.
Dans un registre moins dramatique, le cumul programmé pour Henri Proglio de son futur poste de PDG d’EDF avec celui de président du conseil d’administration d’une grande entreprise privée, Veolia, qui peut se retrouver concurrente sur certaines activités, relève d’un mélange des genres inédit sous la République.
Plus largement, de nouvelles institutions sont venues, à la faveur de la crise, remettre en cause la rationalisation qu’avait apportée la création de l’APE. La loi de finances rectificative d’octobre 2008, adoptée en urgence pour faire face à la crise financière, a créé une nouvelle structure, la Société de prise de participations de l’État (SPPE) ; cette société anonyme à capitaux exclusivement publics a vocation à venir temporairement au secours des banques. Contrairement à ce que son nom indique, sa fonction de prise de participations s’est limitée en tout et pour à une prise de participation de 5,7 % dans le capital de la banque franco-belge Dexia menacée de faillite. On peut s’interroger sur la nécessité de monter une telle structure pour une opération unique ; la confusion est d’ailleurs accrue par le fait que c’est le directeur général de l’APE qui représente l’État au conseil d’administration de Dexia… L’essentiel de la mission de la SPPE consiste en fait à gérer les simples prêts accordés sans prise de participation ni association de la gestion à six autres grandes banques.
La création d’un « fonds souverain » à la française a ensuite été annoncée en avril 2009. Ce Fonds stratégique d’investissements (FSI), constitué lui aussi sous la forme d’une société anonyme à capitaux publics partagés entre la CDC (51 %) et l’État directement (49 %), est géré par des managers plutôt issus du secteur privé. Il s’est vu attribuer une double vocation : d’une part, « d’accompagner le développement des PME de croissance », « des entreprises moyennes qui disposent d’un potentiel de création de valeur » (dotées de « technologies innovantes ») ou qui sont « présentes sur des secteurs en phase de mutation », d’autre part, de stabiliser le capital de moyennes mais aussi de grandes entreprises pour leur permettre de réaliser « un projet industriel créateur de valeur » en matière « de compétences, de technologies et d’emplois ».
S’il est trop tôt pour évaluer la réussite de sa première mission, force est de constater que la seconde apparaît plutôt renforcer la confusion. À côté de la CDC qui a logiquement apporté au FSI l’essentiel de ses participations minoritaires dans des sociétés cotées, l’APE s’est également dessaisie de la gestion directe d’une partie des siennes pour des raisons qui restent obscures : si l’on comprend la remise des 33,3 % dans les anciens Chantiers de l’Atlantique, on comprend moins que seuls 8 % sur les 52 % que l’État détient dans Aéroports de Paris (ADP) et 13,75 % sur les 26,75 % dans France Telecom aient à ce jour été apportés au FSI. Le portefeuille de l’État s’y retrouve curieusement éclaté entre deux gestionnaires, ce qui accroît la confusion.
Enfin, la révision constitutionnelle de juillet 2008 a prévu un nouveau contrôle parlementaire sur la nomination des dirigeants d’« entreprises publiques revêtant une importance particulière dans la vie économique et sociale de la Nation ». La loi organique qui doit préciser cette disposition n’a pas encore été adoptée, mais elle est prévue pour s’appliquer aux seuls grands établissements publics ou grandes entreprises cotées à capitaux majoritairement publics. Elle a déjà été partiellement mise en œuvre par anticipation, sous la forme d’auditions sans vote, pour le renouvellement du PDG d’ADP et pour la désignation de Proglio à EDF. Les conditions d’un veto parlementaire (opposition cumulée des trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les commissions compétentes de l’Assemblée nationale et du Sénat) apparaissent certes bien verrouillées, mais cette disposition, pour positive qu’elle soit dans le renforcement des pouvoirs du Parlement, vient encore complexifier, en y introduisant une logique politique supplémentaire, le fonctionnement de notre économie mixte.
Celle-ci mériterait de reposer sur une doctrine plus claire, qui ne joue pas à cache-cache entre un libéralisme et un interventionnisme aussi mal assumés l’un que l’autre. Qu’est-ce qui justifie, au-delà d’une survivance historique pour les anciens monopoles, le maintien d’une participation publique influente ? S’agit-il de remédier à une mauvaise gouvernance des entreprises privées, de favoriser des stratégies industrielles à long terme contre les exigences financières à court terme ou de défendre les emplois nationaux d’entreprises largement internationalisées ? Ce statut mixte doit-il être réservé à des entreprises particulières, ou aurait-il vocation à s’étendre à d’autres ? Pourquoi Renault et pas Peugeot, GDF-Suez et pas Veolia ? Autant de questions qui méritent débat.
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