Le brouillard du Brexit commence à se dissiper edit
L’activation par le gouvernement britannique, le 29 mars, de l’article 50 du traité sur l’Union européenne a ouvert la négociation du Brexit. Beaucoup reste à clarifier quant à l’issue de cette négociation, qui doit se terminer dans un délai de deux ans comme le prévoit le traité, mais d’ores et déjà quelques jalons sont posés qui relativisent la part d’inconnu.
Premier acquis : « Brexit is Brexit », comme l’a affirmé Mme Theresa May (elle-même partisan du « remain ») dès le lendemain du référendum. Le peuple a tranché, et en démocratie le vote populaire l’emporte sur les interdépendances économiques. Tous ceux qui voulaient croire que le Brexit n’aurait pas lieu, ou n’irait pas au bout du processus, en raison de son coût ou de sa complexité, risquent d’en être pour leurs frais, y compris l’ancien Premier ministre Tony Blair. Le Brexit aura un coût (le coût financier du retrait, le coût d’une coopération réduite du Royaume-Uni avec ses partenaires), et il n’est pas évident que la stratégie de « Global Britain » évoquée par Mme May (le renforcement des liens de libre-échange avec les pays hors UE) sera suffisante pour contrebalancer l’affaiblissement des liens avec l’UE. Mais le coût net du Brexit ne sera sans doute pas suffisant pour entraîner un revirement de l’opinion, et les entreprises ont déjà commencé à s’adapter à la nouvelle situation.
Deuxièmement, le Brexit sera un « hard Brexit ». C’est une conséquence du « Brexit is Brexit ». Entre le maintien d’une relation la plus étroite possible du Royaume-Uni avec l’Europe, par exemple sous la forme du « modèle norvégien » (l’appartenance au marché intérieur à travers l’appartenance à l’Espace économique européen), et la récupération de la souveraineté britannique (le contrôle de l’immigration, le refus de la juridiction de la Cour européenne de justice), le gouvernement britannique a politiquement tranché. Il n’était pas concevable qu’un pays de la taille et de la puissance du Royaume-Uni puisse se plier aux règles européennes sans être partie aux processus de décision : même la Suisse, soucieuse de préserver son particularisme, l’a refusé en rejetant par un vote populaire l’Espace économique européen en 1992.
Troisièmement, le Brexit est une négociation. Et comme dans toute négociation, chacune des parties commence en fixant des positions, sinon des postures, affirmées sur le mode la fermeté. Les 27 ont affirmé dès le lendemain du vote britannique l’unité du marché intérieur (pas d’appartenance à la carte) et le fait que le Brexit aurait un coût (un pays tiers ne peut être traité par l’UE plus avantageusement qu’un pays membre), tout en se défendant de toute logique « punitive ». Mme May a quant à elle donné la priorité au contrôle de l’immigration (préoccupation de la population) par rapport à l’accès au marché intérieur (intérêt de la City) et a affiché une position dure en évoquant la possibilité de l’absence d’accord, tout en donnant quelques gages sur plusieurs points tels que la disponibilité du Royaume-Uni à contribuer financièrement, la possibilité d’une période de transit à l’issue de la négociation du Brexit, et la volonté de maintenir un lien fort avec l’UE.
La négociation tournera autour de deux questions : d’une part le règlement à l’amiable du divorce (la clarification des situations juridiques après la sortie du Royaume-Uni de l’UE, les engagements financiers pris dans le cadre financier pluriannuel 2014-2020, le paiement des pensions des fonctionnaires européens, etc.) ; et de l’autre la mise en place d’une nouvelle relation contractuelle. L’UE, soucieuse de ses intérêts notamment financiers, donne la priorité à un accord sur le premier point, dont elle fait une condition pour négocier sur le second. Le Royaume-Uni voudrait négocier les deux en parallèle. La négociation « article 50 », qui démarrera une fois que les 27 auront fixé leur position de négociation (mai ou juin) et devra aboutir à un accord à la fin 2018 pour être ratifié à temps à l’issue du délai des deux ans, sera trop courte pour négocier et mettre en place un nouveau cadre, mais elle peut aboutir à des dispositions transitoires entre l’ancien et le nouvel état des relations, ce qui donnera le temps de négocier (sans doute sur plusieurs années) un nouvel accord. On voit d’ores et déjà les enjeux principaux qui seront l’objet de cette négociation : outre les questions financières, la question (sensible pour l’Irlande ou l’Espagne) du rétablissement des contrôles aux frontières en Irlande du nord et à Gibraltar, le statut des ressortissants britanniques dans l’UE et européens au Royaume-Uni, les conditions des échanges pour les opérateurs économiques, les contreparties d’un accès complet ou partiel au marché européen (notamment une contribution financière à la politique de cohésion, comme le font les pays de l’Espace économique européen et la Suisse – c’est-à-dire un « chèque britannique » à l’envers).
Dans une hypothèse négative, le Brexit pourrait aboutir à un « dirty Brexit », un vide juridique qui serait néfaste surtout au Royaume-Uni mais aussi à l’UE. Dans une hypothèse positive, il pourrait aboutir à construire une relation nouvelle qui préservera une relation forte et mutuellement profitable. Le Brexit aura un coût, mais ce coût peut être limité. Malgré les postures de fermeté de part et d’autre, on peut penser et espérer que la raison de l’interdépendance prévaudra : plusieurs signes l’indiquent déjà (comme la volonté britannique affichée d’aboutir à un « partenariat spécial » avec l’UE), et pour reprendre l’exemple de la Suisse déjà cité, on pressent que le Royaume-Uni devrait trouver la voie pour défendre ses intérêts et faire les concessions nécessaires – ce qui nécessitera de la part de l’UE de rester à la fois ferme et unie pour défendre les siens.
À terme, le nouveau partenariat UE-Royaume-Uni pourrait déboucher sur un double accord économique (un accord de libre-échange, la participation à des politiques communes) et politique (dans le domaine de la politique étrangère et de la défense). La Commission européenne cherchera à éviter des liens (« trade offs ») entre les deux négociations, pour éviter de se placer en position de faiblesse. La future relation sera du « cousu main », une relation sui generis comme celle qui s’est construite avec le temps entre l’UE et la Suisse, mais elle ne ressemblera pas à la relation UE-Suisse (avec son accord de libre-échange de 1972 et ses paquets de conventions bilatérales sectorielles). Cette nouvelle relation UE-Royaume-Uni s’inscrira dans des cadres occidentaux, tels que le G7, l’OTAN ou l’OCDE, qui perdureront.
Quatrième acquis du Brexit : il n’entraînera pas immédiatement l’éclatement du Royaume-Uni. Certes, l’Ecosse et l’Irlande du nord ont voté contre le Brexit, contrairement à l’Angleterre et au Pays de Galles, et des tensions se développent dans ces deux territoires. Mais Londres fera tout pour geler la situation pendant la négociation du Brexit, et l’Espagne (inquiète pour la Catalogne) a indiqué qu’elle n’accepterait pas l’adhésion d’une Ecosse indépendante à l’UE (une position néanmoins susceptible d’évoluer en fonction des négociations sur Gibraltar). A terme cependant, il n’est pas exclu que les questions nord-irlandaise et écossaise se rouvrent.
Enfin, dernier point, le Brexit ne peut être considéré comme un modèle pour d’autres pays. Le Brexit n’est rien d’autre que le bras de mer qui sépare les îles britanniques du continent, une frontière physique mais surtout mentale. Le Royaume-Uni a toujours cultivé son particularisme, il est entré dans le projet européen à reculons, sans jamais adhérer à sa dimension politique, et en se ménageant quantité d’exceptions sur la monnaie unique, la contribution financière (le chèque britannique), l’espace Schengen, la coopération judiciaire et policière, la Charte des droits fondamentaux, etc. D’autres pays de culture nordique / protestante ont aussi un tel particularisme, comme la Norvège (qui a refusé l’adhésion), la Suisse (déjà citée), la Suède (qui a refusé l’euro), le Danemark (qui a de multiples exemptions). Mais partout le projet européen et la monnaie unique (pour les pays qui en sont membres) gardent un soutien largement majoritaire dans l’opinion, malgré les risques parfois évoqués de Grexit (une sortie de la Grèce de l’euro), de Nexit (une sortie des Pays-Bas de l’UE), voire de Frexit (une sortie de la France).
Il n’en demeure pas moins que le vote du Brexit sonne comme un avertissement pour les responsables politiques, car il s’ajoute à bien d’autres manifestations de refus (le « non » français et néerlandais au projet de Constitution européenne, le « non » néerlandais à l’accord UE-Ukraine, la résistance des Wallons à l’accord UE-Canada, le « non » des Hongrois aux migrants (et, hors UE, le « non » des Suisses à « l’immigration de masse »). Le projet européen ne pourra se poursuivre sans l’adhésion des peuples. L’UE doit saisir le Brexit comme une opportunité pour retrouver sa cohésion, à partir du couple franco-allemand, et réussir à protéger ses intérêts et ses citoyens face au monde extérieur.
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