Des armes russes pour l’Iran: du partenariat commercial à l’alliance stratégique edit

4 septembre 2015

Le grand salon aéronautique russe, le MAKS, vient de se conclure, dimanche dernier, sur un résultat commercial mitigé mais sur un bilan stratégique prometteur pour Moscou : la Fédération russe ranime vigoureusement sa coopération militaire avec la République islamique. Cette coopération militaire remettra-t-elle en cause les équilibres de la région ? Quel sens peut-on lui donner ?

La présence médiatisée du prince d’Abu Dhabi à l’ouverture du grand show annuel de Joukovski, près de Moscou, ne doit pas occulter la présence de la nombreuse délégation iranienne. La Russie déploie actuellement une vaste stratégie au Moyen-Orient axée sur la puissance chiite. L’annonce de la vente d’avions civils Sukhoi Superjet 100, les perspectives de transferts de technologies de Moscou à Téhéran et la reprise des travaux russes dans la centrale nucléaire civile de Bouchehr attestent cette tendance.

Mais rien mieux que la reprise d’un contrat déjà ancien sur les missiles de défense anti-aérienne ne confirme mieux le passage d’un partenariat technico-commercial à une alliance stratégique entre Moscou et Téhéran.

L’annonce le 19 août puis la confirmation au MAKS de la livraison de missiles anti-missiles S-300 PMU-1, avant la fin de l’année, pour un montant estimé à 800 millions de dollars marquent la fin d’un long processus émaillé de rebondissements. Le contrat initial est signé en 2007 mais, en 2010, la Fédération de Russie suspend son exécution pour se mettre en conformité avec la résolution 1929 du Conseil de sécurité des Nations-Unies interdisant l’exportation de matériels de guerre vers l’Iran pour sanctionner son programme nucléaire. L’Iran porte alors l’affaire devant un tribunal arbitral et réclame quatre milliards de dollars à la Russie au titre des compensations. En avril 2015, le président russe autorise la reprise de l’exécution du contrat, et en juillet les quatre membres permanents du CSNU associés à l’Allemagne (format dit P5+1) parviennent à un accord avec l’Iran sur leur programme nucléaire. La livraison de ces matériels hautement technologiques, largement commentée en Israël, en Iran et en Russie, apporte son dénouement à un psychodrame diplomatique et militaire comparable aux négociations sur la livraison des Bâtiments de Projection et de Commandement (BPC) français, de classe Mistral, à la Russie.

Cette coopération militaire remettra-t-elle en cause les équilibres de la région, comme l’affirme la presse israélienne ? Ou bien est-elle un non-événement, comme voudraient le faire penser les déclarations lénifiantes de la presse américaine ? Ce contrat changera-t-il la donne militaire dans la région, sera-t-il un « game changer » au Moyen-Orient ?

Significative au plan tactique, mais sans portée militaire massive, cette annonce souligne surtout le retour de deux Etats, l’Iran et la Russie, sur le devant de la scène militaire régionale.

Les équipements dont la livraison est annoncée ont des spécifications techniques et opérationnelles qui donnent la mesure exacte de leur portée géostratégique : systèmes d’armes réputés pour leur fiabilité et la rapidité de leur déploiement, les SS-300 PMU-1 sont des outils de défense anti-aérienne automatique, sol-air, d’une portée de 150 km. Ce sont des équipements défensifs : développés dans les années 1970 par les Soviétiques pour protéger leurs villes, leurs sites industriels et leurs bases contre les ogives nucléaires américaines, les SS-300 ont été actualisés durant les années 1990 dans des version destinées à l’exportation : les SS-300 PMU1 et 2. Ils ont été adoptés par plusieurs Etats : Algérie, Chine, Biélorussie, pour éviter de recourir aux PATRIOT américains. Ces équipements permettront à l’Iran de déployer rapidement des batteries pour protéger ses villes et ses sites militaires contre d’éventuelles attaques aériennes par missiles de croisière et par avions de chasse. La République islamique pourra ainsi remédier à la vétusté de ses systèmes de défense anti-aérien déjà en place.

La faible quantité de batteries exportées (quatre) et leur courte portée interdisent de surestimer leur poids militaire. Malgré leur efficacité importante (interceptions supérieures à 90%), les SS-300 n’empêcheront pas d’éventuelles attaques aériennes israéliennes. Ils les rendront plus onéreuses en matériels et en hommes. Or, la capacité au sacrifice militaire d’Israël a maintes fois illustré sa détermination. Cette livraison n’avivera pas la tension entre Téhéran et Tel Aviv : elle continuera à alimenter leur course aux armements habituelle.

La portée de 150 km indique que l’Iran entend désormais se garantir contre les puissances sunnites rivales, situées de l’autre côté du Golfe arabo-persique : les Emirats arabes unis, le Qatar, le Koweït et, au premier chef, l’Arabie Saoudite. En effet, si Israël se trouve à 1700 km de l’Iran, la péninsule arabique est bien plus proche. Dans la presse populaire iranienne, ces matériels auront beau être présentés comme l’assurance-vie de l’Iran, ils ne constitueront pas autre chose qu’un signal, face aux flottes considérables de chasseurs et de missiles acquises par les puissances sunnites. Grâce aux SS-300, l’Iran entend abandonner son statut actuel pour s’affirmer comme une puissance régionale concurrente de l’Arabie Saoudite, comme elle le fait au Yémen via les houthis et en Syrie contre Daech’.

En acquérant ces missiles anti-missiles quelques semaines après avoir atteint un accord nucléaire, la République islamique d’Iran s’assure moins une inviolabilité aérienne contre Israël et l’Arabie qu’elle n’envoie un message supplémentaire sur son retour comme puissance régionale.

Pour l’Iran, les SS-300 russes sont moins une assurance-vie qu’un attribut de puissance.

Cet accord est un signal stratégique important aussi pour la Russie car elle est aujourd’hui dans une situation paradoxale sur le plan international.

D’un côté, dans le sillage de la crise ukrainienne elle glisse dans l’opposition à l’Occident : frappée par les sanctions financières, minée par les cours des hydrocarbures, entravée par l’absence de diversification économique, la Fédération de Russie semble diplomatiquement isolée et économiquement à la peine : son PIB s’est contracté de -4,6% au deuxième trimestre 2015 par rapport à la même période l’année dernière.

D’un autre côté, la Russie s’affirme sur d’autres fronts que le Donbass : devant l’ONU elle vient de présenter de nouveaux arguments pour étendre ses eaux territoriales dans l’Arctique, nouvel Eldorado énergétique et maritime ; sur le plan médiatique, elle se met en avant par l’organisation d’événements mondiaux ; sur le plan diplomatique, elle affirme son alliance de revers avec la Chine mais aussi sa présence dans les Balkans ; au Moyen-Orient, elle multiplie les prises de contact.

Ce contrat permet à la Russie de remédier partiellement à son isolement et de reprendre certains oripeaux de grande puissance. Au Moyen-Orient, depuis des années, la Russie est bien plus que l’avocat de l’Iran dans les négociations sur le nucléaire et le défenseur de Bachar al-Assad dans la guerre syrienne. Grâce à ce contrat, la Fédération de Russie envoie un signal aux Etats-Unis : le retournement d’alliance organisé par le président Obama entre Washington et Téhéran ne pourra pas se faire pas au détriment de la Russie. La Russie veillera à fournir à l’Iran une alternative dans le nucléaire, les industries de défense et les alliances diplomatiques. La Russie aidera ainsi l’Iran à ne pas redevenir ce qu’était l’empire perse du Shah, autrement dit un bastion américain au Moyen-Orient et dans le sud de la zone d’influence russe.

C’est l’enseignement le plus important du MAKS : grâce à la livraison d’une quantité limitée de matériels défensifs de portée limitée, l’Iran et la Russie indiquent aux puissances installées qu’ils ne sont plus des Etats parias et ont des ambitions pour la région.

Le contrat technologique et commercial sur les missiles a la capacité de cimenter une alliance stratégique en plein essor.