Le Kurdistan, c’est pour quand? edit

23 juin 2016

Comme les Polonais au XIXe siècle, les Kurdes ont été divisés en plusieurs États. Entre l’Iran et ses voisins, la frontière remonte au XVIIIe siècle. Les autres limites découlent du traité de Lausanne (1923) et non, comme on l’a parfois avancé, de l’accord Sykes-Picot, dont on vient bizarrement de célébrer le centenaire. Comme ce dernier, le traité de Sèvres (1920) n’a pas été appliqué : pour les Kurdes il est le seul texte international qui prévoyait pour eux une autonomie, éventuellement une indépendance (section III, articles 62 à 65).

Un siècle plus tard, on parle à nouveau de ce « peuple sans État », qui serait en passe d’en obtenir un, sans qu’on puisse avancer de délimitation ou même de date à la naissance de ce nouvel acteur international. Qu’en est-il exactement ?

Autonomie en Irak et en Syrie
Le XXe siècle a été dur pour les Kurdes, qui ont été brutalisés dans chacun des quatre États qui les administraient, de manière plus ou moins constante ou féroce, de la privation de nationalité décrétée par la Syrie baathiste aux tentatives d’extermination par les gaz de l’Irakien Ali le chimique à Halabja (1988), en passant par le déni d’identité infligé par la Turquie républicaine, qui ne voyait en eux que des « Turcs montagnards », avant de réprimer la révolte du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) dans les années 1990. Et dans chacun des autre pays, les Kurdes se sont divisés et parfois affrontés, entre partisans et adversaires de la coopération avec les gouvernements en place.

Après l’éphémère « République de Mahabad » (1946) dans l’ouest de l’Iran, aucune entité autonome kurde ne réapparaît avant la première guerre du Golfe (1990-1991), qui entraîne la formation d’un « gouvernement régional kurde » dans des provinces du nord de l’Irak soustraites à la tyrannie de Saddam Hussein. Depuis 2012, les Kurdes syriens bénéficient d’une autonomie de facto dans le nord de la Syrie, administré par un parti proche du PKK sous le nom de Rojava.

En Irak, il n’y a plus beaucoup de monde pour croire au rétablissement de l’État détruit par l’intervention américaine de 2003. Les deux communautés arabophones, chiite et sunnite, sont depuis plus de dix ans sur des chemins divergents. La sunnite, qui le gouvernait depuis sa création n’est plus en mesure de rétablir sa domination. Depuis un quart de siècle, les régions peuplées de Kurdes jouissent d’une indépendance de fait, de forces armées et d’une administration à Erbil. Elles peuvent constituer un État viable (4 à 5 millions d’habitants), alimenté par d’importantes ressources pétrolières et gazières, puisque le gisement le plus ancien et le plus important de Kirkuk se trouve dans une zone de peuplement kurde. Elles devront aussi s’unifier : les deux principales forces en présence dans le nord de l’Irak, l’UPK et le PDK doivent encore fusionner leurs administrations et leurs milices.

En Syrie, les Kurdes forment une minorité assez réduite (2 millions d’habitants), qui ne peut revendiquer que des enclaves séparées par des espaces peuplés d’arabophones et de turcophones. Cependant, en étant la force la plus efficace pour combattre Daesh, les Kurdes syriens ont acquis une légitimité politique qui peut leur assurer une large autonomie. La Turquie, qui s’y oppose est empêchée d’intervenir directement par la Russie. Mais il n’est pas démontré que les Kurdes syriens pourront acquérir autant d’autonomie que leurs voisins irakiens, la reconstitution d’un État en Syrie étant moins improbable qu’en Irak.

Conflit ouvert en Turquie
En fait, si on fait abstraction des 5 à 6 millions de Kurdes iraniens qui n’ont pas récemment manifesté d’aspiration à la sécession, le problème principal est en Turquie, où résident la moitié des Kurdes (15 à 20 millions). Au-delà de l’Euphrate, dans le quart sud-est du pays, ils sont largement majoritaires, sans qu’on puisse fixer avec précision les contours exacts de leur territoire. Dans la construction hyper-jacobine de l’État kémaliste, il n’y avait pas d’alternative à leur assimilation complète, qui ne s’est pas réalisée, faute d’un effort adéquat du gouvernement turc, qui a laissé leur région dans un sous-développement profond. En 2002, en arrivant au pouvoir, les islamistes de l’AKP ont tenté de se concilier les Kurdes en invoquant leur identité majoritairement musulmane sunnite (mais une forte minorité est alevie, donc chiite). En ouvrant des négociations avec le PKK, le gouvernement d’Ankara a offert une autonomie culturelle, mais sans décentralisation, perspective toujours exclue, pour les Kurdes comme pour les autres citoyens turcs.

Ensuite, les succès du parti pro-kurde HDP, parvenu à rassembler 13% des voix aux élections législatives de juin 2015, retirant à l’AKP sa majorité absolue, ont entraîné un changement complet de politique.  Le président Erdoğan a décidé de priver les Kurdes de leur expression politique : en dramatisant les enjeux, il est parvenu à récupérer sa majorité lors d’une nouvelle consultation électorale en novembre 2015, mais le HDP a encore réussi à dépasser le seuil de 10% qui lui permet d’être représenté à l’assemblée nationale turque. Comme Hitler après l’incendie du Reichstag, Erdoğan vient de faire voter une nouvelle loi pour les priver de leur immunité parlementaire : sous prétexte de soutien au terrorisme, 50 députés HDP sur 59 font actuellement l’objet d’une procédure, qui devrait aboutir à leur invalidation. Pendant ce temps, la lutte armée a repris, faisant plusieurs milliers de victimes dans le sud-est.

L’enjeu est d’importance, car la Turquie a les moyens, non seulement de priver ses Kurdes d’autonomie politique, mais d’empêcher ceux d’Irak et de Syrie de conserver la leur. C’est du moins ce que pense Erdoğan : à court terme, il a peut-être raison ; à long terme, il a probablement tort.

Dans l’immédiat, l’armée turque a repris la politique de répression brutale qu’elle a pratiquée dans les années 1980 et 1990. En associant islamisme et nationalisme, l’AKP dispose encore d’un soutien suffisant dans l’opinion pour mener cette politique pendant quelques années. En exerçant son droit de suite en Syrie, en faisant pression sur le gouvernement régional kurde d’Erbil, Erdoğan espère neutraliser les Kurdes de Syrie et d’Irak. La lutte risque seulement d’être plus difficile : le PKK s’est aguerri dans les combats menés récemment, notamment en Syrie. Il peut développer l’insécurité dans les villes de l’ouest où résident désormais d’importantes communautés kurdes. Les forces turques ne peuvent plus autant compter sur le soutien logistique des États-Unis et d’Israël, qui leur avait été précieux dans les années 1990.

À moyen terme, s’il reste au pouvoir, le gouvernement AKP s’est placé dans une double impasse. Au plan politique, parce que l’objectif d’Erdoğan est de conquérir le pouvoir absolu, l’élimination du HDP du Parlement va le priver d’un interlocuteur valable. Au plan militaire, si la guerre dure et qu’elle ne produit que de faibles résultats, elle deviendra inévitablement impopulaire. L’armée turque comptant une proportion importante de conscrits, les pertes humaines risquent de mobiliser les familles, comme l’URSS en a fait l’expérience en Afghanistan dans les années 1980. Et même un éventuel succès militaire n’apportera pas de solution politique.

À long terme, les Turcs sont confrontés à une bombe démographique. Le dernier rapport de Turkstat confirme l’importance du différentiel de fécondité entre les régions kurdes et les autres : à l’ouest, il serait tombé à 1,5 enfant par femme, alors qu’il se maintient dans le sud-est entre 3,2 et 4,2. Si on fait des projections à l’horizon 2040, environ la moitié des enfants de Turquie seraient alors nés dans des familles kurdes.

L’impensable indépendance
Un moment viendra inévitablement où il faudra trouver un compromis. S’il était à portée de main au début des années 2010, avec un AKP au sommet de sa forme, un PKK très affaibli et l’émergence d’une expression légaliste kurde à l’intérieur du système politique turc avec les succès électoraux du HDP, il sera plus difficile de trouver après des années de conflit armé une alternative viable à l’indépendance. Épuisés par des années de combats, confrontés à plus de 30 millions de Kurdes, ceux qui seront au pouvoir à l’époque auront-ils une autre option ?

Après plus d’un siècle de répression quasi systématique, ce ne sera pas nécessairement une mauvaise affaire pour la Turquie : les régions du sud-est ne sont pas indispensables à son économie, leur retard de développement est profond et un éventuel rattrapage coûteux. Il faudrait être d’un nationalisme aveugle pour estimer nécessaire de les conserver à tout prix.

Avant la Turquie, d’autre pays bien plus puissants ont dû se résigner à une amputation de ce genre. Après des siècles de compression stérile, l’Empire britannique, pourtant à son apogée, s’y est résigné en Irlande : ainsi un petit peuple pauvre de moins de quatre millions d’hommes a pu arracher son indépendance à la plus grande puissance du monde de l’époque, qui s’était montrée capable de gérer pendant deux siècles 300 millions d’Indiens, mais pas de trouver une solution à la « question d’Irlande ».

Ce n’est pas gagné d’avance, car il faudra que les Kurdes s’accordent, alors que leurs divisions les ont constamment handicapés au cours du XXe siècle. Elles subsistent, entre le PKK et le gouvernement régional d’Erbil et aussi à l’intérieur de celui-ci, entre le PDK et l’UPK. Leur mésentente et l’exploitation qui pourra en être faite par ses adversaires peuvent conduire le mouvement kurde à de nouveaux échecs.

La dimension internationale
Par ailleurs, contrairement à celui des années 1990, le conflit en cours a pris une importante dimension internationale. Compte tenu du chaos qui se développe en Irak et en Syrie, non seulement les pays voisins sont fortement impliqués, mais ses répercussions affectent la Russie, les États-Unis et l’Union européenne (UE). Si la question kurde n’est pas au premier plan des préoccupations de ces puissances, elles n’y sont pas moins fortement impliquées, ne serait-ce qu’à travers leurs relations avec la Turquie, puisque celle-ci a fait de la répression sa priorité.

Si la Russie était tentée de s’entendre avec la Turquie contre l’Europe et les États-Unis, les errances de la politique turque l’ont contrainte à une attitude plus énergique. Depuis qu’un de ses avions a été abattu par un missile turc, Poutine a pris des mesures de rétorsion. Principal fournisseur de gaz, la Russie peut à tout moment interrompre ses fournitures à un réseau turc complètement dans sa dépendance. Elle préfère profiter des inconséquences d’Erdoğan en Syrie pour y accroître son influence et lui interdire d’y intervenir directement. Moscou sera donc partie prenante dans toute recherche de solution politique dans la région, mais on ne sait pas jusqu’où ira son appui aux Kurdes. Depuis l’époque de Staline, seule puissance à leur contact direct, Moscou leur est plutôt favorable, mais d’autres facteurs plus importants interviennent dans la fixation de sa politique dans la région.

C’est l’inverse à Washington, où l’alliance avec la Turquie est restée une priorité fondamentale. Avec une désarmante naïveté, l’administration Obama a pris Erdoğan pour un démocrate et a cru voir dans l’AKP un modèle pour les pays musulmans. Quand le gouvernement d’Ankara a multiplié les initiatives hostiles, en contournant les sanctions contre l’Iran, puis en approvisionnant Daesh et en soutenant le Hamas contre Israël, le Département d’État est resté passif, dans l’espoir de conserver un allié dans la région. Pour ne pas déplaire à Erdoğan, bien qu’ils soient la seule alternative efficace à Daesh, Washington limite son soutien aux Kurdes syriens et l’aide encore à combattre le PKK.

Toutes ces reculades ont plutôt facilité la dérive sectaire de la politique étrangère turque et réduit la marge d’action américaine vis-à-vis d’Ankara, qui aurait dû faire l’objet de mises en garde plus fermes. À ce stade, il est difficile de prévoir la politique que suivra la prochaine administration. En 2017 si elle est élue, Hillary Clinton apportera l’expérience de ses quatre années au Département d’État (2009-2013), où elle ne s’est pas montrée très critique d’Erdoğan. Reste à savoir si elle écoutera ceux qui recommandent un « reset », qui verrait Washington abandonner l’espoir de ramener la Turquie dans le camp occidental et en tirer toutes les conséquences, dont une éventuelle prise en compte des aspirations des Kurdes, qui ont l’avantage d’être peu attirés par l’islam radical. On peut cependant faire le pari, qu’en cas de normalisation des relations Ankara-Washington, le poids de Kurdes sera limité.

Pour sa part, l’Union européenne multiplie les incohérences : d’une part elle exige de la Turquie, en tant que pays candidat, un respect des critères les plus élevés de démocratie politique ; d’autre part, en étant incapable de gérer la pression migratoire, elle s’est engagée dans une politique d’appeasement à la Chamberlain, qui la place en position de faiblesse persistante vis-à-vis d’Erdoğan. Dans la compétition pour l’Oscar de la naïveté, la chancelière a pris le relais d’Obama. Si l’abolition des visas pour les citoyens turcs voyageant dans l’UE se concrétise, l’aggravation du conflit kurde, qui s’ajoute au recul des libertés fondamentales dans tout le pays, se traduira par une augmentation des demandes d’asile (11000 citoyens turcs en bénéficient déjà) et la relance des migrations vers l’UE. Le président turc sera ainsi ravi de se débarrasser de son opposition et en particulier des Kurdes, aux frais du budget européen.

Comme les Irlandais installés aux États-Unis, les Kurdes résidant en Europe peuvent jouer un rôle essentiel. S’ils se mobilisent en faveur de leurs compatriotes, ils vont leur apporter les moyens de soutenir une lutte de longue durée et éventuellement de l’emporter. En effet, la création de l’État d’Israël et plus récemment l’arrivée de Kagame au Rwanda nous montrent l’importance des diasporas dans les conflits de ce type. Quelle que soit son évolution, l’UE ne pourra pas s’en désintéresser et devrait dès maintenant se doter d’une stratégie.

Du point de vue kurde, le bilan des dernières décennies n’est pas négatif. Au cours des deux dernières décennies, ils ont obtenu plus que l’autonomie qui leur avait été constamment refusée en Irak et en Syrie. Encore hors de portée, l’indépendance n’est plus impensable, au moins pour le Kurdistan irakien. Mais tout reste précaire et révocable aussi longtemps qu’une solution n’a pas été trouvée dans le sud-est de la Turquie. Ensuite viendra peut-être un processus d’unification, si les mouvements kurdes sont en mesure de mettre fin à leurs divisions, en surmontant les antagonismes entre le post-marxisme du PKK et de ses partenaires syriens et la gestion traditionaliste des partis kurdes irakiens.