Le précédent libyen edit

31 mars 2011

Lorsque nous considérons l’intervention libyenne à l’aune de ses précédents historiques, allons-nous penser que c’est un nouveau Rwanda, une nouvelle Somalie, ou encore autre chose ? Le Rwanda évoque la honte de l’inaction, la Somalie rappelle les coûts d’une action mal exécutée, et «autre chose» pourrait renvoyer à la promesse de faire enfin ce qui convient.

Ce que l’ONU a autorisé en Libye représente un pari dont les enjeux politiques et militaires sont très élevés, et ce pour toutes les parties, y compris la résistance libyenne, la communauté internationale, et le régime de Kadhafi. La controverse suscitée à l’extérieur de la Libye peut surprendre, quand on considère que l’intervention a réussi à prévenir des massacres de civils. Mais elle nous rappelle que si toute activité sociale se déroule dans un contexte historique, le sens qu’elle prend dans ce contexte n’est pas évident : il doit être débattu et interprété.

Les débats sur l’opération militaire ont abordé de nombreux problèmes, y compris sa légalité, le fait qu’elle crée un précédent, sa signification historique, et surtout ses résultats probables.

La question de la légalité est facilement réglée. Le Conseil de sécurité dispose d’un pouvoir légal d’intervenir dans des situations caractérisées par « une violation ou une menace de la paix et la sécurité internationales », et il a déclaré explicitement dans le passé que des catastrophes humanitaires massives pouvaient constituer une telle menace, que leurs causes fussent humaines ou naturelles. La résolution 1973 s’inscrit dans cette tradition, en fournissant un mandat légal dont l’objectif principal est de protéger les innocents contre les exactions du gouvernement. La zone d’interdiction aérienne est une étape vers cet objectif et ne devrait pas être considérée comme une fin en soi.

En droit international, l’opération est donc sans conteste légale. Mais est-elle judicieuse ? Se poser cette question exige de réfléchir sur ses résultats probables, en les comparant aux alternatives réalistes, y compris l’option de ne rien faire.

Comme l’a souligné Juan Cole, de l’université du Michigan, l’intervention crée bien un précédent, mais ce n’est pas celui qu’ont pointé de nombreuses critiques aux États-Unis. Le précédent n’est pas juridique, en ce sens que le Conseil de sécurité serait obligé d’agir à la prochaine insurrection populaire. Cela n’a aucun sens. Il est de nature politique. Comme le dit Cole, « si vous gouvernez un pays et que vous envoyez des brigades de chars assassiner un grand nombre de dissidents civils, vous verrez votre blindés réduits en miettes ». Et créer un précédent de ce genre-là distingue nettement cette intervention, dans le triste catalogue des erreurs récentes, des sur-réactions, des sous-réactions, et des occasions manquées.

Tout aussi unique est l’ampleur du soutien régional. Celui-ci est puissant et ne doit pas être sous-évalué. Le plus important bien sûr a été la voix de la résistance libyenne, qui a demandé de l’aide militaire à l’extérieur pour remédier au déséquilibre par rapport au matériel militaire du gouvernement. L’Organisation de la conférence islamique et la Ligue arabe ont amplifié ces voix, suggérant un large consensus régional autour de l’idée que le régime de Kadhafi avait franchi la ligne rouge de la criminalité. Beaucoup de cyniques, excipant de la longue histoire des États-Unis s’associant à des dictateurs au nom de la « stabilité » contre les mouvements démocratiques, s’attendaient à ce que l’aide internationale ne vienne pas. Mais elle est venue.

L’intervention a commencé alors que les forces de Kadhafi allaient envahir Benghazi et sans doute y perpétrer un massacre, au moment où cette ville était le dernier grand centre de pouvoir anti-Kadhafi. L’alternative à l’action de l’ONU ce jour-là était très probablement un assassinat en masse des opposants politiques le jour suivant. L’intervention doit donc être jugée en fonction de cette alternative, une hypothèse qui est maintenant seulement hypothétique, mais qui était très réelle alors.

La notion de «communauté internationale» est souvent tournée en dérision, au motif qu’elle serait soit vide de sens, soit un masque pour les intérêts politiques d’un État ou d’un groupe particulier. Cette critique est souvent justifiée, mais parfois le concept reprend du sens. C’est clairement le cas aujourd’hui. Ce genre d’action en faveur d’un soulèvement national démocratique menacé d’un massacre certain, c’est ce que doit être la « communauté internationale ».

Ainsi, la référence en matière historique n’est pas l’Afghanistan en 2002 ou l’Irak en 2003. C’est le Rwanda de 1994 ou le Cambodge de 1976, qui sont entrés dans notre mémoire collective comme des moments où l’arrivée rapide des ressources de l’extérieur aurait pu sauver des milliers d’innocents.

L’opération de l’ONU cherche à éviter la situation du Rwanda en 1994, quand les preuves du massacre imminent avaient été largement ignorées. Il y a des chances que ce faisant, elle répète l’intervention somalienne de 1993, si mal exécutée. La mobilisation internationale pour l’aide humanitaire n’est jamais certaine de réussir, et l’histoire nous enseigne plutôt que plus les plans sont grandioses, plus les chances de succès sont faibles. Mais dans le cas qui nous occupe les risques semblent moins graves que ce qui aurait eu lieu si l’ONU et les autres étaient restés sur la touche.

Le résultat de la guerre reste incertain. L’aide internationale aux rebelles renforce leurs capacités mais ne peut remplacer l’insurrection populaire qui a lancé la révolution. Il ne le faut pas et ce n’est pas possible. L’impasse est clairement une des possibilités (même si nous ne parlons pas ici de statu quo ante : Kadhafi ne pourra pas récupérer sa position de dirigeant légalement reconnu). Aux échecs, l’interprétation de l’impasse, qu’on appelle « pat » (une position dans laquelle un camp n’étant pas sous le coup d’un échec ne peut plus jouer sans mettre son propre roi en échec), a évolué avec le temps. En Europe, elle était autrefois considérée comme une victoire pour le joueur à l’offensive. En Russie et en Inde, c’était une victoire pour le joueur dans l’impasse. Aujourd’hui on s’accorde à considérer qu’il y a match nul. En Libye, une telle situation serait vraisemblablement considérée comme une victoire pour Kadhafi. Aux États-Unis, ce serait aussi l’interprétation de Louis Farrakhan ou Michelle Bachman, qui ont tous deux suggéré que s’attaquer à Kadhafi était une erreur. Mais il serait irresponsable de suivre leurs conseils. La preuve la plus claire étant qu’ils sont contredits par ceux qui, en Libye, assument les risques et les coûts de l’insurrection contre le dictateur, et qui devront ensuite vivre avec lui.