It’s the French Exception, Stupid! edit
L’élection présidentielle en France semble avoir suscité un certain intérêt à l’étranger et surtout nombre d’interrogations. La presse internationale s’est ainsi intéressée à la percée de Marine Le Pen ou de Jean-Luc Mélenchon, s’est inquiétée de la droitisation de Nicolas Sarkozy, a été surprise par la violence du débat télévisé Sarkozy-Hollande de l’entre-deux tours, et, plus généralement, par l’âpreté de la campagne présidentielle ou a émis des doutes sur la crédibilité et la viabilité du programme économique de François Hollande. En réalité, ce que la presse internationale semble avoir souligné à propos de l’élection présidentielle de 2012, c’est tout simplement la persistance d’une exception française. A l’instar du candidat à l’élection présidentielle de 1992 Bill Clinton qui rappelait qu’à l’évidence, c’était l’économie qui ferait l’élection – « It’s the Economy, Stupid ! » –, on peut avancer le même type d’argument à propos de la séquence électorale qui vient de s’achever : « It’s the French Exception, Stupid ! » Quels sont les symptômes de cette fameuse « exception française », dont on annonce systématiquement la fin, mais qui ne finit pourtant jamais vraiment ?
Le premier symptôme est l’élection même du président de la République au suffrage universel direct. Celle-ci est tout d’abord plus l’exception que la règle dans les pays industrialisés. Ensuite, cette rencontre singulière d’un homme et d’un peuple n’a rien à voir, par exemple, avec la façon dont le président américain est élu. Le président français est sans doute l’un des chefs de l’Etat qui, dans les pays occidentaux, dispose du plus grand nombre de prérogatives, de la nomination des dirigeants des médias audiovisuels publics jusqu’à la capacité de procéder à une frappe nucléaire. Enfin, cette élection continue de passionner les Français avec des taux de participations très élevés aux deux tours de l’élection, aux alentours de 80 %, ce qui apparaît particulièrement élevé par rapport à ce que l’on peut voir dans d’autres pays industrialisés.
Le second symptôme est une défiance particulièrement significative de la société française vis-à-vis de ses élites politiques. En apparence, il existe une certaine stabilité politique en France. Depuis le début des années 1980, seuls deux partis se sont partagé la présidence de la République et les postes de premier ministre : l’UMP (qui a succédé de ce point de vue au RPR) et le Parti socialiste. Mais au-delà de cette apparente stabilité, en France, depuis 1978, aucun détenteur effectif du pouvoir n’a réussi à être reconduit dans ses fonctions lors d’élections majeures, législatives ou présidentielles, après avoir exercé ce pouvoir (ce qui exclut de fait les élections législatives organisées immédiatement après une présidentielle, suite à une dissolution de l’Assemblée nationale ou non, ou la situation d’un président sortant d’une période de cohabitation dans laquelle le premier ministre était le détenteur effectif du pouvoir). Les sortants sont ainsi systématiquement battus, lors d’élections présidentielles pour les présidents de la République (Valéry Giscard d’Estaing en 1981, Nicolas Sarkozy en 2012) ou les premiers ministres de périodes de cohabitation (Jacques Chirac en 1988, Edouard Balladur en 1995, Lionel Jospin en 2002), ou encore lors d’élections législatives pour des majorités (de gauche en 1986 et en 1993, de droite en 1988, en 1997 et vraisemblablement en 2012). En 2007, il n’y avait aucun sortant lors de l’élection présidentielle. En outre, même si Nicolas Sarkozy appartenait à la majorité sortante, il a été néanmoins élu en se présentant comme un candidat de la « rupture » par rapport à Jacques Chirac. Il en fut de même en 1995. Le sortant, Edouard Balladur, a été battu, alors que Jacques Chirac l’a emporté en se présentant comme un opposant à sa politique. Cette situation constitue à coup sûr une singularité française par rapport à la situation politique vécue dans des pays comme les Etats-Unis, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Elle s’explique par l’incapacité des différents gouvernements à pouvoir répondre aux principales préoccupations des Français, en premier lieu le chômage. Cette défiance des Français vis-à-vis de leurs élites politiques se traduit également par une abstention en hausse dans les élections intermédiaires, une montée du vote blanc ou nul, un vote important en faveur de partis protestataires, de droite, comme de gauche, ou un rejet particulièrement vif des partis politiques dans les enquêtes d’opinion.
Le troisième symptôme de cette « exception française » est la permanence d’une culture politique conflictuelle née de la Révolution française, chaque élection présidentielle permettant de rejouer quelque peu cette révolution. Cela explique la vigueur des mouvements protestataires, ainsi que la virulence des débats. La France est ainsi l’un des rares pays occidentaux à avoir au moins deux candidats de partis trotskistes qui se présentent à une élection présidentielle. L’ensemble des candidats communistes ou néocommunistes au sens large du terme – candidats de partis trotskistes, du parti communiste français ou en 2012, du Front de gauche – obtiennent la plupart du temps des résultats significatifs aux élections présidentielles : 14 % en 1995 et en 2002, 9 % en 2007, 13 % en 2012. C’est en France également que le premier mouvement populiste de la droite radicale a émergé durablement sur une scène publique nationale en Europe, et ce, dès 1983-1984, soit bien avant la percée électorale du FPÖ de Jörg Haider en Autriche. Même si Marine Le Pen développe un discours moins extrémiste que son père, elle incarne néanmoins la droite radicale qui, d’un point de vue numérique, remporte le plus grand succès en Europe en ayant obtenu 6,4 millions de voix lors du premier tour de la présidentielle.
Cette culture politique spécifique tend également à favoriser une sorte de « course aux extrêmes », alors que, dans de nombreux pays, on assiste, au contraire, plutôt à une véritable « lutte pour le centre ». En France, l’extrême-gauche ou la gauche radicale semblent être ainsi quelque peu considérées à gauche comme les dépositaires d’une sorte d’essence pure de gauche, de la « vraie gauche ». Un candidat socialiste se doit donc d’obtenir un label de gauche aux yeux des militants en faisant des concessions vis-à-vis de la gauche radicale, à l’instar de la proposition de François Hollande de taxer certains revenus à 75 %. Ce qui est nouveau en 2012, c’est que l’UMP semble se trouver dans une position similaire vis-à-vis du Front national, comme si Marine Le Pen était la dépositaire d’une essence pure de la « vraie droite ». Nicolas Sarkozy, notamment dans l’entre-deux tours, s’est ainsi efforcé de convaincre les électeurs du FN qu’il était digne de cette appellation « contrôlée » de droite en défendant des valeurs conservatrices ou en mettant en avant des thématiques comme celle des frontières et de la protection. En France, la droite et la gauche sont donc largement prisonnières des extrêmes d’un point de vue idéologique, dans un contexte politique où le centre est soit impuissant, soit totalement soumis. Cela distingue ainsi grandement la situation française de ce qui peut se passer dans les démocraties parlementaires européennes.
Comment expliquer cette persistance d’une exception française qui a été particulièrement prégnante lors de cette séquence électorale ? Elle s’explique par le fait que cette élection présidentielle a été en grande partie une élection de la peur : de la peur collective de subir le sort de la Grèce ou de l’Espagne à la peur individuelle des délocalisations, du chômage et du déclassement social, en passant par celle de l’islamisme radical, de l’immigration incontrôlée ou de la montée en puissance de la Chine. Or, les différents candidats ont tenté semble-t-il de conjurer cette peur en réaffirmant des valeurs traditionnelles, qu’elles soient de droite pour Sarkozy et Le Pen ou bien de gauche, de façon plus ou moins radicale, pour Hollande et Mélenchon, et par conséquent de renouer avec les différents traits de la culture politique française.
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