La démographie médicale est-elle le vrai problème? edit
Les idées fausses ont souvent la vie dure. Nous associons souvent les difficultés d’accès aux soins à une pénurie de médecins. Si ces difficultés sont réelles, elles sont la conséquence d’une répartition des médecins inadaptée aux besoins de la population, de la dérégulation tarifaire, de l’inorganisation des parcours de soins, plus que d’une pénurie médicale qui trouverait sa solution dans la seule augmentation du numerus clausus. Les tensions existent dans certains territoires où spécialités mais le problème est-il d’abord quantitatif ? La démographie médicale ne serait-elle pas l’arbre qui cache la forêt de notre incapacité à remettre en cause une organisation dépassée ? Invoquer la pénurie médicale permet de dissimuler de nombreux dysfonctionnements et de nier une réalité dont la reconnaissance impliquerait des décisions difficiles.
Il y a de plus en plus de médecins, mais aussi de plus en plus de disparités. Il y avait 262 médecins pour 100 000 habitants en 1990, 298 en 2014. En 1990 chacun dénonçait un excès de médecins, conduisant même l’Assurance Maladie à financer un mécanisme d’incitation à la cessation d’activité qui a subsisté jusqu’en 2003. Aujourd’hui tout le monde crie à la pénurie. Vieillissement aidant, l’état de santé des Français se serait-il dégradé depuis un quart de siècle ? Bien sûr, ces chiffres ne reflètent pas la réalité perçue par les patients qui ne trouvent plus de praticiens en secteur 1 dans certaines spécialités ou qui subissent des délais excessifs pour obtenir un rendez-vous. Mais cela justifie-t-il le sentiment de pénurie alors que nous disposons d’une offre médicale abondante, dans la moyenne supérieure des pays de niveau de développement comparable?
Nous n’avons jamais disposé d’autant de médecins. En 2016 la France compte 285 840 praticiens inscrits au Conseil National de l’Ordre des Médecins. Depuis 1990 ce nombre a augmenté de 22% quand la population progressait de 10%.
Mais derrière ces chiffres rassurants se cachent des disparités importantes et des évolutions dans les pratiques, que pouvoirs publics et organisations professionnelles ne peuvent pas ignorer.
Les attentes des médecins ne correspondent plus aux modes d’exercice du passé. L’exercice isolé qui demeure important en France est rejeté par les jeunes médecins qui recherchent plus de collégialité, de pluridisciplinarité, autant pour des raisons de qualité de la pratique que pour préserver une légitime qualité de vie. Mais au-delà, c’est l’exercice libéral lui-même qui est boudé. S’il demeure majoritaire en dehors de l’hôpital, seuls 10,8% des médecins qui se sont inscrits au Conseil de l’Ordre en 2015 ont fait le choix de la médecine libérale. Les syndicats libéraux, pour se rassurer et essayer de défendre une légitimité de plus en plus entamée, nous expliquent qu’il s’agit d’un simple décalage, l’installation étant différée. Ce n’est que marginalement vrai puisque seulement 33,3% des médecins inscrits pour la première fois à l’Ordre en 2008 exercent en libéral en 2016.
Ce mode d’exercice ne correspond ni aux attentes des jeunes médecins, ni aux besoins de la population, tout le monde l’a compris... Entre 2015 et 2016 l’exercice libéral a reculé de 8,2% (13,5% chez les généralistes) alors que le salariat augmentait de 9,4%!
Regardons ce qui se passe autour de nous. Les comparaisons internationales sont indispensables même si leurs résultats doivent être maniés avec prudence. Qu’observe-t-on? D’abord que notre pays est dans une situation moyenne, avec un nombre de médecins par habitants inférieur à l’Allemagne ou à la Suède mais bien supérieur au Royaume-Uni ou aux États-Unis, au Canada ou au Japon, où l’espérance de vie est pourtant particulièrement élevée. Il n’y a en effet pas de relation directe entre la densité médicale et les résultats sanitaires, pas plus qu’entre le montant des dépenses et l’espérance de vie.
Au-delà, un numerus clausus national n’a guère de sens. Les frontières ne sont plus fermées, les femmes et les hommes se déplacent et heureusement. Ils n’exercent plus toujours leur métier là où ils ont formés. Sans entrer dans le débat sur le « pillage des cerveaux », il faut savoir qu’aujourd’hui près de 10% des médecins exerçant en France sont titulaires d’un diplôme étranger (ce taux est bien plus important, plus de 25%, aux Etats-Unis, en Suède ou au Royaume-Uni). Il ne s’agit pas seulement de médecins de nationalité étrangère mais aussi d’étudiants français qui après avoir échoué au concours pour entrer en deuxième année, ou simplement rebutés par la difficulté de la sélection, choisissent de faire leurs études dans une université européenne, contournant ainsi le numerus clausus.
Enfin il est intéressant d’observer combien les conclusions peuvent être différentes d’un pays à l’autre face à une même densité médicale. L’exemple de l’anesthésie illustre parfaitement l’importance de l’organisation et de l’environnement règlementaire. La même densité d’anesthésistes sera considérée ici comme très insuffisante, ailleurs jugée suffisante selon qu’ils assurent ou non les consultations préopératoires ou que celles-ci ont été déléguées à un autre professionnel. La propension à ne pas utiliser de manière optimale les compétences de chaque profession, outre le gâchis de formation et la frustration ressentie par les professionnels sous-utilisés, concentre la rareté dans les métiers les plus compétents qui exercent souvent des tâches qui pourraient être confiées à d’autres. Le récent débat sur la vaccination par les pharmaciens et l’opposition virulente des syndicats de médecins en est une illustration.
La médecine générale, en outre, est en soi un cas particulier. Depuis 2007 le nombre de généralistes en activité régulière a baissé de 8,4% en moyenne, de 18,7% en Ile de France, et ce mouvement devrait se poursuivre jusqu’en 2025. Ces chiffres sont souvent cités, beaucoup moins ceux des autres spécialités. En effet celles-ci ont vu leurs effectifs progresser de 7% sur la même période et cette progression se prolongera elle aussi jusqu’en 2025. C’est le résultat du peu d’intérêt porté depuis des décennies à la médecine générale et aux soins de premier recours, même si la signature récente de la convention médicale est présentée comme une victoire de la médecine générale. On peut craindre que ce soit une victoire à la Pyrrhus, cette convention n’étant pas aussi structurante que le disent la Cnamts et le Gouvernement. D’ailleurs les syndicats d’étudiants, d’internes et de jeunes médecins ne s’y sont pas trompés, six organisations (ANEMF, ISNAR-IMG, ISNCCA, ISNI, ReAGJIR, SNJMG) estimant dans un communiqué commun qu’elle « prolonge pour quelques années encore un modèle d’exercice médical obsolète et qui ne séduit plus, basé sur le paiement à l’acte, l’exercice solitaire, l’absence de pluri-professionnalité et l’absence de coordination ville-hôpital ». Comment dès lors s’étonner du désamour des jeunes médecins vis à vis de l’exercice libéral ?
Des questions sont indiscutablement posées par l’évolution de la démographie médicale. Mais l’approche globale et réductrice dissimule les vraies questions, celles que nous différons depuis trop longtemps. Elles touchent essentiellement aux contours des métiers, aux coopérations professionnelles et à la répartition géographique.
Il est illusoire de vouloir préserver les territoires de chaque profession tout en adaptant l’offre de soins à des besoins en rapide évolution. Les métiers doivent évoluer, il faut prendre enfin conscience que l’omnivalence du diplôme de médecin a vécu, que la spécialisation exige des évaluations plus contraignantes, que d’autres fonctions sont nécessaires et qu’une nouvelle organisation des soins est à inventer. Mais cela suppose moins de rigidité dans la définition des compétences et surtout l’utilisation optimale des connaissances des différents professionnels. Seul le développement massif de l’exercice collectif et pluridisciplinaire permettra d’avancer. Les coopérations professionnelles sont déjà une réalité dans des lieux où les professionnels travaillent ensemble comme à l’hôpital, mêmes si cela se développe souvent en dehors de la rigidité des cadres réglementaires. C’est une nécessité pour répondre aux défis démographiques, mais c’est aussi le moyen de valoriser des compétences et d’éviter la démotivation de professionnels.
Enfin, comment expliquer le tabou de la liberté d’installation lorsque l’on constate que chaque augmentation du numerus clausus ne fait que renforcer les déséquilibres ? En 2003 une conclusion unanime du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie, partagée par les syndicats médicaux donc, concluait que l’échec des mesures incitatrices devait amener à s’interroger sur la liberté d’installation. Nous en sommes loin aujourd’hui, tout ministre de la Santé ou directeur de la Cnam devant avant chaque négociation rappeler que la liberté d’installation ne saurait être remise en cause. Il faudra pourtant le faire même si les moyens sont multiples et pas seulement contraignants. Il faut avant tout rendre de l’attractivité aux territoires désertés, ce qui ne passe pas par les seules mesures financières, les médecins gagnant d’ailleurs mieux leur vie dans les « déserts médicaux », mais par une organisation différente soucieuse de la qualité de la pratique et de la qualité de vie des soignants.
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