Le Jobs Act de Manuel Valls edit

1 mars 2016

« Trop c’est trop » : pour Martine Aubry la politique menée par le couple exécutif Hollande-Valls signe la trahison des valeurs de gauche, et au-delà la mise en péril de la France. La dénonciation de la politique d’accueil des migrants de Merkel, le projet de déchéance de la nationalité et la réforme du droit du travail sont trois manifestations de cette même trahison.

Mais à s’en tenir à la seule dimension économique et sociale de la politique menée par François Hollande et Manuel Valls, la charge des nouveaux frondeurs est aussi dévastatrice. La loi El Khomri est le signe à leurs yeux d’une triple défaite. Idéologique,  la gauche a rendu les armes face à la droite en légitimant son discours sur les effets délétères sur l’emploi d’un code du travail trop protecteur. Économique, la gauche qui n’a pas redressé l’emploi malgré les cadeaux inconsidérés faits aux patrons avec le CICE s’apprête à livrer à l’arbitraire patronal le droit du travail au même prétexte. Politique, la gauche à l’épreuve du pouvoir trahit sa raison d’être qui est de protéger les salariés.

Ce procès à charge est presque modéré si on en juge par les propos du député Pascal Cherki qui parle d’un retour au droit féodal, de l’essayiste Jacques Attali qui dénonce « les mesures insensées » prises sur la durée du travail ou de l’ancien inspecteur du travail Gérard Filoche qui parle de bombe lancée contre le droit du travail.

La charge aubryste relayée par le silence assourdissant du président et du mince soutien apporté au Premier ministre par quelques éléments de sa majorité laissent pantois : comment peut-on gouverner ensemble et instruire un procès en trahison aussi implacable ? Comment, face au cancer du chômage, peut-on rejeter les propositions de la loi El Khomri sur des bases de pur défense des insiders ? Comment peut-on se contenter d’un appel aux grandes réformes sans en donner même un aperçu, quand on a exercé des fonctions gouvernementales ?

En d’autres termes on ne comprend rien au caractère transgressif des propositions de Valls si on ne rappelle pas la situation du chômage français, ses pathologies, et l’échec de 30 ans de politiques publiques en la matière menées aussi par la gauche (avancement de l’âge de la retraite, 39 puis 35 heures, pré-retraites...).

Touchant 3,5 millions de travailleurs soit plus de 10% de la population active, le chômage en France a des caractéristiques encore plus inquiétantes : il est deux fois plus élevé chez les jeunes (24,7%), il n’est jamais descendu en-deçà de 8% depuis 30 ans, même en période de forte croissance, et sa durée moyenne ne cesse de s’allonger (540 jours). Malgré 38 milliards d’euros injectés chaque année dans la seule indemnisation du chômage (1,41% du PIB contre 0,92 pour la moyenne OCDE) et une somme de 32 milliards dans la formation (qui ne profite qu’à un chômeur sur 6), pour ne rien dire des dépenses d’emplois aidés et l’exonération de charges au voisinage du Smic (10 milliards d’euros), tout se passe comme si la baisse du chômage et plus encore le retour au plein emploi étaient un rêve creux et comme si la galère était la seule perspective laissée aux jeunes pour leur accès à l’emploi.

Et pourtant d’autres pays ont réglé leur problème, l’Allemagne certes mais aussi l’Autriche ou les pays nordiques. D’autres semblent emprunter des voies prometteuses même en Europe du Sud avec le Jobs Act de Matteo Renzi. D’après l’OCDE (Q1 2015) le taux de chômage français est de 10,3% contre 7% dans la zone.

Les pathologies de l’emploi en France sont pourtant bien connues :

- Un Smic relativement élevé (à 62,8% du salaire médian il est le plus élevé des grands pays de l’OCDE) qui rend difficile l’accès au marché de l’emploi pour les jeunes peu qualifiés. Le résultat pour les jeunes est soit le chômage, soit une entrée sur le marché de l’emploi par des stages interminables, l’interim et les CDD.

- L’inadéquation entre coûts salariaux et nature de la spécialisation a abouti à un cercle vicieux du low cost. L’emploi non qualifié doit être subventionné et malgré cela 90% des emplois marchands créés en 2015 l’ont été en interim et CDD. L’invocation rituelle de la high tech et des startups non suivie d’effets politiques ne change pas la donne de la spécialisation.

- Des barrières à l’entrée sociales et réglementaires à l’embauche et à la débauche qui créent une véritable peur du recrutement en CDI pour les PME. La longueur des procédures et l’imprévisibilité du coût des licenciements collectifs abusifs en fournissent la meilleure illustration.

- Des seuils sociaux qui renchérissent le coût du travail, ont des effets dissuasifs sur l’embauche et donc sur l’activité.

- Une durée du travail régie avec un grand luxe de détails dans un code du travail sans cesse enrichi et alourdi là où l’accord d’entreprise majoritaire devrait régner dès lors que des principes essentiels relevant de l’ordre public social européen sont respectés.

- Des solutions, toujours les mêmes, qui ont fait la preuve de leur inefficacité, à base de réduction de la durée du travail, de retraites anticipées et d’emplois aidés continuent à entretenir le problème , à un coût grandissant, au lieu de le résoudre.

- Un taux de non-emploi parmi les 15-64 ans à 36% contre 26% en Allemagne et 24,7% en Suède qui témoigne des marges de progression de l’emploi en France, et au total un volume horaire travaillé sur une vie bien inférieur à ce qui se passe tant dans les pays nordiques, rhénans qu’anglo-saxons comme nous l’avons établi dans notre ouvrage Changer de modèle.

C’est dans ce contexte que Manuel Valls entend reprendre l’initiative avec le projet de loi El Khomri, autour d’une idée simple : inventer une flexisécurité à la française dont la partie flexibilité porte essentiellement sur le temps de travail et les barrières réglementaires au licenciement économique et la partie sécurité est garantie par les règles renforcées de l’accord majoritaire d’entreprise et par la Loi.

Le Premier ministre veut s’attaquer à des rigidités majeures du marché de l’emploi et identifiées comme telles.

Il souhaite vaincre la peur des PME d’embaucher en facilitant les conditions d’embauche et de débauche par des indemnisations forfaitaires en cas de licenciements économiques et en précisant à l’avance les motifs légitimes de licenciement économique.

Il entend inciter à travailler plus sans alourdir à l’excès le coût des heures supplémentaires et en laissant aux acteurs de l’entreprise le soin de décider des modalités les plus adaptées de l’organisation du travail.

Il étend les accords de maintien dans l’emploi qui ont réussi en situation de crise pour en faire les outils d’une compétitivité retrouvée. De ce point de vue la réussite du plan Renault et la volonté de Carlos Ghosn de renouveler l’accord dans un contexte économique plus favorable en fournit une illustration.

Il lève enfin les blocages révélées par les affaires Smart et Fnac en reformant l’usage du référendum d’entreprise, sans rien sacrifier de fondamental sur le primat de la négociation sociale puisque le référendum reste à l’initiative de syndicats représentant au moins 30% des salariés.

Si on néglige les anathèmes des amis de Mme Aubry ou le toujours plus du Medef et qu’on reconnaît l’existence d’un sérieux problème de chômage, quatre objections sont habituellement faites au Jobs Act de Manuel Valls.

La première est qu’il y a erreur sur le diagnostic depuis le début du quinquennat : la France ne souffrirait pas tant d’un problème d’offre ou de rigidités structurelles que d’un problème de demande. Mais un pays qui est en déficit de balance courante depuis plus de 10 ans, dont chaque relance se traduit par une accélération des importations, dont les salaires augmentent même en situation de chômage croissant, dont la dépense publique continue à croître et dont la consolidation budgétaire est infime (0,1 point de PIB en 2015) n’est pas un pays qui fait face à des problèmes d’insuffisance de demande. À l’inverse un pays qui ne fabrique pas les produits qui justifient ses coûts ou qui n’a pas les coûts des produits qu’il vend est un pays qui est pris dans la spirale descendante du low cost. La France a donc bien un problème d’offre compétitive !

La deuxième objection est qu’en admettant la réalité du problème d’offre que la France doit traiter en priorité, on ne gagne rien à s’engager dans une spirale sans fin de la baisse des coûts salariaux (CICE) ou ce qui revient au même de la dérégulation sociale. Il n’y a pas d’avenir dans une spécialisation low cost. De ce point de vue, on peut déplorer que des mesures vigoureuses ne soient pas prises pour élever la valeur du travail français par la formation, la qualification, l’innovation, l’entrepreneuriat. Autant de politiques de l’offre qui font défaut !

La troisième est qu’on ne réforme pas efficacement sans mandat politique, dans la précipitation, sans alliés et sans un diagnostic étayé et largement partagé. L’effet de sidération produit à gauche par la loi El Khomri tient en partie au fait que la loi annoncée était d’inspiration sociale puisque d’emblée avaient été écartées lors de sa préparation les sujets qui fâchent sur le SMIC, le CDI ou les 35 heures. Et qu’à l’inverse une innovation sociale majeure était promise avec le Compte personnel d’activité. Des erreurs de communication ne doivent pas pour autant condamner une loi qui commence à s’attaquer aux pathologies du chômage.

La quatrième est qu’on ne peut faire de la flexisécurité en consacrant tous ses efforts au volet flexibilité et en négligeant le volet sécurité. L’absence de droits nouveaux protecteurs dans le cadre du Compte personnel d’activité, le renoncement à toute réforme ambitieuse de la formation pour que le chômeur soit accompagné vers de nouvelles qualifications et vers l’emploi et à l’inverse les mesures prises pour sécuriser le licenciement économique pour les entreprises déséquilibrent la flexisécurité à la française. Cette objection indique davantage des perspectives d’enrichissement de la loi que sa remise en cause.

Au total le Jobs Act de Manuel Valls ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. C’est un pas dans la bonne direction puisqu’il lève deux tabous sur le licenciement économique et les accords dérogatoires d’entreprise. Il esquisse les traits d’une protection individuelle portable avec le Compte personnel d’activité. Il ouvre la voie surtout à des réformes plus substantielles sur la formation, le contrat de travail et la hiérarchie des normes. Raison de plus pour qu’il soit mené à son terme même si les oppositions qu’il suscite révèlent la contradiction entre son objet – la redéfinition des droits des salariés par la négociation sociale – et son mode d’adoption – sous la menace du 49-3.