Les Philippines, une victoire chinoise tactique edit

3 novembre 2016

Sans effort apparent, comme si elle cueillait un fruit mûr, la Chine vient de remporter une victoire diplomatique retentissante en recevant la semaine dernière à Pékin Rodrigo Duterte, le président des Philippines. Après avoir multiplié les insultes à l’égard de son allié américain historique, il est monté en gamme sur le sol chinois, annonçant une « séparation » avec Washington avant de conclure : « Les Etats-Unis ont perdu. Je me suis réaligné dans votre courant idéologique. Et bientôt peut-être j’irai en Russie parler à Poutine et lui dire que désormais c’est nous trois contre le reste du monde, la Chine, les Philippines et la Russie ».

Ce qui apparaît comme une étape majeure de l’effritement de l’ordre sécuritaire nippo-américain en Asie, une rupture stratégique selon nombre d’observateurs, se doit d’être quelque peu nuancé. Duterte a déjà nuancé ses propos à Tokyo lors de sa visite d’Etat au Japon, qui a immédiatement suivi Pékin. Le président philippin y a précisé qu’il ne prévoyait pas de « changement d’alliance », qu’il s’agissait avec Pékin de développer une « alliance commerciale ». Son ministre des Affaires étrangères M. Yasay a quant à lui souligné une quête nouvelle d’indépendance en politique étrangère. En outre, les accords signés à Tokyo incluent une nouvelle contribution japonaise aux capacités de patrouille maritime des Philippines. A-t-on affaire à un véritable tournant géopolitique en Asie ou à une tentative de Manille de profiter des rivalités de puissance entre la Chine et l’alliance nippo-américaine ?

Vu de Pékin, il est trop tôt pour conclure. Mais si la prudence est de mise dans les réactions chinoises, il s’agit bien d’une victoire sans équivoque. La Chine a su donner au président Duterte ce qu’il cherchait. Elle le soutient dans sa grande entreprise, une guerre contre la drogue qui autorise les exécutions extrajudiciaires et a déjà fait 3000 morts, en comptant les bavures. Elle se positionne en outre comme un acteur de premier plan de l’économie philippine – tensions politiques obliges, elle y était plutôt en retrait par rapport à d’autres pays d’Asie du Sud-Est. A Pékin, des investissements dans les infrastructures philippines, ports, réseaux ferrés, énergie ont été annoncé à hauteur de plus de 11 milliards de dollars, ainsi que des prêts bonifiés pour près de 9 milliards. Si l’histoire récente montre que les effets d’annonce ne sont pas toujours suivis d’actions concrètes quand il s’agit d’investissements chinois à l’étranger, il n’en reste pas moins que le sommet de Pékin relance la dynamique économique et commerciale dans les relations bilatérales.

Mais le principal enjeu de la visite pour Pékin était d’ordre politico-stratégique. Il s’agissait surtout de neutraliser la décision du tribunal international saisi par le gouvernement philippin précédent pour  rendre un arbitrage à la lumière de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Le 12 juillet dernier, celui-ci rendit un verdict en tout point favorable à Manille sur la mer de Chine du Sud. Qualifié par l’agence Xinhua de « feuille de papier à jeter à la poubelle », il déclarait illégaux des pans entiers de la politique chinoise en mer de Chine du Sud, y compris son principe fondamental : la ligne en neuf traits, jugée incompatible avec le droit de la mer comme méthode de délimitation de droits maritimes souverains.

Le communiqué conjoint scelle la décision des Philippines d’ouvrir des consultations bilatérales avec la Chine, ce que celle-ci exige depuis toujours – c’est une volte-face, car le gouvernement philippin précédent était précisément allé à l’arbitrage en considérant qu’il n’y avait rien à gagner d’une négociation à huis clos avec une grande puissance. En désarmant les Philippines sur ce point, la Chine remporte la bataille qui comptait vraiment à Pékin. Prochaine étape, un accord autour du récif de Scarborough qui autoriserait les pêcheurs des deux pays à y exercer leurs « droits traditionnels ». L’accès au récif était depuis 2012 interdit aux Philippines par les garde-côtes chinois – jusqu’à il y a quelques jours, lorsque les Chinois ont autorisé les pêcheurs philippins à exercer dans la zone, en y maintenant toutefois une forte présence de garde-côtes. Un tel accord neutraliserait d’autant mieux le verdict de La Haye que le tribunal a lui-même avancé l’existence de droits de pêche traditionnels partagés autour de Scarborough. Pour l’instant, la Chine est déjà parvenue à empêcher une campagne diplomatique internationale appelant au respect du verdict – si les Philippines n’en prennent pas l’initiative, qui le pourrait ?

Au-delà de l’arbitrage de La Haye, la Chine gagne aussi sur le plan de sa sécurité militaire, même si ce gain devra être confirmé. Les Philippines sont au cœur du réseau d’alliances américaines en Asie, une pièce dont l’importance dans le dispositif ne cessait de croitre depuis l’accord signé en 2014 qui permettait la rotation de troupes américaines dans de nombreux points de l’archipel, y compris les bases historiques de Clark et Subic Bay. Si les déclarations de Duterte quant à la fin de la présence militaire américaine sont suivies d’actes, Duterte affaiblira le dispositif de surveillance des opérations navales et aériennes chinoises en mer de Chine du Sud.

Les médias internationaux donnent de Rodrigo Duterte une image caricaturale de cowboy irréfléchi. Du côté de l’administration américaine, le secrétaire d’Etat adjoint à l’Asie Orientale, Daniel Russel, a estimé que ses déclarations « consternantes » participaient d’un « véritable climat d’incertitude sur ses intentions ». Or les nuages se sont déjà dissipés sur sa vision stratégique. Et son revirement n’est pas uniquement motivé par la recherche d’investissements chinois. On aurait tort d’en sous-estimer la dimension idéologique. Ceux qui l’ont fréquenté disent de lui qu’il a de solides convictions anti-impérialistes et anti-américaines et une vision des relations internationales ancrée dans l’ultra-réalisme. Il pense que les rapports de force déterminent tous les choix et que le droit international ne peut nullement corriger les déséquilibres entre forts et faibles. Les Philippines pouvaient-elles vraiment espérer un soutien international pour mettre en œuvre le jugement de La Haye ? Cela aurait voulu dire déloger la Chine des îles artificielles qu’elle occupe selon le verdict dans la Zone Economique Exclusive des Philippines, le récif de Mischief et de Second Thomas – impossible sans faire usage de la force.

Ce coup diplomatique marque l’entrée de la Chine dans une nouvelle phase de sa politique en mer de Chine du Sud, celle de la consolidation de ses gains. En quelques années seulement, elle a établi une position dominante sur les Spratleys en poldérisant à grande échelle et en déployant de manière régulière sa marine et ses garde-côtes; elle a aussi conquis Scarborough. Elle rétablit désormais le principe de la négociation bilatérale, dont elle démontrerait les bénéfices à d’autres candidats potentiels – la Malaisie, le Vietnam – si les discussions sur Scarborough aboutissent. Mais elle n’en a pour autant pas encore « gagné » les Philippines, encore en quête d’espace pour une politique étrangère moins déséquilibrée et plus asiatique et qui profitent du crépuscule de l’administration Obama.