Les risques politiques du piège identitaire edit
Dans les manifestations contre Israël et en faveur de la Palestine auxquelles nous assistons ces jours-ci dans les villes occidentales, on est frappé par l’utilisation quasi constante du terme « colonialisme ». Depuis un certain temps, le dialogue, ou plutôt l’absence de dialogue entre l’Occident et ce que l’on appelle parfois le « sud global » est presque exclusivement dominé par la référence au passé colonial et à sa composante la plus tragique, l’esclavage. Cependant, il est légitime de se demander : pourquoi Israël ? La colonisation a toujours été l’action par laquelle un peuple occupe de force une terre étrangère afin d’y vivre ou d’en exploiter les ressources. Quel est le rapport avec Israël ? Aucune personne saine d’esprit ne peut nier le lien historique ancien entre le peuple juif et la Palestine. Et même si elle s’est considérablement accrue avec le mouvement sioniste au cours des dernières décennies, la présence juive en Palestine n’a jamais cessé malgré la féroce répression romaine de la révolte du premier siècle. On peut reprocher beaucoup de choses à l’État d’Israël, mais pas d’avoir « colonisé » la Palestine comme les Européens l’ont fait pour l’Afrique ; nous parlons d’un État créé en 1948 par une résolution légitime de l’ONU et après une révolte sanglante contre les colonisateurs britanniques. Il est vrai que les implantations juives dans les territoires occupés après la guerre de 1967, sans aucun doute abusives, sont aussi souvent appelées « colonies » ; mais il s’agit d’une extrapolation linguistique. La raison de cette insistance sur le colonialisme est plus profonde et n’a rien à voir avec le conflit actuel.
Que le débat entre l’Occident et le « Sud global », ainsi que les problèmes liés à l’intégration des minorités non européennes dans nos pays, soient déclinés en termes de décolonisation est assurément réducteur. Mais on aurait tort de s’en étonner. Bien sûr, on peut légitimement objecter que les maux du « sud global » ne peuvent pas tous être ramenés à l’expérience coloniale et souligner, en Europe, la complexité des problèmes liés à l’immigration. Cependant, il est incontestable que le colonialisme et l’esclavage ont bien eu lieu, qu’ils ont laissé des traces et que les phénomènes de racisme sont fréquents dans nos sociétés. Il ne faut pas non plus s’étonner que des puissances comme la Russie et la Chine, qui n’hésitent pas à pratiquer le colonialisme quand elles le jugent bon et dont l’hostilité à l’Occident a des raisons et des objectifs bien différents, surfent sur la vague de ce sentiment anti-occidental. On pourrait penser qu’analyser chaque événement international au prisme « décolonial », pratique certes simpliste et improductive, reflétait néanmoins un sentiment compréhensible de peuples ou de groupes qui ont des revendications légitimes et des rancunes compréhensibles à notre égard. Il s’agirait alors de réagir par des réponses et des politiques rationnelles, y compris celles nécessaires à la résolution de la question palestinienne. L’étape suivante, qui est une perversion du débat, consiste à décider que les juifs ne sont au fond que des Blancs coupables des mêmes crimes. Même la Shoah est parfois tournée en dérision de façon obscène comme un « conflit blanc ».
Dans les manifestations de ces dernières semaines, le drapeau « anticolonial » est souvent brandi par des participants originaires du Maghreb ou d’Afrique noire. Le paradoxe, cependant, c’est que cette vision « décoloniale » du monde n’est pas née au Caire, à Dakar ou à Alger (des lieux où, d’ailleurs, à part la critique de l’Occident, il n’y a guère de consensus sur quoi que ce soit). Cette théorie est un produit occidental, né dans les universités américaines puis britanniques, mais aussi dans d’autres pays dont la France avec les travaux séminaux de Michel Foucault, dont se réclament de nombreux chercheurs et théoriciens du décolonialisme. C’est une vision du monde qui va bien au-delà de la question coloniale ou même raciale proprement dite.
Ce qui s’est passé, c’est qu’une partie croissante de la pensée « progressiste » occidentale, fondée depuis les Lumières sur l’universalisme kantien et la recherche de l’égalité, a radicalement changé de cap. Le phénomène a été brillamment décrit par Yascha Mounk dans son dernier livre, Le Piège de l’identité[1]. La solution à tout problème qui touche une minorité opprimée à quelque titre que ce soit, évidemment celles issues des anciennes colonies mais aussi les minorités culturelles, les LGTB, et même la question des femmes, est désormais prêchée en termes de séparation, d’enracinement de sa propre identité ; surtout ne pas chercher la solution dans la réconciliation avec l’adversaire. Dans cette idéologie souvent qualifiée de « wokisme », par un renversement radical de perspective, l’universalisme ne devient plus qu’une habile manipulation des oppresseurs, c’est-à-dire des Blancs. L’Occident n’est pas rejeté pour ce qu’il fait mais pour ce qu’il est, notamment sa culture, son capitalisme, sa démocratie et même parfois sa science ; tout est « colonial ». Il est donc facile d’assimiler les juifs, prototype imaginaire de l’oppression capitaliste, à l’ennemi.
L’obsession identitaire prend des limites paradoxales dans le sens où, si l’oppresseur est toujours et dans tous les cas un, les opprimés ont des revendications irréconciliables les uns contre les autres et ne doivent pas se contaminer[2]. Une position d’ailleurs non dénuée de logique. On a vu dans les événements récents des militants palestiniens rejeter avec horreur la solidarité des groupes LGTB ; qui à leur tour ont du mal à trouver des convergences avec le mouvement féministe, qui d’ailleurs n’a pas bonne presse ni en Afrique, ni dans les pays musulmans. Même dans le monde du spectacle, que l’on voudrait imaginer ouvert à la contamination, on prétend parfois que les rôles ne devraient être joués que par des acteurs de la même couleur, du même sexe, de la même culture ou de la même religion ; le pauvre Porporino doit se retourner dans sa tombe. Abandonnant toute prétention à l’universalisme, le jeu sur les identités peut évidemment conduire à des choix contradictoires qui, cependant, ne sont pas forcément de nature à décourager les dirigeants politiques peu scrupuleux. Les identités peuvent en effet être allumées et éteintes presque à volonté. On le voit en France avec Mélenchon.
Il est facile de comprendre ce que cette fracture pourrait signifier pour la gauche occidentale, qui avait fait de l’égalité son étoile polaire. On le voit dramatiquement ces jours-ci dans la réaction au pogrom du 7 octobre. Il est vrai qu’une certaine méfiance à l’égard des juifs avait accompagné la naissance du mouvement socialiste, mais elle pris fin avec l’affaire Dreyfus, et la Shoah a mis fin à toute ambiguïté ; la guerre des 6 jours de 1967, avec l’occupation par Israël de Gaza, de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est a ensuite marqué une nouvelle difficulté pour la gauche, que les dirigeants politiques se sont néanmoins efforcés de décliner en termes de critique des gouvernements israéliens, et non d’hostilité à l’égard des juifs. L’ambiguïté dans certains cas est devenue difficile à gérer lorsque les partis progressistes ont commencé à recruter des cadres issus de l’immigration musulmane et à dépendre plus ou moins de cet électorat. On a découvert au sein de cette catégorie de la population un antisémitisme profond d’un nouveau genre. Mais au-delà du clientélisme politique et des facilités de langage et de pensée que cela amenait parfois, c’est le vieil antisémitisme qui s’est réveillé au sein d’une fraction de la gauche. Il suffit de penser au traumatisme qu’a subi le parti travailliste britannique sous la direction de Jeremy Corbyn. Cependant, tant que l’universalisme restait la pierre angulaire idéologique de la gauche, la résolution des contradictions était possible. Mais à partir du moment où les conflits politiques sont principalement analysés sous l’angle de l’identité, tout saute et tout devient possible. Face à cette dérive, la gauche traditionnelle semble paralysée et victime du réflexe bien connu selon lequel « il ne faut pas avoir d’ennemis à gaucheé car après tout ce ne sont que des « camarades qui font des erreurs ». En Italie, il a fallu les crimes des Brigades Rouges pour nous faire prendre conscience du danger.
Pendant ce temps, à droite, nombreux sont ceux qui comprennent l’identité parce qu’ils ont toujours fondamentalement rejeté l’universalisme ainsi que les Lumières. En dehors des universités, et parfois avec de forts accents anti-intellectuels, se développe donc un autre mouvement identitaire, symétrique, celui des chrétiens blancs opprimés par le capitalisme cosmopolite et menacés d’invasion par les nouveaux barbares ; une invasion ethnique, mais aussi culturelle, qui subvertit les valeurs traditionnelles ; ce sont les Orban, les Fico, les Poutine. Dans un monde perversement dystopique, le wokisme rencontre Joseph De Maistre.
Il ne semble pas que l’identitarisme de droite soit moins agressif que l’identitarisme de gauche. La nouvelle droite occidentale de Le Pen, Salvini et Meloni est plus avisée car elle est conditionnée par des institutions démocratiques plus solides. Cependant, elle est consciente que si l’on se libère des contraintes de l’universalisme et que l’on épouse l’identitarisme, tout est possible. Si les circonstances l’exigeaient, récupérer le vieil antisémitisme antijuif et le fusionner avec le nouvel antisioniste ne présenterait pas trop de difficultés. Il suffit de regarder Poutine. Avec la perspective inquiétante que la droite aime gagner, alors que la gauche n’a besoin que de témoigner.
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[1] Yascha Mounk, The Identity Trap : A Story of Ideas and Power in Our Time, Penguin, septembre 2023, trad.fr. Le Piège de l’identité : Comment une idée progressiste est devenue une idéologie mortifère, L’Observatoire, novembre 2023.
[2] Voir Guy Groux et Richard Robert, « Le spectre de la convergence des luttes », Telos, 1er avril 2020.