Non, l’ascenseur social n’est pas en panne… même s’il a ralenti edit
On dispose en effet à ce sujet de données statistiques très solides, avec les enquêtes de l’INSEE dites FQP (pour enquête sur la formation et la qualification professionnelle) qui permettent de comparer (sur un échantillon de 40 000 personnes en 2003) la catégorie socioprofessionnelle de chaque personne avec celle de leur père : ce sont les fameuses « tables de mobilité ». On a ainsi des données très fiables à la fois sur le « recrutement » de chaque catégorie sociale (par exemple, quelle est l’origine sociale des agriculteurs ou des cadres ?) et sur la « destinée » de chaque individu (par exemple, quel est le destin professionnel des enfants d’agriculteurs ou d’ouvriers ?).
Or ces données montrent que la mobilité sociale est forte : en 2003, 65% des hommes de 40-59 ans exercent un métier dans une catégorie socioprofessionnelle différente de celle de leur père (en retenant des catégories pourtant très larges : agriculteurs, cadres supérieurs, ouvriers etc..). Bien sûr, cela ne veut pas dire que tous connaissent une ascension sociale, mais c’est le cas de beaucoup d’entre eux, pour une raison simple : la structure sociale se déforme vers le haut, avec un déclin du nombre d’ouvriers et une croissance du nombre de cadres et de professions intermédiaires, et d’une manière plus générale, une croissance du nombre de « cols blancs » qui signe la mutation vers une économie de services. Ainsi, d’après l’enquête FQP 2003, le nombre de positions d’ouvriers a baissé de plus 600 000 de la génération des pères à la génération des fils, tandis que le nombre de positions de cadres et de professions intermédiaires s’accroissait de 1 600 000 entre les deux générations : un formidable appel d’air vers le haut ! Et ce sont en partie ces transformations structurelles qui ont permis à 1 million de fils d’ouvriers de devenir cadre ou profession intermédiaire. A l’évidence un tel résultat infirme l’idée que l’ascenseur social est bloqué.
Bien sûr, même en tenant compte de cette déformation vers le haut de la structure sociale, dans une société mobile, tout le monde ne peut pas être gagnant. Certains chercheurs ont d’ailleurs mis le projecteur sur ce point en popularisant l’idée d’une montée du « déclassement ». Par exemple (toujours d’après FQP 2003), 41% des fils de cadres supérieurs (âgés de 40 à 59 ans) ont connu une telle descente sociale (en devenant salarié des professions intermédiaires, employé ou ouvrier). Mais il est assez curieux de constater que ces chercheurs qui dénoncent par ailleurs l’injustice de la société, puissent s’insurger contre ce fait et le porter au débit de la société qu’ils étudient. En effet, une société dans laquelle la destinée sociale des individus serait totalement indépendante de leur origine serait par définition une société de déclassement pour une part beaucoup plus importante de ses membres que ce n’est le cas aujourd’hui, mais une telle société serait une société parfaitement juste ! Le déclassement est donc un signe d’équité sociale et le dénoncer pourrait signifier que l’on veut protéger les acquis de ceux qui ont atteint les positions les plus élevées dans la société. Une posture pas vraiment progressiste !
D’autres données montrent que la société française est plus fluide qu’elle ne l’était il y a 30 ou 40 ans, par exemple celles sur l’homogamie, c’est-à-dire la tendance à choisir un conjoint dans le groupe social auquel on appartient ou du même niveau social. Un jeune chercheur, Milan Bouchet-Valat, a montré récemment dans un article très fouillé de la Revue française de sociologie, que cette tendance à former des unions dans le même milieu social s’était régulièrement et fortement atténuée depuis la fin des années 1960. Il en conclut que la société française est plus ouverte aujourd’hui qu’elle ne l’était à cette époque et que l’idée avancée par certains chercheurs, comme Louis Chauvel, d’un retour des classes sociales était plutôt invalidée.
Néanmoins, ce constat optimiste sur l’ouverture et la mobilité de la société française demande à être nuancé sur plusieurs points. Tout d’abord la poussée de la mobilité sociale ascendante s’est ralentie dans les années 2000. Prenons un exemple parlant, le pourcentage de fils d’ouvriers qui deviennent cadres ou professions intermédiaires, en comparant trois enquêtes FPQ successives : ce pourcentage n’était que de 22% en 1977 et il s’est fortement accru en 1993 en passant à 32%, mais a pour ainsi dire stagné en 2003 (33%). L’ascenseur social fonctionne toujours mais il n’accélère plus et le destin le plus fréquent pour un fils d’ouvrier reste de devenir lui-même ouvrier (à 46%).
En second lieu, les écarts entre catégories sociales pour accéder aux positions socioprofessionnelles les plus élevées sont restées constants ou se sont même accentués au bénéfice des fils de cadres. Autrement dit, la déformation de la structure des emplois vers le haut a profité à tout le monde, mais un peu plus à ceux dont les familles occupaient déjà ces positions supérieures. L’inégalité des destins sociaux en fonction de l’origine n’a ainsi pas beaucoup évolué. C’est ce raisonnement relatif qui peut alimenter l’argument de la « panne de l’ascenseur social », mais c’est évidemment un raisonnement abstrait qui n’a aucune visibilité sociale : les acteurs sociaux ne comparent pas en moyenne leurs trajectoires à celles des membres des autres catégories sociales ! Ce sont les sociologues de la mobilité sociale qui font ce travail en distinguant mobilité structurelle et mobilité nette ou fluidité sociale (c’est-à-dire celle qui n’est pas expliquée par les transformations structurelles). Par contre les acteurs peuvent facilement comparer leur trajectoire à celle de leurs parents et constater, pour bon nombre d’entre eux, qu’elle s’est améliorée. C’est ce qui explique sans doute d’ailleurs que les jeunes interrogés dans des sondages soient systématiquement pessimistes sur l’avenir de la société (une société de déclassement leur dit-on), mais plutôt optimistes sur leur destin personnel.
Une dernière nuance tient au fait que ces travaux sur la mobilité sociale portent 1) sur les actifs ayant un emploi 2) sur des catégories socioprofessionnelles très larges (les ouvriers, les cadres supérieurs, les professions intermédiaires etc…). Ils ne nous disent donc rien sur ceux qui sont exclus durablement du système de stratification professionnelle et dont il est bien possible que la situation se soit détériorée et rien non plus sur les réaménagements qui peuvent s’effectuer à l’intérieur de ces grandes catégories, notamment aux deux extrémités de l’échelle sociale : chez les très riches et les très pauvres. Des travaux américains montrent que la structure sociale aux Etats-Unis se polarise avec le développement simultané de professions hyper-qualifiées et très fortement rémunérées (dans les nouvelles technologies, la finance etc..) et de métiers de services sous-qualifiés (services à la personne, restauration etc…). Dans une large mesure d’ailleurs ces derniers sont au service des premiers dans la « ville globale » que décrit Saskia Sassen. Dans le même temps, les métiers de niveau intermédiaire – ouvriers qualifiés, employés de banque, secrétaires etc…- tendent à disparaître sous l’effet des mutations technologiques.
Une telle évolution n’apparaît pas encore nettement en France. La classe moyenne y reste nombreuse et n’a pas connu le déclin enclenché dans d’autres pays développés, peut-être à cause de l’importance de la fonction publique et des corps administratifs intermédiaires. Les métiers peu qualifiés dans les services et la restauration se sont également moins développés dans notre pays du fait d’un coût du travail non qualifié trop élevé. Néanmoins, on ne voit pas trop de raisons structurelles qui feraient que la France échappe totalement à ces évolutions. On en voit d’ailleurs les prémisses dans le très haut de la hiérarchie des revenus qui a explosé ces toutes dernières années et dans le très bas de la hiérarchie sociale avec un nombre important et constant de personnes durablement éloignées de l’emploi.
Mais si cette évolution se confirme, il ne faudra pas la lire au prisme de ces notions de déclassement et de panne de l’ascenseur social qui semblent plutôt refléter les préoccupations de la classe moyenne. La véritable question sociale sera plutôt celle des « outsiders » – ceux qui ne rentrent pas dans les tables de mobilité.
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