Dailymotion ou le patriotisme numérique edit
C’est dans le registre picaresque qu’il faut à présent trouver ses mots pour parler de politique industrielle. Ainsi, le vaillant chevalier Montebourg a fait barrage de son corps pour empêcher les vils prédateurs anglo-saxons qui, avec l’aide des pleutres collaborateurs de France Telecom, entendaient ravir clandestinement cette rare pépite technologique issue du génie national : Dailymotion.
Par la rumeur alertés, les preux chevaliers Guaino et Melenchon venus des flancs droit et gauche de la scène politique se rallièrent bruyamment à la croisade montebourgeoise, tout en dénonçant la lâcheté social-libérale du triste sire Moscovici.
Depuis tout un chacun, sollicité sur les étranges lucarnes, devise savamment, dans les micros trottoirs, du rôle de l’état dans le devenir d’une start up de la galaxie numérique. Au même moment, les commentateurs traitent du patriotisme industriel, des guerres intestines de Bercy et des derniers couacs de la communication de la présidence Hollande.
Rêvons un peu … Imaginons un instant que ce problème soit traité « normalement », abordé en termes industriels, financiers et de gouvernance, par des personnes compétentes, puis éventuellement arbitré politiquement. Comment serait-il traité ?
La première réponse est que le rachat par Yahoo d’une plateforme vidéo créée en France, et financée sur le marché publicitaire, n’a aucune raison de défrayer la chronique. Nul enjeu de souveraineté, nul enjeu d’intégrité des réseaux, nulle technologie duale à protéger… rien a priori ne vient justifier que ce sujet soit même porté à la connaissance du gouvernement et a fortiori débattu dans l’espace public.
Sait-on qu’au cours des dernières années nombre de sociétés de l’Internet sont passées sous contrôle étranger dans l’indifférence générale ? Qui, parmi tous ceux qui pérorent aujourd’hui, au nom du patriotisme numérique, s’est soucié de la prise de contrôle de PriceMinister par le groupe japonais Rakuten, de Meetic par le groupe américain Match et de Aufeminin.com par l’Allemand Axel Springer ?
À cet argument, notre flamboyant ministre répond qu’il est en son pouvoir d’empêcher une prise de contrôle d’une pépite technologique française, qu’il entend promouvoir un partenariat équilibré avec l’Américain Yahoo! et qu’il use de son rôle d’actionnaire de référence de France Telecom, le propriétaire de Dailymotion, pour faire prévaloir ses orientations.
Le problème, comme le dit si bien Fleur Pellerin, est que « l’économie numérique n’est pas un village gaulois ». Le premier marché de Dailymotion est les États-Unis avec 35% du chiffre d’affaires, les marchés en développement sont en Asie, en Russie et dans les Amériques. C’est sur ces marchés que Dailymotion a besoin de croître et que Yahoo! lui apporte le soutien commercial et financier nécessaire.
Le problème, comme l’indique le patron de Dailymotion, est que l’accord industriel négocié avec Yahoo! faisait de l’entreprise française la plateforme vidéo du groupe américain au niveau mondial, accélérant ainsi son développement. Sans cet accélérateur de développement Dailymotion aura du mal à tenir sa place face à YouTube.
Le problème, comme l’a déclaré le président de France Telecom, est que l’accord négocié prévoyait le maintien et la croissance des effectifs de la nouvelle entité installés sur le territoire national. Le seul effet de l’intervention du ministre est d’avoir fait fuir Yahoo! laissant à Dailymotion le soin de reprendre à zéro ces négociations pour trouver un partenaire pour son développement.
Depuis, des vocations françaises se font jour : Vivendi, Xavier Niel et d’autres encore disent vouloir s’intéresser au dossier. On ne peut que saluer ce réveil tardif, même si on a quelques raisons d’être sceptique. On peut s’étonner d’abord qu’un authentique entrepreneur comme Xavier Niel se saisisse d’un tel dossier à la suite d’une intervention publique. Quant à Vivendi, bien téméraire est celui qui pourrait dire ce qu’est la stratégie d’un tel groupe, tant il paraît ballotté entre les orientations contradictoires de ses dirigeants achetant un jour la majorité de SFR pour annoncer sa cession le lendemain, se passionnant un jour pour les mobiles au Brésil, pour s’en désintéresser quelques mois après.
L’expérience ratée dans l’Internet de France Telecom est encore plus éclairante. Pour un grand groupe, il y a trois manières de tuer les jeunes pousses de l’Internet après les avoir crées ou acquises. La première consiste à développer dans ses laboratoires une pépite technologique, qu’on transforme en projet de développement, qu’on apporte ensuite à une entité opérationnelle existante, et qu’on finit par lancer sur le marché. L’expérience enseigne que, dans ce cas, l’entreprise n’a pas l’agilité, la mobilité et la souplesse pour promouvoir de nouvelles solutions et s’implanter sur un nouveau marché face à de vraies jeunes pousses tendues vers un seul objectif, le succès.
La seconde, expérimentée par France Telecom avec la constitution du groupe Wanadoo, est d’intégrer des petites entreprises innovantes dans un groupe régi par des procédures organisationnelles, budgétaires et sociales étouffantes : la jeune pousse acquise s’étiole rapidement, décline, l’entrepreneur fondateur la quitte, l’entreprise finit par disparaître.
La troisième consiste à agir en investisseur développeur cherchant à prendre position sur des technologies d’avenir, à accompagner la jeune pousse dans l’ouverture de nouveaux marchés, à lui apporter les financements nécessaires, sans chercher une quelconque synergie avec les activités existantes, ce fut la stratégie de France Telecom avec Dailymotion. Mais pour un groupe dont le cœur de métier décline, qui doit affecter ses ressources à financer le social, et préserver son cœur de métier par des acquisitions sur les marchés en développement du mobile, la tentation de céder les participations périphériques est grande. C’est pourquoi l’idée d’un partenariat 50/50 entre un France Telecom, sur le retrait, et un Yahoo! « pure player » de l’Internet est absurde. Comment imaginer que Yahoo pourrait offrir 50% de sa base de clientèle mondiale à France Telecom pour déployer une solution technique développée par Dailymotion pour le plus grand profit de France Telecom ?
On l’a peu noté, mais cette intervention de l’État constitue une pure régression dans la gouvernance des entreprises publiques. On avait pu croire après les différents scandales qui avaient conduit à la mise en place de l’APE que les choses étaient claires : à l’État actionnaire quand il est majoritaire, la nomination du PDG et la rédaction d’une feuille de route définissant les principales orientations que l’État fixe à l’entreprise qu’il entend contrôler ; à l’APE, le soin de se comporter en actionnaire avisé, surtout si l’État est minoritaire, en agissant au sein du Conseil d’administration ; au management, la responsabilité exclusive de la gestion de l’entreprise. Or dans le cas Dailymotion, un ministre se substitue au PDG, à l’APE, au CA pour décider de bloquer un projet alors que l’Etat est actionnaire majoritaire. La démarche est d’autant plus surprenante que l’Etat, dans le cadre de la procédure de contrôle des investissements étrangers, aurait pu empêcher cette cession en toute légalité.
Une fois de plus et au mépris des efforts faits par tout un gouvernement pour corriger les effets du choc fiscal, effacer l’effet calamiteux des saillies contre l’indésirable Mittal, et renouer avec les entrepreneurs après l’épisode des Pigeons, le ministre Montebourg préfère l’affrontement théâtral au traitement des dossiers, les vitupérations à l’intelligence pratique, le viol des procédures et le micro management à la fidélité à l’esprit et à la lettre des textes.
L’étrange est que les Français apprécient un comportement, une attitude et au total une politique qui ne connaissent que des échecs, comment le comprendre. Aurions-nous un goût immodéré pour le panache ? Préfère-t-on perdre avec Montebourg que gagner avec Hollande ? Faut-il incriminer un anti-américanisme toujours présent ? La crise ferait-elle à ce point douter les Français d’eux-mêmes qu’ils préféreraient dire non sans s’interroger sur les coûts et les conséquences ? Les fanfaronnades en position de faiblesse comme la revendication du 50/50 exprimeraient-ils le malaise français ? En tout cas plus le temps passe, plus les échecs de son action sont avérés et plus Arnaud Montebourg prend du poids politique. N’a-t-on pas vu Mélenchon appeler à le mettre à la tête d’un gouvernement rouge-rose-vert ?
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