23 juillet 2023: le suspens espagnol edit

18 juillet 2023

Convoquées par surprise, les élections générales du 23 juillet prochain mobiliseront-elles les électeurs alors que les vacances, et plus encore la canicule, seront dans les esprits ? La question hante les partis qui redoutent les effets d’une mobilisation bien difficile à obtenir. Comment faire campagne avec des meetings géants quand on ne peut les organiser qu’à partir de 22 heures ? Comment faire parvenir à l’électeur un message politique quand il est déjà en vacances (et donc qu’il a éventuellement déjà voté par correspondance !) ou sur le point de l’être ?

Médiatiquement, l’espace est saturé par cette campagne atypique. Les sondages se multiplient, les interventions télévisées des candidats à la présidence du gouvernement aussi. Les quotidiens sont riches d’analyses et de prises de position… mais qui lit encore un quotidien ? L’écart que l’on relève entre la tension de la classe politique et l’indifférence, le plus souvent fatiguée, des Espagnols relève du phénomène général qui affecte l’Europe démocratique. Le 23 juillet prochain les Espagnols voteront selon des critères qui leur sont propres mais qui s’articulent à des problématiques plus générales. Il leur faudra d’abord évaluer par un vote-sanction ou un soutien l’action de la majorité sortante en même temps qu’il leur faudra adhérer à un programme. Le scrutin régional et municipal du 28 mai dernier a donné une dynamique évidente au vote sanction. Mais quelle nouvelle majorité pour quelle politique ? Et surtout, quelles perspectives d’ensemble souhaitent se donner les Espagnols à partir des organisations qui structurent le débat public ?

Face à la menace du vote sanction: créer une vraie-fausse tension

Le scrutin du 23 juillet est présenté par Pedro Sánchez (PSOE) comme un scrutin décisif : soit la poursuite d’une politique progressiste, soit le retour aux pires errements d’un conservatisme imprégné de franquisme. Pour la gauche radicale, regroupée sous une nouvelle coalition (SUMAR – ce qui veut dire additionner, ajouter) emmenée par l’élégante vice-présidente du gouvernement, la communiste Yolanda Díaz, il s’agit de rien moins que de freiner le fascisme. Ce qui est en cause ce serait la résurgence du franquisme qu’incarne le parti d’extrême droite VOX. Jordi Amat, essayiste catalan et éditorialiste à El País écrit ce dimanche 9 juillet : « Votez Vox, c’est votez Franco ».

À droite, l’ambiance est assez similaire : si le Parti Populaire de Nuñez Feijóo entend résister à l’exagération, il reprend sans cesse le slogan de « mettre fin au sanchismo » et axe sa campagne sur le rejet personnel de la figure du président Sánchez. Quant à VOX, la campagne est beaucoup plus offensive sur le plan idéologique et le parti ne se contente pas de dénoncer Pedro Sánchez mais entend faire reculer l’agenda et les propositions progressistes.

C’est d’ailleurs autour de ces questions que tourne l’essentiel de la campagne. La gauche dénonce la guerre culturelle qu’entend mener VOX et la relie aux tendances ultra-conservatrices venues des États-Unis. Dans un pays où l’opinion publique a un fond anti-américain et où les dérives réactionnaires du Parti républicain trumpisé inquiètent, le pari n’est pas insensé. Cela permet de développer toute une rhétorique du danger – retour du machisme, de l’intolérance, de la violence – dont on espère un surcroît de mobilisation de l’électorat progressiste. Ce positionnement semble idéologique et VOX y répond par une dénonciation de l’obsession LGBTQI+ et Trans qui rencontre un écho évident dans une partie de l’opinion publique. Selon certaines enquêtes, le PSOE aurait perdu le soutien d’un million d’électeurs compris entre 18 et 54 ans à cause de ces politiques en faveur des minorités sexuelles. En plaçant la campagne sur ces points de crispation, la gauche veut montrer le caractère ultra-réactionnaire de VOX en même temps que VOX se présente comme la garantie d’un authentique programme de droite. Le PSOE, SUMAR et VOX ont donc un intérêt commun en crispant et en polarisant ainsi le débat public.

Aussi assiste-t-on à une montée en tension rhétorique qui ne fera que s’accentuer. La dernière semaine de campagne, qui plus est, sera marquée par l’anniversaire du coup d’État militaire du 18 juillet 1936 qui devait déclencher la Guerre Civile. Aussi votera-t-on le 23 juillet dans une ambiance qui aura été bien chauffée…

Résister à la tentation populiste

Le PP est favori pour ces élections. Les sondages lui accordent entre 30 et 34% des intentions de vote, soit entre 128 et 150 sièges (ce qui représenterait un gain minimal de 39 sièges et maximal de 61) . Le PSOE oscille entre 24 et 28% (105-120 sièges). Mais le PP pourra-t-il gouverner ? Telle est la grande et peut-être la seule question. Les enquêtes accordent à la droite une majorité absolue comprise entre 176 (la limite est là) et 186 sièges. Tout dépendra donc de l’équilibre des forces entre PP et VOX. Cependant, quelques indices laissent penser – et c’est le pari de Pedro Sánchez – que cette majorité absolue reste évitable. Sans doute, sera-t-il impossible de former un gouvernement alternatif emmené par le PSOE, mais la victoire du PP pourrait se révéler stérile et les Espagnols devoir à nouveau voter dans six ou huit mois comme ce fut le cas en 2015-2016 et en 2019.

Mais depuis les élections régionales et municipales du 28 mai dernier, plusieurs accords de gouvernement ont été passés entre le PP et VOX, notamment dans les communautés de Valence et d’Estrémadure. Le PSOE tient là l’argument principal de sa campagne : PP et VOX sont les deux visages d’un même projet réactionnaire. Aux Baléares, le PP a obtenu l’abstention de VOX. En revanche à Murcie et en Aragon, les négociations sont bloquées (encore qu’en Aragon, VOX a réussi à faire élire une de ses députées comme présidente de l’assemblée régionale).

L’enjeu est extrêmement simple : quelle droite reviendrait au pouvoir si le PP l’emportait le 23 juillet prochain ?

Le leader du PP, Alberto Nuñez Feijóo entend incarner une position modérée et rejette la tentation populiste. Il a rappelé que les droits de la communauté LGBTQI+ étaient sacrés, que l’avortement devait être protégé et que ce cadre constitutionnel ne serait pas modifié. Autrement dit, sur le plan idéologique, il est beaucoup plus proche du PSOE que de VOX. Ce positionnement est-il tactique ou stratégique ? Difficile de répondre à la question puisque ce seront les conditions parlementaires issues du vote du 23 juillet qui permettront d’y répondre. À titre personnel, je crois plutôt à un positionnement stratégique. Le PP espagnol, membre du PPE (Parti Populaire Européen), veut être libéral et européen. Si partie de ses électeurs sont plus conservateurs, le PP est conscient que les dynamiques culturelles et sociologiques en Espagne ne favorisent pas un modèle social conservateur. Inutile donc de prétendre être une digue contre le progressisme, ou un fer de lance réactionnaire. Le PP de Feijóo veut d’abord être un parti de gestion. Mais rien n’assure que cette position puisse être tenue si l’avenir passe par une coalition avec VOX qui réclamera d’imposer sa marque sur le programme gouvernemental. Pour le dire plus pratiquement encore, on peut penser que si le PP approche des 150 députés contre une petite quarantaine, voire moins, pour VOX, ce pari de la modération pourrait être gagné. Mais VOX ne sera-t-il pas tenté par la politique du pire et ses dénonciations de la « droite couarde » ne deviendront-elles pas des menaces ?

Si tout l’enjeu du PP est d’éviter la tentation populiste, force est de constater que Pedro Sánchez, avec toute l’habileté qu’on lui reconnaît, sait admirablement faire du populisme sans avoir l’air… Sa campagne, assise sur une présence télévisuelle écrasante du leader, ne cesse de simplifier les enjeux du débats… au risque de perdre son principal atout, son bilan. Bien entendu, le président et le PSOE revendiquent un bilan économique et social flatteur (taux maximum de cotisants à la Sécurité Sociale, reflux du chômage, augmentation de presque 40% depuis cinq ans du salaire minimum, réussite d’une réforme des retraites consensuelles et d’une réforme du marché du travail que même le PP n’entend pas remettre en question !). Mais paradoxalement, en insistant sur le danger réactionnaire, le PSOE souligne à l’excès son bilan sociétal qui est facteur de clivage beaucoup plus que de consensus.

Et l’héritage politique démocratique espagnol?

D’ailleurs le bilan sociétal du gouvernement Sánchez est-il socialiste ou ne le doit-on pas d’abord et principalement à Podemos et à ses figures de proue que sont les ministres de l’Égalité Irene Montero et des Droits sociaux Ione Bellara ? Les deux dernières grandes lois – celle de la liberté sexuelle appelée aussi « seul un oui est un oui » et celle de l’autodétermination de genre – ont été portées par podemos. Certes, elles ont eu un coût électoral à cause de leur faiblesse juridique. Mais elles demeurent centrales dans la revendication de modernité et de progressisme de la gauche.

Derrière cette question en apparaît une autre : celle du fonctionnement du gouvernement de coalition, PSOE-Podemos, mis en place en janvier 2020. Rappelons d’abord qu’il s’agit du premier exercice de coalition dans l’histoire de la démocratie espagnole depuis 1978. Mais avec un système parlementaire qui connaît une dérive présidentialiste évidente – et dans laquelle Pedro Sánchez s’est coulé avec aisance –, il est difficile de mener une campagne électorale quand on est à nouveau compétiteurs. L’équipe sortante n’est pas unie… pire même, elle n’a jamais été autant désunie et l’une des raisons de la dissolution voulue par Sánchez était que son partenaire d’extrême gauche sortait complètement brisé des élections régionales. C’était le moment de lui donner le coup de grâce. Un paramètre semble lui avoir échappé dans son calcul. La mise en place d’une nouvelle plate-forme de gauche – SUMAR – par sa vice-présidente Yolanda Díaz a pris du retard et, pour exister, elle chasse sur les mêmes réserves électorales que le PSOE. La coalition a en partie renforcé le PSOE (dont il ne faut pas oublier l’extrême faiblesse dans laquelle il a été entre 2011 et 2018) en récupérant le gouvernement. Mais elle l’a aussi considérablement affaibli en brouillant son image de parti transversal.

Les élections du 23 juillet prochain viendront donc sanctionner un cycle politique extrêmement dense inauguré par la motion de censure de juin 2018 qui hissa Pedro Sánchez à la tête du gouvernement. C’était une première dans l’histoire qui s’inscrivait dans une législature marquée par la grave crise catalane. Aussi, comme historien, je pose l’hypothèse que ces élections s’inscrivent à la fois dans la séquence ouverte par les crises successives de 2017, 2018 et des blocages politiques de 2019 et qu’en même temps elles mobilisent des cultures politiques qui, depuis la transition démocratique, se sont consolidées. On avait annoncé la fin du bipartisme quand PP et PSOE ne regroupaient plus que 50% des voix (2019) alors qu’ils en monopolisaient 85% en 2008. Ce bipartisme revient progressivement (60% cette fois-ci ?) en même temps que les formations disruptives des années 2015-2016 (Ciudadanos et Podemos) ont fait long feu, sans que l’espoir qu’elles avaient incarné aient disparu de l’horizon d’attente des Espagnols.

Peut-être que ce que les Espagnols déplorent avant tout c’est la liquidation de l’héritage politique, intellectuel et moral de la transition démocratique quand les partis étaient capables de créer ensemble, en dépit de leurs désaccords et grâce à leurs différences, un socle commun. Par le militantisme antifranquiste qui fut transversal, par le souci d’éviter la répétition d’un conflit violent, une culture politique avait permis la naissance d’un modèle démocratique espagnol. Quarante ans de clientélisme, de politique des partis, de relations devenues incestueuses entre l’administration et les gouvernements ont fabriqué une démocratie fatiguée, c’est-à-dire un corps de citoyens méfiants à l’égard de ceux qui sont censés les représenter. L’Espagne, en ce sens, n’est guère différente de ses voisins européens… Hélas !