De quel libéralisme Emmanuel Macron est-il le nom? edit
À en croire ses pourfendeurs, campés aux deux extrémités de notre échiquier politique, Emmanuel Macron ne serait que l’incarnation hexagonale du libéralisme, ce virus venu de l’étranger et qui, sous diverses formes (néo- ; ultra- ; sauvage ou rampante), aurait irrémédiablement infecté la mondialisation actuelle, pour le plus grand malheur des plus démunis. L’intéressé quant à lui s’est toujours montré prudent lorsqu’on l’interrogeait sur son rapport au libéralisme ; ce qui peut fort bien se comprendre dans un pays comme le nôtre, où cette école de pensée est si volontiers caricaturée – et si largement méconnue. Pour autant, lorsqu’on lit le programme d’En Marche ! et plus encore le livre Révolution, il est difficile de ne pas pleinement inclure le nouveau Président de la République française dans ce que l’historien anglais Michael Freeden appelle la « famille libérale » ; soit une vaste nébuleuse idéologique à l’intérieur de laquelle peuvent se manifester de substantielles divergences, mais dont les membres partagent néanmoins une « structure conceptuelle stable », fondée sur quelques principes intangibles, comme la défense intransigeante de la liberté, de l’initiative et de la responsabilité individuelles, ou encore le goût prononcé du pluralisme et de la tolérance, contre toutes les formes de dogmatisme.
À lire et à entendre Emmanuel Macron, il peut sembler aussi aisé de l’inclure dans cette grande famille libérale que délicat de le rattacher à un courant précis au sein de cette mouvance hétéroclite. Car s’il développe une pensée indéniablement cohérente – allant jusqu’à affirmer dans une interview récente à Médiapart qu’il essayait « de construire une pensée qui fait système » –, il n’en reste pas moins avare de références théoriques ou livresques (ce qui ne saurait nous étonner de la part d’un homme politique, s’il n’était aussi iconoclaste). De fait, même son éloge répété de Paul Ricœur, dont il fut brièvement le collaborateur, concerne davantage l’homme que la pensée (une pensée assez peu politique du reste). Et ses fréquentes références à Jean Jaurès relèvent davantage d’un lieu commun flattant à peu de frais la gauche française que d’une authentique dette spirituelle. Il n’est donc pas facile d’établir une généalogie intellectuelle précise de son projet politique, même si cela ne doit pas nous interdire des rapprochements entre certains des thèmes récurrents de son discours et un (ou des) courant(s) particulier(s) de la galaxie libérale.
C’est ainsi par exemple que l’on est d’emblée tenté d’établir un parallèle entre le projet politique d’Emmanuel Macron et la « Troisième Voie » théorisée il y a une vingtaine d’années par le sociologue anglais Anthony Giddens, avant de fournir à Tony Blair un nouveau logiciel idéologique destiné à refonder la gauche travailliste sous les traits du New Labour. Tout se passe en effet comme si le leader d’En Marche ! était en passe d’imposer à la gauche française de gouvernement cet aggiornamento idéologique que le Parti socialiste s’est jusqu’à sa tombe refusé à faire ouvertement, préférant se réfugier dans le déni jospinien de la « parenthèse » (ouverte en 1983 mais jamais officiellement refermée) puis dans la tiède synthèse hollandaise, source d’ambiguïtés et de rancœurs infinies. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Tony Blair a récemment publié dans Le Monde une tribune tressant des louanges au nouveau locataire de l’Élysée, dans lequel il ne peut s’empêcher de voir une sorte d’héritier spirituel – même si, à la différence de l’ancien Premier ministre britannique, le nouveau chef de l’État français entend imposer sa « révolution conceptuelle » en brisant le Parti socialiste en même temps que le clivage gauche-droite ; là où Blair avait pu opérer de l’intérieur du parti travailliste une mue idéologique de grande ampleur. Reste que la comparaison entre les deux entreprises politiques s’impose d’elle-même, et qu’elle dépasse largement les analogies superficielles, comme la jeunesse commune aux deux hommes (Tony Blair n’avait que 44 ans lorsqu’il est entré au 10 Downing Street) ou encore leur évident charisme (on a quelque peu oublié, après le fiasco irakien, l’espoir qu’avait pu susciter outre-Manche l’arrivée au pouvoir du New Labour en 1997).
Le parallèle entre le blairisme et ce qui deviendra peut-être un jour le macronisme est bien plus profond qu’il n’y paraît, car il touche à la synthèse que les deux hommes opèrent – chacun à leur manière – entre les préoccupations sociales traditionnelles de la gauche et un héritage libéral en partie commun. En effet, leur synthèse sociale-libérale ou libérale-sociale emprunte beaucoup à ce que l’on a appelé au tournant des XIXe et XXe siècles, le « nouveau libéralisme »[1], dans la mesure où l’un et l’autre offrent une actualisation d’un corpus d’idées largement nées avec la deuxième révolution industrielle, et qu’il s’agit aujourd’hui d’adapter aux défis de la mondialisation (parfois qualifiée de « troisième révolution industrielle »).
On peut même faire remonter les racines de cet héritage idéologique – plus ou moins conscient et assumé – jusqu’à John Stuart Mill ; un auteur tout à fait charnière dans la riche histoire de la pensée libérale. Certes, rien ne prouve qu’Emmanuel Macron l’ait lu, pas plus du reste que les divers penseurs qui à sa suite ont contribué à forger le « nouveau libéralisme » : Thomas H. Green et Leonard T. Hobhouse outre-Manche avec le New Liberalism ; Léon Bourgeois en France avec le « solidarisme » ; Carlo Rosselli et les « socialistes libéraux » en Italie ; ou encore John Dewey et Woodrow Wilson aux États-Unis avec le « progressisme », etc. Il n’en est pas moins saisissant de constater à quel point la société de mobilité et d’égalité des chances qu’entend promouvoir Emmanuel Macron s’inscrit pleinement dans un courant parfaitement identifiable pour l’historien des idées politiques.
Né d’une inflexion majeure du libéralisme, il a été inauguré par les dernières œuvres de John Stuart Mill (qui s’est rapproché du socialisme à la fin de sa vie) et s’est ensuite prolongé jusqu’à nos jours, à travers des penseurs fort divers, mais tous attachés à réconcilier la liberté et une certaine forme d’égalité (John Rawls pourrait en fournir un bon exemple). Cette inflexion décisive du libéralisme a opéré trois mutations majeures par rapport au libéralisme classique des XVIIe et XVIIIe siècle. La première a consisté à substituer à la vision atomistique de l’individu qui dominait à l’époque des Lumières (et qualifiée par ses adversaires de « robinsonnade ») une nouvelle conception, plus sociale et plus mobile. En effet, ce que Mill choisit de nommer « individualité » ne désigne plus un concept statique, mais un être social en devenir, qui entend accomplir un projet de vie, c’est-à-dire faire fructifier ses talents et exploiter au mieux ses potentialités. Or c’est là très exactement ce que ne cesse de répéter Emmanuel Macron, qui dit croire « profondément à une société du choix, c’est-à-dire libérée des blocages de tous ordres » et « dans laquelle chacun pourrait décider de sa vie ». Une société où les individus seraient « en marche » en quelque sorte…
De cette première inflexion découle une deuxième, tout aussi cruciale : le passage de la « liberté négative » du libéralisme classique (ce que les anglo-saxons appellent freedom from) à la « liberté positive » du nouveau libéralisme (freedom to). Alors que le premier concevait la liberté comme une simple absence d’oppression ou de coercition ; avec le second, la liberté est conçue comme le pouvoir d’agir, comme la capacité à accomplir une tache, en exploitant pleinement ses facultés. Cette mutation est fondamentale car l’obstacle à la liberté n’est plus du tout le même. Dans le libéralisme classique, c’est l’autorité arbitraire (celle du pouvoir politique ou de l’autorité religieuse) qui opprime l’individu en le privant de son indépendance. Désormais, c’est l’absence de moyens (y compris financiers) qui l’empêche de s’épanouir librement et de faire fructifier son potentiel. D’où un rapport radicalement différent à l’État : là où le libéralisme classique y soupçonne toujours une menace, le nouveau libéralisme y voit au contraire un précieux allié pour l’individu ; cet être social en construction. Là encore, on retrouve un thème omniprésent chez Emmanuel Macron, qui n’hésite pas à vanter le rôle d’« investisseur social » de l’État, notamment lorsque celui-ci dépense pour l’éducation ou la formation permanente.
La troisième et dernière grande mutation opérée par le nouveau libéralisme concerne la conception de l’égalité, puisqu’il substitue à une stricte égalité juridique la notion d’égalité des chances qui, une fois encore, est omniprésente dans le discours macronien. Celui-ci va d’ailleurs jusqu’à prôner une forme de discrimination positive, puisqu’il ne cesse de répéter que « l’uniformité ne signifie plus l’égalité » et que « l’égalité ne consiste pas à faire pareil pour tout le monde ». Au contraire, dit-il, « l’égalité réelle » consiste à « donner plus à ceux qui ont moins », « à faire plus pour ceux qui ont moins ». L’idée est amplement développée dans Révolution, mais elle a aussi trouvé une traduction concrète dans le programme du candidat Macron, sous la forme de diverses mesures-phares, comme les emplois francs destinés à encourager l’embauche des habitants des quartiers prioritaires (avec une prime de 15 000 euros sur trois ans pour le recrutement en CDI d’un habitant de ces quartiers), les classes de douze élèves en CP et CE1 en zone prioritaire, ou encore une prime annuelle de 3000 euros pour les enseignants qui accepteraient d’y être mutés, etc.
On peut du reste remarquer que la conception de l’égalité que développe le nouveau président de la République se distingue aussi bien du socialisme – qui raisonne d’abord en termes d’égalité des conditions – que du libéralisme classique – qui raisonne exclusivement en termes d’égalité des droits. En effet, Emmanuel Macron est bel et bien un libéral puisqu’il entend simplement faire en sorte que chacun soit à égalité sur la ligne de départ (quitte à donner un coup de pouce à ceux qui souffrent d’un handicap initial), tout en laissant ensuite la compétition et l’émulation porter leurs fruits dans la mesure où les individus devront prouver leur mérite en travaillant, osant, innovant, risquant, etc. Il est peu de thème qui revienne aussi souvent sous sa plume que celui de la réhabilitation du mérite et de la réussite individuelle (un ethos devenu depuis des décennies largement étranger à une gauche française plus encline à la commisération envers les plus démunis ou à l’invective envers les plus aisés). Pour autant, à la différence du libéralisme classique, le créateur d’En Marche ! ne se contente pas de revendiquer une stricte égalité juridique, pas plus qu’il ne renvoie l’échec à une simple faute morale, comme dans la vision spencérienne qui dominait à l’époque victorienne (et qui, aujourd’hui encore, n’est pas étrangère à un certain libéralisme conservateur). La société macronienne de la mobilité (par opposition à la société de privilèges et de statuts) et de l’égalité des chances (à rebours d’une certaine forme de darwinisme social) retrouve ainsi une logique qui a été initiée par le nouveau libéralisme il y a maintenant plus d’un siècle, avant d’être reprise notamment par la troisième voie blairiste – héritière directe du New Liberalism.
Pourtant, il existe une différence non négligeable entre celle-ci et le libéralisme d’Emmanuel Macron. En bon Français, ce dernier accorde à l’État un rôle sensiblement plus important que nos voisins britanniques. En effet, alors que Blair et Giddens imaginaient volontiers que (pour des raisons d’efficacité notamment) le secteur privé pouvait en partie se substituer à l’État en accomplissant un certain nombre de missions de service public, le candidat d’EM s’avère autrement plus réservé sur cette question. Ainsi, dans Révolution, il ne cesse de renvoyer dos à dos la gauche conservatrice, qui attend tout de l’État, et ceux qu’il appelle les libéraux doctrinaires, qui au contraire attendent le salut du pur et simple démantèlement de la puissance publique. Dans le même esprit, le futur président écrit de l’école, de la santé (et même de la transition écologique) que si ce sont là « des domaines où l’action publique peut faire mieux » ; en revanche « personne ne peut faire sans elle ». De fait, l’État conserve un rôle tout à fait essentiel dans le programme macronien, comme l’illustrent les cinquante milliards d’investissements publics annoncés, ou encore le « volontarisme lucide » prôné en matière de politique industrielle. Ce faisant, le nouveau Président de la République s’avère fidèle à la fois à un libéralisme français traditionnellement statophile et à sa formation d’énarque et d’inspecteur des Finances (deux institutions ayant toujours eu une conception de l’économie très statocentrée). De la même manière, il semble devoir rester très hexagonal dans sa conception même du pouvoir. Car si l’on se fie à sa pratique de chef de parti et de candidat, ou encore à ses premiers pas de Président élu, notre jeune monarque républicain semble développer une approche du pouvoir très verticale, centralisée, autoritaire, « jupitérienne » (pour reprendre ses propres termes). Doit-on y voir l’amorce d’une forme de volontarisme à la Bonaparte (celui du Consulat) dont la conciliation avec le libéralisme, sans être nécessairement impossible, n’en est pas moins problématique à maints égards ? Ce sera là, à n’en pas douter, une question que nous aurons à nous poser dans un proche avenir. Mais cela suppose au préalable d’accorder un peu de temps à notre Président afin de pouvoir mesurer avec précision ce qu’il entend pratiquement par un retour à « l’esprit de la Ve République » – ce qui semble être son intention profonde.
[1] À ne surtout pas confondre avec le « néolibéralisme » des années 1970 et 1980 incarné par des penseurs comme Milton Friedman ou Hayek, et qui correspond bien plutôt à une tentative de retour aux principes du libéralisme classique, qui aurait été « trahi » par Mill et ses successeurs.
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