Jalons pour une Union franco–kanak supranationale edit
Si le référendum du 12 décembre 2021 ne règle en rien la question de l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie c’est parce que les principaux acteurs impliqués n’ont pas respecté les esprits rocardien des Accords de Matignon-Oudinot de 1988 et jospinien de l’Accord de Nouméa de 1998, visant la pacification du territoire dans le respect et le dialogue mutuels. En tout premier lieu, l’État, sous la houlette du président Emmanuel Macron et du premier ministre Jean Castex, en rejetant la demande tout à fait légitime des forces indépendantistes et du Sénat coutumier de reporter de quelques mois la date du scrutin pour cause de première et grave vague Covid-19 sur le Caillou, a tenté de forcer le passage. Il avait pourtant jusqu’en septembre 2022 pour organiser un scrutin irréprochable et incontestable. Les forces loyalistes se sont empressées de suivre, bien que leur expérience historique, dont notamment celle du référendum de Bernard Pons en 1987 et de ses suites, aurait dû les inciter à la prudence. Dès lors, les indépendantistes ont logiquement appelé la population à la non- participation, ce qui s’est traduit par une abstention record de 56,13%, à laquelle il faut ajouter 1,43% votes blancs. Dans ce contexte, qui peut croire que le « Non » massif de 96,5% à l’indépendance aurait une quelconque valeur politique, et que les instances internationales s’en laisseront impressionnées ? Cependant, en refusant par la suite de rencontrer le ministre des outre-mer et de discuter quoique ce soit avec les autres partenaires avant les prochaines élections présidentielles, alors que le délai pour régler la suite court pendant seulement 18 mois, le FLNKS n’a, lui non plus, honoré la mémoire des pourparlers entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur. Les torts dans cet imbroglio sont donc quelque peu partagés, et il importe à présent de répondre à la question de savoir comment, malgré ce véritable gâchis, raviver et prolonger la dynamique de résolution pacifique du conflit déclenchée par les Accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa.
Lorsque l’on examine de près les résultats des trois référendums successifs de 2018, 2020 et 2021, on ne peut qu’être frappé par une constance remarquable : en 2018 et 2020, le vote dans la Province Sud est pour environ trois quarts en faveur du maintien dans la république, tandis que les Provinces Nord et des Îles se prononcent à peu près dans les mêmes proportions en faveur de l’indépendance. Les taux respectifs d’abstention lors du troisième référendum en 2021 semblent encore accentuer le phénomène. Ce constat d’un profond fossé entre provinces - malgré quelques « enclaves » électorales de part et d’autre (Thio, Yaté, Île des Pins, Koumac et Pouembout) - peut constituer le point de départ pour un nouveau processus de négociation entre loyalistes, indépendantistes et l’Etat, et pour une architecture institutionnelle entièrement nouvelle. Esquissons brièvement les contours d’un tel projet.
Il est envisageable et réaliste d’organiser, assez rapidement, trois référendums d’autodétermination simultanés, un dans chacune des trois provinces, cette fois-ci sans corps électoral spécifique. Il n’est guère hasardeux d’en pronostiquer les résultats : la Province Sud souhaiterait, très probablement à une majorité plus que confortable, rester française, tandis que les deux autres provinces opteraient, à une majorité peut-être encore plus large, pour un Kanaky indépendant. Est-ce que cela romprait avec la volonté clairement affichée de Tjibaou et Lafleur de rester tous ensemble, quel que soit le résultat du processus de paix ? Oui, si les choses devaient en rester là. Non, si le dispositif référendaire intégrait un mécanisme d’enchevêtrement des deux entités - la Province Sud restée française et Kanaky – par le partage d’une part substantielle de leurs souverainetés respectives, en la déléguant à une organisation supranationale à fonder en même temps et ex nihilo : une Union franco-kanak, s’inspirant un tant soit peu de l’indéniable success story qu’est l’Union européenne. Sauf qu’elle ne comporterait que deux membres et formerait de ce fait une intégration supranationale d’un type inédit dans les relations internationales : bilatérale et hybride (car intégrant un Etat souverain et une collectivité infranationale).
Une telle dynamique nouvelle devrait d’abord délimiter les compétences qui resteraient du ressort exclusif des deux membres. On peut supposer que l’application du principe de subsidiarité fasse notamment sens dans les domaines suivants : économie et finances, fiscalité, emploi et affaires sociales, culture, enseignement et formation professionnelle, sport et jeunesse, une partie des affaires coutumières, police et sécurité intérieure, justice, santé, tourisme, aménagement du territoire, handicap, télécommunications et audiovisuel. Cela n’empêcherait nullement une concertation, voire une certaine harmonisation, à l’échelon supranational, sur le modèle de ce qui se pratique dans l’Union européenne en matière de politiques publiques non communautarisées.
D’autre part, en plus de l’indispensable libre circulation des personnes, biens, services et capitaux, il y aurait des politiques et compétences intégralement mises en commun au niveau supranational, dont en tout premier lieu l’exploitation des matières premières, y compris les terres rares et surtout le nickel. Le partage de celui-ci fut la pierre angulaire des négociations de 1998, aboutissant au Protocole de Bercy comme préalable à l’Accord de Nouméa, et pourrait faire l’objet d’un nouvel arrangement institutionnel spécifique, en s’appuyant sur le Fonds nickel et en s’inspirant entre autres de la première des Communautés européennes : la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), initiée par les visionnaires Jean Monnet et Robert Schuman quelques années seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une politique supranationale commune et unique s’imposerait sans doute aussi pour l’agriculture et les ressources halieutiques (y compris la gestion de la ZEE), la protection de l’environnement et la transition écologique, l’innovation technologique, ainsi que l’énergie et les transports.
Quant à la monnaie, elle devrait indubitablement constituer un bien commun partagé. Le Franc pacifique pourrait éventuellement faire l’affaire, même pour un futur Etat Kanaky, car après tout de nombreux pays du monde ont introduit une monnaie étrangère sur leurs territoires (États fédérés de Micronésie, Îles Marshall, Monténégro, Equateur, Timor Oriental, etc.), ne serait-ce que pour juguler l’inflation et empêcher les mouvements spéculatifs. L’idéal, ne serait-ce que sur le plan symbolique, résiderait toutefois dans l’adoption d’une nouvelle monnaie commune, ce qui impliquerait la création d’une banque centrale supranationale. Comme je l’ai proposé il y a dix ans lors d’un colloque à Nouméa, il serait dans les deux cas judicieux d’abandonner le taux de change fixe par rapport au seul Euro (actuellement géré par l’Institut d’émission d’outre-mer) qui pénalise trop l’économie calédonienne, au profit d’un peg ajustable vis- à-vis une corbeille pondérée de plusieurs monnaies librement fluctuantes sur le FOREX et émises par les Etats avec lesquels l’archipel commerce le plus (Euro, Dollars australien, néo-zélandais et américain, Won, Yen), à l’image de la politique monétaire en vigueur à Fidji. Et puis, en raison de l’étroite imbrication des économies des actuelles trois provinces un système de péréquation automatique – qui n’existe pas, hélas!, dans l’Union monétaire européenne - s’avérerait dans les deux cas souhaitable, voire essentielle, afin d’atténuer quelque peu les effets des évolutions forcément disparates en termes de gains de productivité qui ne manquent pas de se produire au sein de tout espace monétairement commun mais politiquement fragmenté.
L’un des enjeux des plus sensibles demeure la défense et la sécurité. Le Pacifique se mue de plus en plus en principal terrain d’affrontement entre les deux superpuissances hégémoniques à l’échelle mondiale que sont les USA et la Chine populaire, un conflit qui va probablement encore considérablement se durcir à l’avenir. Les Océaniens, quels qu’ils soient, risquent tout simplement d’être emportés par le tsunami qui s’annonce, s’ils ne prennent garde de se protéger. C’est la raison pour laquelle tous les citoyens de l’archipel partagent des intérêts sécuritaires identiques, a fortiori si l’on tient compte des énormes réserves de nickel, un métal désormais hautement stratégique attirant toutes les convoitises. Dans le cadre d’une Union franco-kanak, une armée et une politique étrangère et de sécurité réellement communes, c’est-à-dire totalement intégrées, s’avéreraient donc primordiales. L’armée française en constituerait sans doute la charpente, en termes d’infrastructure, d’équipement, de technologie, de dissuasion, de projection, et aussi de financement, avec des apports substantiels de Kanaky dans d’autres domaines. Il va sans dire que de nouvelles alliances militaires ne pourraient être conclues que d’un commun accord, tout comme les grandes orientations en matière de politique et de commerce internationaux devraient être définies et appliquées conjointement à l’échelon supranational. Cependant, cela n’empêcherait nullement les deux membres d’adopter, à leur niveau, des politiques étrangères différenciées à la marge (après consultation et harmonisation mutuelles) - par exemple en matière de votes à l’Assemblée générale des Nations Unies et au sein d’autres organisations internationales, d’aide au développement, ou de politique environnementale internationale - à condition qu’elles n’aillent pas à l’encontre des intérêts vitaux de l’autre partie.
De toute évidence, les institutions d’une telle Union supranationale pourraient facilement être mises en place : pour l’essentiel il suffirait de hisser à l’étage supranational, moyennant quelques adaptations mineures, les Congrès, Gouvernement collégial et Sénat coutumier déjà existants. Au niveau des entités membres, la Province Sud, qui conserverait le statut de collectivité française, garderait et ajusterait ses institutions délibérative et gouvernementale actuelles, et Kanaky fusionnerait celles des Provinces Nord et des Îles Loyauté d’aujourd’hui. Les deux niveaux politiques s’occuperaient respectivement des compétences politiques ébauchées plus haut. Quant à la justice, elle ferait l’objet d’une réorganisation, avec notamment l’introduction d’une cour de justice supranationale. Il relèverait de la plus grande importance que le respect de la démocratie et de l’état de droit soit garanti par les deux parties, et que toute dérive, analogue à celle en cours du côté de la Hongrie et de la Pologne au sein de l’Union européenne, soit immédiatement et sévèrement sanctionnée. Cela impliquerait particulièrement une impeccable protection des minorités ethniques des deux côtés, y compris en matière de droit coutumier kanak et de régime foncier.
La mise en œuvre d’un tel projet de divorce-remariage simultané, à conclure irrévocablement, c’est-à-dire en renonçant expressément à toute possibilité d’exit et sans limite dans le temps, constituerait certainement un défi politique non négligeable. Les éléments les plus radicaux des loyalistes et des indépendantistes ne l’accepteraient probablement pas. L’Etat peut-être pas non plus, car il n’est pas exclu que le prochain gouvernement, s’écartant lui aussi de la neutralité requise, ne soit tenté de miser sur l’acquis du court terme au détriment d’une vision s’inscrivant dans la longue durée. Toutefois, les options pour sortir durablement du présent impasse ne sont finalement pas si nombreuses. Le conflit néo-calédonien ne peut être résolu, et une paix pérenne instaurée, que par une dynamique renouvelée qui tient compte à la fois de l’aspiration irrépressible à la souveraineté de l’immense majorité des populations de deux provinces, de l’attachement viscéral à la république française des citoyens de la troisième dans les mêmes proportions, et du sentiment partagé par tous les citoyens d’appartenir néanmoins, envers et contre tout, à une même communauté de destin.
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