La «drôle» de guerre (2) edit

11 juillet 2023

Face aux nombreux échecs, le pouvoir militaire russe est obligé à l’automne 2022 de revoir sa stratégie tandis que le pouvoir politique repense cette guerre dans un affrontement plus ouvert avec l’Occident. Le général Sourovikine en charge des opérations en Ukraine est démis par Poutine au profit du général Guerassimov, chef d’état-major de l’armée russe, rappelant les conduites militaires menées pendant la seconde guerre mondiale[i]. Les forces officielles russes sont renforcées par les milices Wagner qui, fortes d’une efficacité sur le terrain sachant se mettre en scène dans les médias, revendiquent peu à peu un statut à part entière.

Ce groupe paramilitaire se réclamant d’une idéologie panslaviste, fondé en 2014 par Prigojine, ancien repris de justice et homme d’affaire maffieux proche des réseaux silovki pétersbourgeois de Poutine, se donne comme une société militaire privée mais est de fait une antenne du ministère de la Défense, en charge d’assurer les intérêts extérieurs de la Russie. Le ministère russe de la Défense a fourni aux paramilitaires différentes bases d’entraînement, une rupture fondamentale dans les annales de l’armée russe toujours considérée comme seul monopole d’État. Composé de plusieurs milliers de mercenaires, parfois vétérans des guerres de Tchétchénie, Wagner s’est illustré dans l’aide à la prospection minière en Afrique, présent au Mali comme en Libye, mais aussi au Venezuela dans la garde du président Nicolas Maduro, avant de devenir vraiment actif militairement au Donbass. Malgré de nombreuses pertes (près de 10 000 mercenaires auraient déjà péri en Ukraine), le groupe s’est élargi en recrutant plusieurs dizaines de milliers de repris de justice, criminels dangereux sortis de prison dans le cadre d’une nouvelle mobilisation partielle pour rejoindre les différents fronts ukrainiens. Désormais considéré en Occident comme une organisation criminelle, Wagner est aussi sanctionné pour ses crimes de guerre en Afrique comme en Syrie.

Les mercenaires de Wagner sont associés à certains des crimes de guerre perpétués par l’armée russe en Ukraine. Ils ont participé en février et mars 2022 aux massacres de Boutcha et d’autres localités au nord de Kiev, en proie aux viols et aux pillages, où nombre de civils ukrainiens sont assassinés dans le dos. Les témoignages sont glaçants. « D’abord, le matin ou l’après-midi, les soldats vérifiaient qui vivait dans les maisons. Puis ils revenaient le soir, tuaient les éventuels hommes du foyer, pillaient l’argent et les objets précieux. Ils mangeaient et buvaient ce qu’ils trouvaient dans la maison et, quand ils étaient saouls, ils violaient les filles et les femmes. Même en présence d’enfants. […] Les jeunes filles que je prends en charge n'ont plus de dents : les Russes les leur ont cassées, en plus de les avoir violées. Pourquoi ? Par barbarie pure ? Pour les empêcher de parler ? Je ne comprends pas… » (Margaux Benn, Le Figaro, 4 avril 2022).

La récente épopée les 24 et 25 juin derniers de Prigojine et ses troupes remontant vers Moscou pour recréditer ses forces ne relève pas vraiment d’un putsch mais d’une nouvelle guerre des chefs. Wagner est en conflit ouvert avec son commanditaire direct Sergueï Choïgu, ministre de la Défense[ii]. Général d’armée et co-fondateur du Parti de Poutine « Russie Unie » en 2003, ce dernier détient le record de longévité en tant que ministre de la Fédération de Russie et membre fidèle de son gouvernement depuis près de trente ans. Excédé par les dérives de Wagner et désireux d’en reprendre le contrôle, il est en retour accusé d’incompétence.

Dans un contexte d’apathie généralisée d’une société russe muselée mais aussi lessivée par la propagande au quotidien, Prigojine souhaite à la fois rassurer ses troupes mais aussi occuper une place sur la scène publique face à Poutine qui le menace ouvertement pour ensuite rapidement l’absoudre en lui offrant une porte de sortie chez son complice biélorusse. Cette crise a mis à jour au Kremlin une compétition de chefs autour du monopole de la violence légitime en temps de guerre. La prise d’une mégapole de 13 millions d’habitants comme Moscou, restée insouciante, par une colonne de blindés masqués relevait plus d’une scène surréaliste médiatisée que d’un véritable enjeu militaire. Même si elle comporte à terme un prix politique à payer pour un pouvoir russe déstabilisé.

Cette guerre des gangs se joue sous toile de fond de transactions financières, prix à payer à toute guerre. Wagner est devenu le fer de lance de la Russie en matière aussi de guerre économique. Certaines régions d’Afrique centrale ont été le terrain privilégié de ses actions pour non seulement y déloger la France au Mali mais s’emparer de ressources minières et y concurrencer la Chine au travers différentes entreprises de Prigojine comme Midas Resource et Diamville, spécialisées dans les transactions d’or. La Chine est mise en porte à faux, entre son soutien à la Russie et la nécessité d’être dans un double-jeu pour à la fois revendiquer un principe de non-ingérence dans le conflit tout en poursuivant l’achat de pétrole et gaz russe dont elle dépend, sans devoir risquer des sanctions américaines. Mais aujourd’hui les pertes militaires sont jugées aujourd’hui trop importantes pour Wagner, soucieux de contreparties à ses nombreux investissements à l’étranger. 

[1] Voir Yves Boyer, « La guerre en Ukraine : la mêlée sanglante », dans le dossier Ukraine entre Est et OuestQuestions internationales, 118 avril-mai 2023.

[2] Voir à ce sujet l’analyse de l’historien Timothy Snyder, « Prigozhin’s March on Moscow : Ten lessons from a mutiny », 26 juin  2023.