Le vilain petit Qatar excommunié edit
Le blocus récemment infligé au Qatar par l’Arabie saoudite et ses clients émirati et bahreini a surpris par sa vigueur. Si les pauvres travailleurs immigrés sont souvent victimes d’expulsions en bloc, c’est rarement le cas de riches privilégiés comme les Qataris. Les membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), pour n’être pas toujours en accord, ne sont pas coutumiers de mesures aussi extrêmes entre eux.
Même si la région est coutumière de réconciliations spectaculaires, sinon éphémères, les divergences remontent à plusieurs années et sont assez profondes pour durer. Non seulement la péninsule arabique est un ensemble complexe, où les facteurs d’unité ne sont pas si nombreux, mais beaucoup de pays, proches ou lointains sont impliqués dans le conflit. Est-ce un hasard si le blocus a été instauré quelques jours après la visite à Riyadh du président des États-Unis ?
L’accusation de soutien au terrorisme
En Orient, il est devenu banal de s’accuser de soutenir le terrorisme. En fait, il n’est pas de gouvernement dans cette région qui n’ait, à un moment ou à un autre, favorisé la propagation de l’extrémisme religieux, ou apporté un soutien direct ou indirect à des groupes violents.
En matière de soutien au terrorisme, les responsabilités sont donc nombreuses et variées. Au cours des dernières décennies, si l’exploitation de l’islam à des fins politiques a pris de l’importance, c’est en grande partie aux pays de la péninsule arabique qu’elle le doit. Si beaucoup de pays musulmans ont laissé les idéologies fondamentalistes pénétrer leur système d’enseignement, les monarchies du Golfe ont été jusqu’à confier l’ensemble du secteur éducatif à des religieux obscurantistes. Compte tenu des moyens financiers disponibles (pour l’Arabie saoudite, 6 à 7 milliards de dollars par an, selon Pierre Conesa, Docteur Saoud and Mr. Djihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite) et de son rôle en tant que gardienne des Lieux saints de l’islam, la propagation des idéologies extrémistes touche presque tous les musulmans. Face à des peuples démunis et faiblement éduqués, les aides ont joué un rôle essentiel. Cela a aussi fonctionné en Europe, où la Belgique a pris tardivement conscience des effets de la sous-traitance de la gestion de l’islam, qu’elle a offerte imprudemment à l’Arabie saoudite (le Vif-l’Express n°20 du 19 mai 2017).
Une analyse réalisée par un groupe d’experts de Freedom House (Saudi Arabia: Curriculum of Intolerance) a mis en évidence la violence des concepts intolérants véhiculés de la manière la plus officielle dans les manuels scolaires. Il est difficile de ne pas établir un lien entre ces pratiques et le développement du terrorisme. Bien avant le 11 septembre 2001 (où les fanatiques de nationalité saoudienne ont joué un rôle éminent), la prise de la grande mosquée de La Mecque en 1979, qui n’a été reconquise qu’avec l’appui de gendarmes français, a bien montré la prégnance de cette idéologie dans le royaume, qui en a ainsi été sa première victime.
Sa réponse et celle des autres monarchies pétrolières a été d’exporter le terrorisme pour ne pas avoir à le confronter chez soi. Elles ont ainsi joué au pompier pyromane, finançant les extrémistes en faisant semblant de les combattre. La hausse des prix et la dépendance au pétrole des nations développées a longtemps favorisé leurs entreprises. Cette duplicité a été acceptée par les puissances occidentales, jusqu’à ce que le terrorisme frappe New-York et les grandes villes européennes. Et même après cela, il n’y a pas eu beaucoup d’actions concertées pour s’attaquer aux racines du mal.
Washington et les autres capitales occidentales n’ont pas eu d’état d’âme à apporter leur protection aux pays arabes du Golfe en leur vendant des armes et en y installant des bases militaires. L’Arabie saoudite a ainsi pu continuer à subventionner ses « charities » au rôle ambigu et à offrir des mosquées « clés en main » servies par des imams fondamentalistes. Le petit Qatar a été plus voyant en ouvrant sa chaîne de TV Al Jazirah à des prédicateurs violents et en finançant les actions des Frères musulmans en Égypte, en Syrie et à Gaza.
Même les pays occidentaux sont considérés comme responsables du terrorisme, notamment dans la presse arabe, qui ne se gêne pas pour souligner leur manque de vigilance, sinon leur complaisance vis-à-vis des islamistes turcs et des groupuscules terroristes européens, parfois bien connus de la police mais laissés en liberté.
Depuis peu, la fin prévisible de l’ère du roi pétrole explique la nervosité des monarchies pétrolières. La paix sociale ayant été achetée à un prix élevé, les désormais inévitables restrictions la mettent en péril. La construction d’une économie « dépétrolisée » se heurte aux faibles capacités d’adaptation de la population autochtone, habituée à consommer moderne, mais pas à produire de même. Les qualifications ne sont pas au niveau des rémunérations, mais des habitudes ont été prises. Face aux inévitables restrictions et à l’impopularité qui va en résulter, la prégnance de l’extrémisme religieux fait peur aux dirigeants. En effet, ils ont de bonnes raisons de redouter les effets de la politisation de l’islam qu’ils ont encouragé pendant des décennies. Sauf au Qatar et nous allons voir pourquoi, ils veulent donc juguler la contestation qui se prépare et notamment se débarrasser des Frères musulmans, qu’ils estiment les plus menaçants.
En Arabie, l’inquiétude est à son maximum. Même si leur effectif est probablement surestimé par les statistiques officielles, les Saoudiens sont trop nombreux (près de 20 millions) pour recevoir encore longtemps de généreux subsides. Peu d’observateurs estiment que la politique de fuite en avant développée par le prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS) et sa Vision 2030 sont en mesure de porter leurs fruits. Alors que peu a été fait pour favoriser la modernisation de la société, il va être difficile à une population traditionnaliste d’occuper les postes de travail offerts par une économie développée. Le gouvernement n’étant plus en mesure de gouverner le prix du pétrole, des mesures très impopulaires sont inévitables à moyen terme et le régime craint de ne pas pouvoir y résister.
Ce n’est pas le cas du Qatar qui a assez de gaz (13% des réserves mondiales de gaz naturel, au 3e rang mondial) pour continuer à subsidier une population autochtone peu importante (200 à 300 000 habitants). Il peut poursuivre sa politique clientéliste au niveau international, rayonner sur le monde arabe avec la chaîne Al Jazira, afin de se dédouaner vis-à-vis des contestataires. Bien que la famille régnante soit de tradition wahhabite, elle pense que son intérêt est de rester généreuse avec les Frères musulmans dans leurs entreprises violentes, à Gaza, en Égypte et partout où la secte est parvenue à s’implanter, ce qui ne peut que déplaire fortement à ses voisins et explique leur réaction.
La montée de l’instabilité dans la péninsule arabique
Pour autant que les chiffres soient fiables, la péninsule compte actuellement 71 millions d’habitants, dont 21 millions d’étrangers (29%), principalement des travailleurs immigrés de sexe masculin. Les pays les plus riches ont leur syndicat, le Conseil de coopération du Golfe (le Yémen est le seul pays de la péninsule à ne pas en faire partie, ce qui n’est pas le fait du hasard).
Pendant longtemps, leur objectif a été de jouir paisiblement de leurs richesses. À l’exception de la propagande religieuse, ils ont mené une politique du carnet de chèques discrètement pro-occidentale, modérant leur militantisme propalestinien et évitant de prendre parti dans les nombreuses querelles entre pays arabes. Mais depuis quelques années, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de dynastes est marquée par des interventions plus actives, qui prennent une dimension conflictuelle, au moment où plusieurs gouvernements sont déstabilisés par les mouvements de contestation qui se développent au Proche Orient et au Maghreb.
En se lançant dans des initiatives intempestives dans le sud-arabique, le gouvernement de Riyadh pourrait avoir surestimé ses forces. Bien qu’elle bénéficie d’un budget plus élevé que la française, son armée n’est pas en mesure de venir à bout de ses adversaires. Les 27 millions de Yéménites représentent 38% de la population de la péninsule (presque autant que l’Arabie saoudite), mais seulement 2% de son PIB (2500$ pour le PIB/h). L’Arabie saoudite voisine étant à 51000$/h, il s’agit d’un des contrastes de revenu les plus importants, sinon le plus élevé du monde. Compte tenu des quatre décennies de rente pétrolière qui ont bien alimenté les pays du CCG, on aurait pu s’attendre à un peu plus développement et à un peu moins de bombardements en Arabie heureuse (Arabia felix).
Le conflit entre chiites et sunnites
Beaucoup d’observateurs mettent cette relance des conflits sur le compte d’une résurgence de l’antagonisme ancestral entre sunnites et chiites, qui remonte à une guerre de succession du 7e siècle. Comme le président Trump, ils ont tendance à incriminer l’Iran, ce qui n’est pas inexact, mais serait une simplification de la réalité.
Bien que les données ne soient pas vraiment fiables, la péninsule compterait plus de 20 millions de chiites (soit près de 30% de la population). Ils sont relativement nombreux, mais divisés en sectes locales qui n’ont pas eu beaucoup de relations entre elles au cours de l’histoire, avant la révolution iranienne de 1979, qui a généré une poussée de propagande. Puis la réaction sunnite a réactivé le conflit, notamment en Irak et en Syrie avant de se propager à toute la région.
La paranoïa wahhabite contre les chiites a aussi et surtout une explication géopolitique. La province orientale du Hasa, où les chiites sont nombreux, sinon majoritaires, recèle la quasi-totalité des ressources pétrolières du royaume. Comme le gouvernement de Riyadh traite mal ses « hérétiques », il redoute des réactions hostiles, qui seraient soutenues par l’Iran. C’est pourquoi il n’a pas tergiversé pour intervenir au Bahrein, où la dynastie sunnite est contestée par la majorité chiite de la population (70%). Ceux-ci sont aussi nombreux au Koweit (40%) et en Oman (73%), deux autres membres du CCG qui n’ont pas pris parti pour Riyadh dans sa querelle avec le Qatar.
Sur le fond, l’Arabie saoudite craint d’être engagée dans une confrontation inégale, géopolitique bien plus que religieuse avec l’Iran, surtout depuis qu’il s’est ménagé des alliés et des clients dans presque tous les pays du voisinage : Irak, Syrie, Liban, Palestine, Yémen. Cette paranoïa de l’encerclement est mauvaise conseillère et risque de produire les résultats que précisément Riyadh cherche à éviter : un affaiblissement durable du royaume, car les gros chèques se raréfient et avec eux le pouvoir d’influencer discrètement les gouvernements étrangers.
C’est précisément la politique inverse que poursuit le Qatar, en gardant de bonnes relations avec l’Iran, avec qui il partage le gisement de gaz colossal de Pars et en entretenant son réseau d’amitié avec les Frères musulmans sans pour autant cesser d’arroser les élites occidentales.
L’internationale des Frères musulmans (Ikhwan)
En divisant le camp sunnite, ceux-ci ont introduit un nouveau clivage qui tend à devenir plus sensible que les autres, compte tenu de la pression exercée sur les gouvernements par les groupes fondamentalistes. Le conflit entre le Qatar et ses voisins montre les divisions à l’intérieur du groupe intégriste entre salafistes et Frères musulmans. Bien qu’elle s’en défende, la confrérie n’a pas renoncé à la violence. Elle possède surtout une capacité de mobilisation inégalée dans une partie du monde musulman, qui lui permet de faire bonne figure dans les consultations électorales, comme la preuve en a été faite en Egypte, en Tunisie et au Maroc.
Elle dispose aussi d’une influence déterminante en Turquie. Ce n’est pas par hasard qu’Erdoğan, dont le fil rouge en politique extérieure est un soutien inconditionnel aux Frères musulmans, soutient le Qatar, sans craindre que ses interventions n’aboutissent au même résultat désastreux qu’en Syrie. À l’intérieur, la politique suivie depuis l’arrivée au pouvoir des islamistes en 2002 montre assez bien comment la démocratie peut être manipulée par une idéologie qui veut au contraire la détruire. À ce titre, l’aveuglement des puissance occidentales, qui ont cru qu’il pouvait y avoir des démocrates-islamistes comme il y a des démocrates-chrétiens, devrait servir de leçon, y compris dans la gestion des multiples associations que la confrérie développe en Europe occidentale pour y propager sa vision de l’islam politique.
Ne pas prendre parti
Dans la péninsule arabique comme dans la plus grande partie du Moyen Orient, il n’existe pas de régime politique respectant les droits de l’homme ou désireux de les adopter. Dans la péninsule arabique, comme on peut le constater quotidiennement vis-à-vis des travailleurs immigrés, aucun d’entre eux ne respecte les valeurs de l’Occident et n’a l’intention de le faire, leur tendance étant plutôt de chercher à imposer les leurs en manipulant les musulmans européens.
C’est pourquoi le cadre initié par l’Union européenne, par exemple avec la politique de voisinage, a échoué. De leur côté, les États membres agissent à la remorque de leurs intérêts commerciaux, parfois électoraux, ce qui entraîne une double dépendance. D’une part, les ventes massives d’armes à des pays qui pourraient bien devenir hostiles présentent des risques de plus en plus élevés. D’autre part, il arrive que la diplomatie du chèque pratiquée par les émirs place une partie de la classe politique ou certains secteurs d’activité en situation de clientélisme. Au lieu de mener des politiques conjointes, les États membres se mettent en concurrence, ce qui les conduit à manquer de solidarité, comme on a pu le voir quand le petit Danemark a été boycotté parce qu’il avait publié les caricatures de Mahomet.
Bien qu’il soit trop long ici pour l’analyser, la politique américaine a fait bien pire en combinant des interventions désastreuses et les excès de complaisance vis-à-vis de soi-disant alliés, comme l’Arabie saoudite et la Turquie, qui manifestent leur gratitude en soutenant les extrémistes. En se portant avec enthousiasme aux côtés de Riyadh dans sa confrontation avec Téhéran, le président Trump a marqué son intérêt pour des avantages à court terme (des ventes d’armes qui tardent cependant à se concrétiser) au détriment du long terme (la stabilisation de la région en cessant d’alimenter ses conflits internes).
Il serait de l’intérêt commun de renoncer à ces initiatives inconsidérées et de ne plus se laisser manipuler. Comme on ne peut pas négliger sa géographie, il est impossible de ne pas entretenir de relations avec des pays aussi peu démocratiques. Mais il n’y a pas de raison de prendre parti entre des régimes également infréquentables et de choisir entre l’Arabie saoudite et le Qatar. Si l’Europe et les États-Unis doivent intervenir, ils doivent le faire en fonction des menaces.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)