Que faire de la puissance navale chinoise? edit
Lorsque les Européens associent Chine, puissance navale et sécurité maritime, il leur apparaît en image les îles artificielles militarisées apparues en mer de Chine du Sud depuis 2015, et dont les photographies aériennes ont circulé dans tous les médias. Ils songent ensuite aux problèmes de légalité internationale liés l’interprétation du droit de la mer, et au risque de conflit entre l’Armée Populaire de Libération (APL) et l’alliance nippo-américaine. Impossible alors de ne pas conclure aux difficultés pour l’Europe d’exercer une influence positive sur la sécurité maritime en Asie. Or dans le même temps, l’acquisition par la Chine d’une puissance navale affecte déjà les intérêts de l’Europe au-delà de la question du futur de l’ordre légal sur les océans.
Ainsi, l’Europe ne devrait pas feindre la surprise lorsque dans cinq ans, l’un des porte-avions de la marine de l’APL jettera l’ancre à Djibouti, où la Chine construit aujourd’hui sa première base à l’étranger. Une campagne de bombardement de la Chine dans le Golfe ou en Afrique Orientale semble aujourd’hui un scénario lointain et improbable. Mais des frappes aériennes conduites à partir d’un porte-avion ne sont déjà plus une impossibilité si un Etat demande à la Chine une assistance militaire pour reconquérir un territoire national, sur le modèle de l’intervention russe en Syrie, ou bien au sein d’une coalition multinationale munie d’un mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU. La Chine parle désormais ouvertement « d’opérations militaires autre que la guerre » au service de ses « intérêts à l’étranger » - le dernier terme est inscrit noir sur blanc dans de nombreux documents officiels depuis 2012 et inclut la protection des ressortissants et des investissements chinois.
La loi de décembre 2015 sur le contre-terrorisme prévoit ainsi la possibilité de la participation de l’APL et de la Police Armée du Peuple (PAP) dans des opérations à l’étranger. Avec une flotte de trois porte-avions – et certains analystes chinois anticipent que la Chine en construira peut-être six – la Chine aura davantage d’options pour peser sur les crises internationales.
Les porte-avions servent à remporter des batailles navales et à projeter de la puissance aérienne, mais aussi à la dissuasion, et pour envoyer des signaux diplomatiques. Lors d’un entretien récent à Pékin, un analyste militaire les décrivait comme « l’outil le plus proche de l’enseignement de Sun Tzu sur la soumission des adversaires sans combattre ». Il est facile d’imaginer un groupe aéronaval de l’APL organisant un périmètre de sûreté lors d’une opération d’évacuation de civils. Réponse standard aux crises dans les pays tiers dans lesquels résident de nombreux Chinois, Pékin a conduit 17 de ces évacuations en un peu plus d’une décennie. Or jusqu’à présent, celles-ci ont toujours été conduites à partir de théâtres d’opérations peu dangereux et ne nécessitant donc pas la supériorité aérienne.
Les porte-avions sont la facette la plus visible de la nouvelle puissance maritime de la Chine. Les médias chinois en font eux-mêmes un symbole de prestige. Or ils ne constituent qu’une partie infime de l’investissement massif de la Chine dans la construction navale et les sciences et technologies liées à la mer. Lors de son 18e Congrès, en 2012, le Parti Communiste élève la construction d’une « grande puissance maritime » au rang d’objectif stratégique national. Nul doute que cet automne, le prochain Congrès réaffirmera cet objectif dans des termes clairs, consolidant encore davantage le statut de la marine comme le service essentiel pour sécuriser la prochaine phase de la mondialisation économique du pays, caractérisée par des niveaux encore plus élevés d’investissement à l’étranger, de contrats de construction d’infrastructure et des prêts bancaires qui leur seront associés.
Publiée en 2015, la stratégie militaire officielle de la Chine décrit les océans comme un « domaine critique pour la sécurité », au même titre que l’espace et le cyber. Le texte adopte la notion de « protection en haute mer » (open seas protection) en complément de la « défense au large » (offshore defense), jusque-là le concept dominant la posture de défense maritime du pays, et centré sur ses intérêts de souveraineté. Une rumeur persiste sur la sortie prochaine d’un document officiel de stratégie maritime. Certaines questions fondamentales demeurent en suspens. Comment réconcilier la nouvelle route maritime de la Soie, reliant les ports chinois et européens, avec les tensions en mers de Chine de l’Est et du Sud ? La Chine doit-elle choisir entre puissance terrestre et puissance maritime ? La projection de puissance loin des côtes doit-elle devenir le concept central de la structure de la future marine, ou doit-elle privilégier la composante sous-marine de sa dissuasion nucléaire ? La défense de la route maritime de la Soie doit-elle déterminer la posture de la marine ?
Il reste qu’avec une marine de plus en plus puissante, la politique étrangère chinoise a davantage d’options – et la question du changement de la posture de sécurité de la Chine, de plus en plus globale, est d’une importance cruciale pour l’Europe. Un premier test a lieu à Djibouti, où la présence navale permanente de la Chine peut permettre une montée en gamme de la coopération sino-européenne. L’UE prévoit de porter à un niveau supérieur ses interactions existantes avec la marine chinoise. Elles sont limitées aujourd’hui à de modestes exercices navals annuels dans le Golfe d’Aden, dans le cadre de la lutte contre la piraterie, et à des escortes conjointes des convois maritimes du Programme Alimentaire Mondial vers la Somalie. Nul doute que cette coopération restera malgré tout modeste. Dans l’ensemble, la coopération avec la Chine dans des opérations militaires bénéfiques à la sécurité humaine est dans l’intérêt de l’Europe.
En outre, la construction navale chinoise est un défi économique pour l’Europe. La Chine a choisi de mener avec le monde entier une compétition acharnée pour le leadership en matière d’innovation, et c’est vrai aussi de l’économie maritime, l’une des priorités du 13e plan quinquennal chinois (2016-2020). L’administration océanique d’Etat et le ministère des Sciences et des Technologies viennent de publier une feuille de route détaillant les priorités en matière de recherche et de développement pour accélérer le progrès en matière d’innovation. L’ingénierie marine et les bateaux haute technologie sont l’un des dix secteurs prioritaires du plan « Made in China 2025 », le dernier projet en date du pays pour conquérir des positions de leadership global dans certaines industries clefs.
L’enjeu pour l’Europe est donc la compétitivité de long-terme de sa propre économie maritime. Autant en matière d’exportation de navires de guerre et de bateaux de croisière de luxe que des technologies d’exploration et d’exploitation des fonds sous-marins. De nombreux commentateurs voient le niveau technologique actuel de la Chine avec mépris, mais ils oublient la tendance linéaire au progrès et la détermination des autorités politiques à soutenir l’innovation. Le progrès de la Chine devrait persuader l’Europe d’adopter des politiques qui soutiennent la compétitivité industrielle.
La réponse de l’Europe – ou son absence – à ces tendances dépendra des choix à venir de la Chine sur sa stratégie maritime. Mais jusqu’à présent, celle-ci n’a pas eu besoin d’un plan stratégique complexe pour accomplir ces progrès et investir massivement dans le maritime – l’idée plutôt simple de devenir une puissance maritime a suffi.
Le pire des scénarios pour l’Europe est celui d’une Chine s’appuyant de plus en plus sur sa puissance navale au mépris du droit de la mer, et sans s’intéresser à la coopération internationale. Depuis l’arbitrage défavorable rendu en juillet 2016 sur la mer de Chine du Sud, la Chine a encore plus tendance à voir le droit de la mer comme un outil de domination de l’Occident, au lieu de le considérer comme un élément important de stabilité internationale. La décision chinoise d’ignorer le verdict du tribunal a créé un statu quo gênant pour tous. Elle a exposé un clivage international sur l’interprétation de la convention de Montego Bay. Ignorer ce clivage n’est pas une solution – le problème resurgira. En outre, il peut s’aggraver et prendre la forme d’une remise en cause encore plus directe du droit de la mer. En renforçant son engagement avec la marine chinoise, l’Europe doit chercher à tout prix à éviter ce scénario, dont le risque doit aussi l’amener à réfléchir sur ses propres capacités navales.
Une version anglaise de ce texte est disponible ici.
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