Bourdieu vs Boudon: une introduction edit

28 novembre 2023

Pierre Bourdieu et Raymond Boudon sont des sociologues contrastés, avec deux visions différentes de l’homo sociologicus. Il y a bien du vrai dans cette opposition. Mais il importe de connaître les perspectives, au-delà des caricatures.

De Bourdieu on peut dénigrer des prises de position très militantes, une déformation de la sociologie en « sport de combat », la présence contemporaine de nombreux demi-habiles se réclamant héritiers. De Boudon on peut décrier une faible présence dans le débat public, une exigence à faire de la sociologie une science, l’absence actuelle d’un nombre conséquent d’héritiers. Le premier serait, seulement, la figure de proue d’une gauche volontariste. Le second incarnerait la droite libérale. De cette rapide mise en parallèle, il faut simplement tirer une leçon : plutôt que se satisfaire des commentaires habituels, il importe de se plonger dans les textes. À cet effet, la lecture de deux courts ouvrages introductifs, parus à la fin des années 1990, dépassionne et synthétise les perspectives.

On pourrait débuter ce compte-rendu en écrivant qu’on ne présente plus Pierre Bourdieu (1930-2002) et Raymond Boudon (1934-2013). C’est cependant toute l’ambition de deux petits ouvrages, publiés au tournant du millénaire, que de nous proposer une introduction argumentée, utile au novice mais également au spécialiste, à l’œuvre de chacun de ces deux grands sociologues[1].

Bourdieu (1930-2002), influencé en particulier par la tradition marxiste, par Auguste Comte et par Emile Durkheim, s’intéresse à la domination, à la violence symbolique, à l’agent social et ses contraintes. Il s’inscrit dans une perspective « holiste », dans laquelle l’explication et l’analyse reposent sur des entités dépassant les individus. Boudon (1934-2013), influencé notamment par la tradition libérale, par Alexis de Tocqueville et par Max Weber, fait porter son attention sur l’action, sur les effets pervers, sur l’acteur social et ses rationalités. Il s’inscrit dans une perspective « individualiste », dans laquelle les phénomènes sociaux ne peuvent se comprendre qu’en prenant en compte les logiques individuelles. Le premier, très médiatique, est résolument engagé dans les débats sociaux. Le second, plus détaché du commentaire de l’actualité immédiate, prend rarement position publiquement. En tout cas les deux auteurs sont bien des « classiques » de la sociologie française contemporaine.

La domination dans tous ses états

Au nom de Bourdieu est attaché le pôle sociologique du « structuralisme génétique », c’est-à-dire de l’analyse des structures, de leur genèse et de leur capacité d’intériorisation chez l’individu. La société est pensée à travers le paradigme de la domination. Celui-ci explique (ou accompagne) la stabilité de l’ordre établi, l’adhésion des dominés, et la reproduction de l’ordre social.

Pour Bourdieu, comprendre l’espace social doit passer par la mise en évidence des antagonismes de classe. L’espace social, par nature conflictuel, est hiérarchisé par l’inégale distribution des capitaux (économique, culturel, social, symbolique). Les agents y sont disposés, dans des classes, en fonction du volume et de la structure de leur capital. Les classes dominantes sont caractérisées par l’importance du capital dont disposent leurs membres. Ceux-ci cherchent à se distinguer et assurent leur domination par la culture, qui passe elle-même par l’école. Les classes populaires se caractérisent par leur dépossession. Elles sont condamnées au « choix du nécessaire » et doivent s’adapter à cette nécessité. L’homo sociologicus bourdieusien est un agent social qui partage des « habitus » avec les autres individus de sa classe. La socialisation est caractérisée par la formation et l’assimilation de cet habitus, défini comme un ensemble de dispositions durables et transposables, acquis par l’individu et lui permettant d’organiser ses pratiques et représentations. Dans ce cadre, l’agent social est agi (de l’intérieur) autant qu’il agit (vers l’extérieur). Les plus dominés subissent, sans en être nécessairement conscients, une violence symbolique qui repose sur l’imposition, par les dominants, de catégories de perception du monde social. Les représentations dominantes constituent la « doxa », c’est-à-dire l’ensemble des croyances communes et des opinions établies.

L’objet de la sociologie, qui est une science à la démarche spécifique, est selon Bourdieu de mettre en lumière les structures des champs et les contraintes des agents sociaux. En rupture avec le sens commun et les idées préconçues, il s’agit d’une démarche scientifique à vocation critique. S’il doit éviter l’écueil du prophétisme (par exemple en passant à la télévision quelque soit le sujet), le sociologue peut, en dévoilant aux agents sociaux les ressorts de la domination, fournir des arguments mobilisables dans l’action politique.

L’individualisme méthodologique 

Au nom de Boudon est attaché le courant de « l’individualisme méthodologique » qui considère qu’un phénomène social doit être avant tout considéré comme la résultante des actions des acteurs sociaux. La nature profonde des phénomènes sociaux, parfois énigmatiques, est à rechercher dans l’agrégation des intentionnalités individuelles qui, en se composant, donnent lieu à des phénomènes collectifs.

L’individualisme méthodologique ne s’intéresse pas à l’action d’un individu particulier, mais à des acteurs individuels « typifiés », c’est-à-dire à des ensembles abstraits d’actions individuelles partageant un certain nombre de caractéristiques. La sociologie de l’action ne s’intéresse pas à la « personne » proprement dite mais avant tout à l’acteur social. L’homo sociologicus chez Boudon est intentionnel et relationnel. Ses actions et ses comportements sont motivés par des intentions qui font sens pour lui. La combinaison d’actions individuelles, toutes inspirées par de « bonnes raisons », peut produire des effets non recherchés, positifs et/ou négatifs.

Rejetant les déterminismes et les dogmatismes globalisants, Boudon cherche à donner des bases scientifiques à la sociologie, en effectuant un va-et-vient permanent entre l’observation des faits et l’analyse théorique, entre les modélisations et les données empiriques. Connu pour ses analyses des effets d’agrégation, qualifiés dans certaines configurations de pervers, il a souligné le caractère contre-productif de la démocratisation, toute choses égales par ailleurs, du système scolaire.

La sociologie de Boudon est également une sociologie de la connaissance. Il s’agit de mettre au jour les raisons de l’adhésion à des valeurs, à des principes, à des idéologies, à des croyances. Le propos n’est jamais de justifier mais bien de comprendre la diffusion d’idées, plus ou moins reçues, plus ou moins vraisemblables. La démarche consiste à reconstruire le sens de la croyance pour l’acteur, en faisant un postulat de rationalité, c’est-à-dire en mettant en évidence un système plausible de raisons, plus ou moins complexes, provoquant et justifiant l’adhésion.

De nombreux éléments méthodologiques, théoriques et politiques opposent les deux auteurs dont l'œuvre est ici introduite et commentée. Chacun peut voir, à la lecture, ce qui les sépare et ce qui peut, éventuellement, les rapprocher. Les deux méritent en tout cas d’être connus et lus, discutés et utilisés. Car ces deux sociologies ont pour objectif commun, exprimé différemment, de dépasser le sens commun et les idées reçues. Elles envisagent d’apporter des clarifications sur ce qui peut être opaque, énigmatique et idéologique. Toutes deux contribuent à « éclairer » la réalité, à créer du savoir sur les phénomènes sociaux.

[1]. Patrice Bonnewitz, Premières leçons sur la sociologie de Pierre Bourdieu, Paris, PUF, coll. « Major », 1997 ; Michel Dubois, Premières leçons sur la sociologie de Raymond Boudon, Paris, PUF, coll. « Major », 2000.